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Structure
  1. L’école du Kogidō et Jinsai
  2. Qu’est-ce que le Dōjimon et pourquoi ce format dialogué?
  3. Comment Jinsai révolutionne-t-il l’enseignement confucéen?
  4. Quelles sont les critiques philosophiques majeures dans le Dōjimon?
  5. Le concept de « publicité » est central dans le Dōjimon
  6. Comment le Dōjimon influence-t-il la modernisation du Japon?
  7. Le renversement des valeurs
    1. La critique du néo-confucianisme
    2. La référence à Yao et Shun
    3. L’essence pédagogique
    4. Implications
    5. Le paradoxe de Jinsai
  8. Autre exemple
    1. Éthique de la vie ordinaire
    2. La question rhétorique finale
  9. Quelle pertinence le Dōjimon conserve-t-il aujourd’hui?
  10. Quelles limites peut-on identifier dans l’approche du Dōjimon?
  11. Le Dōjimon et la transformation de la philosophie est-asiatique
  12. Sources et références
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Le Dōjimon : un dialogue pédagogique dans la philosophie confucéenne

  • 19/10/2025
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Au Japon du XVIIe siècle, un philosophe confucéen révolutionne l’enseignement de la sagesse chinoise en créant un manuel sous forme de questions d’enfants. Le Dōjimon d’Itō Jinsai incarne une approche radicalement nouvelle où la philosophie descend de son piédestal pour s’ancrer dans le quotidien.


L’école du Kogidō et Jinsai

Face à l’école de Yamazaki Ansai qui défend de l’autre côté de la rivière l’orthodoxie néo-confucéenne, Jinsai choisit une voie radicale. Plutôt que d’imposer des doctrines abstraites venues de Chine, il compose un manuel où des élèves posent des questions simples sur la vie morale. Le Dōjimon se présente comme une condensation de ses doctrines philosophiques sous forme de questions-réponses pour l’usage en classe. Cette approche pédagogique marque une rupture avec deux siècles d’enseignement confucéen autoritaire au Japon.

Le Dōjimon ne se contente pas de transmettre des préceptes moraux. Il incarne une révolution philosophique qui replace l’humain et ses questionnements quotidiens au centre de la sagesse confucéenne. Comment un texte de « questions d’enfants » a-t-il pu bouleverser la philosophie japonaise et influencer des générations de penseurs jusqu’à aujourd’hui ? Cette œuvre méconnue en Occident révèle une approche du confucianisme qui résonne étrangement avec nos préoccupations pédagogiques contemporaines.

En 2 minutes

• Le Dōjimon (1693) est un manuel philosophique d’Itō Jinsai présenté sous forme de dialogue entre maître et élèves

• L’œuvre rejette le néo-confucianisme autoritaire pour revenir aux textes originaux de Confucius et Mencius

• Jinsai y défend une philosophie pratique centrée sur la vie quotidienne plutôt que sur des abstractions métaphysiques

• Le texte privilégie une approche rationnelle de la morale contre l’autoritarisme politique de l’époque Tokugawa

• Son influence perdure dans la pédagogie japonaise moderne et la conception de l’éthique publique

Qu’est-ce que le Dōjimon et pourquoi ce format dialogué?

Le Dōjimon, publié en 1705 mais rédigé vers 1693, appartient à la trilogie des œuvres majeures d’Itō Jinsai avec le Gomō jigi (Les Significations des termes dans les Analectes et le Mencius) et le Rongo kogi (Signification ancienne des Analectes). Le Dōjimon, traduit comme « Questions des enfants » ou « Questions From Children », date de 1705.

Le terme dōji (童子) désigne littéralement un « enfant » ou un « jeune garçon », tandis que mon (問) signifie « question » ou « interrogation ». Ce titre révèle l’essence même de l’ouvrage : un enseignement philosophique qui part des questionnements les plus simples et directs. Le philosophe de Kyoto imagine des élèves débutants posant des questions fondamentales sur la nature humaine, la morale et la société.

Le texte est composé de dialogues destinés aux étudiants, où Jinsai condense ses doctrines philosophiques principales. Cette méthode pédagogique reflète la conviction profonde de Jinsai que la philosophie doit être accessible et pratique. Contrairement aux traités abstraits du néo-confucianisme officiel, le Dōjimon adopte un ton conversationnel qui permet d’explorer les concepts philosophiques à travers des situations concrètes.

Comment Jinsai révolutionne-t-il l’enseignement confucéen?

Pour comprendre la portée révolutionnaire du Dōjimon, il faut imaginer le Japon de l’époque Tokugawa comme une société rigidement stratifiée. Le néo-confucianisme de Zhu Xi, doctrine officielle du shogunat, justifie l’ordre social en quatre classes (samouraï, paysan, artisan, marchand) et prêche la soumission absolue à l’autorité.

Jinsai critique les enseignements du philosophe chinois de la dynastie Song Zhu Xi (1130-1200) et préconise plutôt une vision philosophique basée sur la compréhension des significations des termes clés dans les Analectes et le Mencius. Dans le Dōjimon, cette critique prend la forme d’un retour aux sources. Plutôt que d’accepter les interprétations métaphysiques complexes du néo-confucianisme, Jinsai propose une lecture directe des textes originaux de Confucius et Mencius.

L’analogie la plus éclairante serait celle d’un professeur moderne qui remplacerait un manuel scolaire abstrait par des conversations socratiques. Au lieu de mémoriser des définitions du bien et du mal, les élèves explorent ces concepts à travers leurs propres expériences. Jinsai considère que la question centrale est comment on doit se conduire dans la vie quotidienne.

Notions clés

• Kogigaku (古義学) : « Étude de la signification ancienne », méthode de Jinsai pour retrouver le sens originel des textes confucéens

• Ichigenki (一元気) : « Force génératrice unitaire », concept métaphysique de Jinsai désignant l’énergie créatrice universelle

• Jindō (人道) : « La Voie humaine », par opposition à la Voie céleste, centrée sur les relations humaines concrètes

• Jin (仁) : « Bienveillance » ou « humanité », vertu cardinale du confucianisme réinterprétée par Jinsai

• Ri (理) et Ki (気) : « Principe rationnel » et « force matérielle », dualisme néo-confucéen que Jinsai rejette

Quelles sont les critiques philosophiques majeures dans le Dōjimon?

Le Dōjimon articule trois critiques fondamentales du néo-confucianisme dominant. Premièrement, Jinsai rejette la thèse de Zhu Xi selon laquelle la nature humaine est intrinsèquement bonne, arguant plutôt qu’elle a le potentiel de devenir bonne, mais seulement à travers la pratique quotidienne et les actions. Cette nuance transforme radicalement l’approche éducative : plutôt que de révéler une bonté préexistante, l’éducation devient un processus actif de construction morale.

Deuxièmement, Jinsai s’oppose au dualisme métaphysique du principe rationnel (ri) et de la force matérielle (ki). Il rejette le dualisme du principe rationnel et de la force matérielle proposé par le confucianisme Song, croyant que la force matérielle seule conduit à la création de la vie et de toutes choses. Cette position matérialiste avant la lettre ancre la philosophie dans le monde physique plutôt que dans des abstractions transcendantes.

Troisièmement, le Dōjimon critique la conception élitiste du savoir. L’école de Jinsai attire trois mille étudiants de nombreuses classes et professions différentes. Cette diversité sociale reflète sa conviction que la sagesse n’est pas l’apanage d’une élite lettrée mais accessible à tous ceux qui s’interrogent sincèrement sur la vie morale.

Ogyū Sorai, philosophe confucéen rival, critique vivement l’approche de Jinsai, l’accusant de simplifier excessivement les textes classiques. Les défenseurs de l’orthodoxie néo-confucéenne reprochent au Dōjimon de saper l’autorité des commentaires traditionnels. Dans les écrits ultérieurs de la Kaitokudō, une académie marchande basée à Osaka, Jinsai trouve une succession de défenseurs qui répondent aux critiques de Sorai.

Le concept de « publicité » est central dans le Dōjimon

Jinsai propose une méthode basée sur la publicité dans sa lecture de Mencius. Ce concept de « publicité » (kōkyō 公共) ne désigne pas la communication moderne mais plutôt le caractère public et partagé de la morale. Dans le Dōjimon, Jinsai développe l’idée que la voie morale n’appartient à personne en particulier mais émerge de l’interaction entre les personnes.

Cette approche transforme la pédagogie philosophique. Au lieu d’un maître détenteur de la vérité transmettant son savoir à des disciples passifs, le Dōjimon présente un espace de dialogue où la vérité émerge de l’échange. Les questions des « enfants » ne sont pas naïves mais révèlent les préoccupations authentiques de tout être humain confronté aux dilemmes moraux.

La lecture de Mencius par Itō révèle fortement l’aspect politique aux côtés de la position des êtres humains et de l’éthique morale. Le Dōjimon n’est donc pas seulement un manuel d’éthique personnelle mais aussi une réflexion sur l’organisation sociale juste. Ce que Itō demande au magistrat est de fournir un lieu de vie pour les individus, ce qui montre qu’Itō lit Mencius en termes de politique et d’économie.

Comment le Dōjimon influence-t-il la modernisation du Japon?

L’influence du Dōjimon dépasse largement son époque. L’école Kogidō fondée par Jinsai et son fils continue d’exister jusqu’en 1904, quand elle est absorbée dans le système scolaire public. Cette longévité exceptionnelle – plus de deux siècles – témoigne de la pertinence durable de son approche pédagogique.

Au XIXe siècle, durant la restauration Meiji, les idées du Dōjimon nourrissent les débats sur la modernisation. La méthode critique de Jinsai, qui encourage le questionnement plutôt que l’acceptation passive de l’autorité, prépare intellectuellement le Japon à intégrer les savoirs occidentaux tout en préservant son identité culturelle.

L’approche dialogique du Dōjimon influence également le développement de la philosophie japonaise moderne. Nishida Kitarō, fondateur de l’École de Kyoto au XXe siècle, reconnaît dans la méthode de Jinsai un précurseur de sa propre tentative de synthèse entre pensée orientale et occidentale. Le questionnement perpétuel promu par le Dōjimon devient un trait caractéristique de la philosophie japonaise contemporaine.

Le renversement des valeurs

Une des citations souvent utilisée est celle-ci : «蓋知り難く行ひ難く高遠及ぶべからざるの説は、乃異端邪説にして、知り易く行ひ易く平正親切なる者は、便是堯舜の道にして、孔子立教の本原、論語の宗旨なり。」(巻の上・第五章)

La traduction : « Les doctrines difficiles à comprendre, difficiles à pratiquer et si élevées qu’elles sont hors d’atteinte sont en réalité des hérésies et des enseignements déviants. Ce qui est facile à comprendre, facile à pratiquer, simple et bienveillant, voilà précisément la Voie de Yao et Shun, le fondement originel de l’enseignement établi par Confucius et l’essence des Analectes. »

Ce passage constitue l’un des moments les plus radicaux de la philosophie d’Itō Jinsai. Il opère un renversement complet des valeurs établies dans le néo-confucianisme de son époque. Là où la tradition valorisait la complexité métaphysique comme signe de profondeur philosophique, Jinsai proclame que cette complexité est une déviation.

La critique du néo-confucianisme

Les « doctrines difficiles à comprendre » (知り難く) visent directement les élaborations métaphysiques du néo-confucianisme de Zhu Xi, avec ses concepts abstraits comme la distinction entre le principe rationnel (理 ri) et la force matérielle (気 ki) : la nature originelle (honzen no sei) opposée à la nature physique ; et les spéculations sur le Taiji (太極, le Faîte Suprême)

    En les qualifiant d’異端邪説 (itan jasetsu – « hérésies et enseignements déviants »), Jinsai utilise un vocabulaire traditionnellement réservé aux doctrines non-confucéennes pour attaquer l’orthodoxie elle-même.

    La référence à Yao et Shun

    Yao (堯) et Shun (舜) sont les empereurs mythiques de l’âge d’or chinois, modèles de sagesse et de vertu. En affirmant que leur voie était « facile à comprendre et à pratiquer », Jinsai suggère que la vraie sagesse est accessible à tous, non réservée à une élite intellectuelle.

    L’essence pédagogique

    Ce passage révèle le cœur de la philosophie pédagogique de Jinsai. D’abord, une accessibilité universelle : La vraie sagesse doit être compréhensible par tous, pas seulement par les érudits. Ensuite, un côté pratique : un enseignement qui ne peut être mis en pratique dans la vie courante est inutile, voire nuisible. S’y ajoute la simplicité comme vertu : Le terme 平正 (heisei – « simple et droit ») oppose la clarté naturelle aux contorsions intellectuelles. Enfin, une bienveillance concrète : 親切 (shinsetsu) signifie littéralement « proche-couper », évoquant une proximité immédiate, une aide pratique plutôt que des conseils abstraits.

    Implications

    Jinsai démocratise radicalement l’accès à la sagesse. Si la voie de Confucius est « facile », alors chaque marchand, artisan ou paysan peut y accéder sans passer par des années d’études ésotériques. De plu, en déclarant que la complexité est signe d’hérésie, Jinsai sape l’autorité des lettrés qui fondaient leur pouvoir sur la maîtrise de doctrines incompréhensibles au commun des mortels. Le « fondement originel » (本原 hongen) suggère que Confucius lui-même enseignait simplement, et que les complications sont des ajouts ultérieurs qui trahissent son message. Ce passage anticipe étonnamment la critique wittgensteinienne de la philosophie qui crée de faux problèmes par complexification du langage, d’une part, ainsi que les mouvements pédagogiques modernes privilégiant l’apprentissage actif sur la mémorisation passive

      Le paradoxe de Jinsai

      Ironiquement, Jinsai formule cette défense de la simplicité dans une langue classique sophistiqueé, accessible seulement aux lettrés. Cette tension entre l’idéal démocratique et la réalité élitiste traverse toute son œuvre.

      Autre exemple

      Éthique de la vie ordinaire

      Une autre caractéristique de Jinsai est l’insistance sur l’ordinaire, le quotidien, le concret. Comme le montre l’énoncé :

      «人の外に道無く、道の外に人無し。人を以て人の道を行ふ、何んの知り難く行ひ難きことか之れ有らん。」(巻の上・第八章)- « Il n’y a pas de Voie en dehors de l’humain, et il n’y a pas d’humain en dehors de la Voie. Quand l’humain pratique la voie humaine avec son humanité, qu’y aurait-il de difficile à comprendre ou de difficile à pratiquer ? »

      Cette affirmation rend évident que le «chemin» confucéen n’est pas hors du monde humain, mais se vit dans les relations humaines concrètes. On n’a pas besoin de mysticisme ou de spéculation lointaine.

      Le passage suit une progression logique remarquable en trois temps : Négation réciproque : La Voie et l’humain sont inséparables, Affirmation positive : L’humain pratique naturellement sa propre voie, Question rhétorique : Cette pratique ne peut donc être difficile

        Le concept central : l’immanence de la Voie

        人の外に道無く – « Pas de Voie en dehors de l’humain »

        Jinsai rejette ici toute transcendance métaphysique. La Voie (michi 道) n’est pas un principe cosmique abstrait flottant au-dessus de l’humanité, ni une loi divine imposée de l’extérieur, ni un idéal inaccessible réservé aux sages

          Elle est intrinsèquement humaine, née de et pour l’expérience humaine.

          道の外に人無し – « Pas d’humain en dehors de la Voie »

          Cette seconde partie établit que l’être humain ne peut exister authentiquement sans la Voie. Nous ne sommes pas d’abord des individus isolés qui choisiraient ensuite de suivre une voie morale. Notre humanité même se constitue dans et par la Voie des relations humaines.

          人を以て人の道を行ふ – « L’humain pratique la voie humaine avec son humanité »

          Cette formulation apparemment tautologique cache une profondeur philosophique . 人を以て (hito wo motte) : « avec/par l’humain » – nous n’avons besoin d’aucun outil extérieur à notre humanité ; 人の道 (hito no michi) : la voie spécifiquement humaine, non celle des dieux ou des abstractions ; 行ふ (okonau) : pratiquer, agir – l’accent est mis sur l’action concrète, non la contemplation

          Résonances avec d’autres traditions philosophiques

          La notion que l’humain réalise sa nature par la pratique de vertus spécifiquement humaines rappelle l’éthique aristotélicienne de l’eudaimonia. Jinsai développe ici la pensée de Mencius selon laquelle la bonté est intrinsèque à la nature humaine et n’a besoin que d’être cultivée, non imposée. L’idée que l’essence humaine se révèle dans l’action préfigure certains thèmes existentialistes : nous devenons humains en agissant humainement.

          La question rhétorique finale

          何んの知り難く行ひ難きことか之れ有らん – « Qu’y aurait-il de difficile à comprendre ou pratiquer ? » Cette question n’attend pas de réponse. Elle affirme avec force que le retour à la simplicité est le vrai chemin de la sagesse, que la complexité philosophique est artificielle et que les difficultés morales viennent de notre éloignement de notre nature

          De même, Itō Jinsai rappelle ailleurs dans l’ouvrage que la richesse, la noblesse de rang (富貴・爵禄) sont des choses qui ne doivent pas devenir des buts en soi :

          «富貴爵祿は、皆人事の無んばあるべからざる所の者、只當に禮義を辨ずべし。」(巻の上・第二十三章)

          Autrement dit : «richesse et titres ne sont choses que si ce sont des affaires humaines ; ce à quoi on doit seulement veiller, c’est de distinguer correctement le rituel et la moralité». Encore une fois, l’important n’est pas la position sociale mais la moralité quotidienne.

          Quelle pertinence le Dōjimon conserve-t-il aujourd’hui?

          Dans notre époque marquée par la crise de l’autorité et la recherche de nouvelles formes pédagogiques, le Dōjimon offre des perspectives étonnamment actuelles. Sa méthode du questionnement rappelle les approches constructivistes en éducation, où l’apprenant construit activement son savoir plutôt que de le recevoir passivement.

          La critique de Jinsai contre les abstractions métaphysiques résonne avec notre époque pragmatique. Jinsai cherche le chemin correct et la forme idéale de l’homme dans la vie quotidienne. Cette philosophie pratique, ancrée dans l’expérience concrète, offre une alternative aux systèmes philosophiques totalisants.

          Le concept de « voie publique » développé dans le Dōjimon anticipe nos débats contemporains sur l’espace public et la délibération démocratique. Cette publicité est basée sur la mutualité du public. Créer avec le public est une voie de publicité. Cette vision collaborative de la construction des valeurs morales préfigure les théories modernes de l’éthique discursive.

          Dans le domaine de l’éducation philosophique, le Dōjimon suggère une voie médiane entre dogmatisme et relativisme. Les questions des « enfants » ne cherchent pas à déconstruire toute vérité mais à comprendre comment vivre bien ensemble. Cette approche pragmatique mais non cynique offre un modèle pour enseigner la philosophie à l’ère du scepticisme généralisé.

          Quelles limites peut-on identifier dans l’approche du Dōjimon?

          Malgré son caractère novateur, le Dōjimon présente certaines limitations. D’abord, bien que Jinsai critique l’autoritarisme politique, il reste ancré dans une vision hiérarchique de la société. Les « enfants » du titre suggèrent une relation asymétrique entre maître et élève qui, même bienveillante, maintient une forme d’autorité. Comme toutes les œuvres confucéennes de ce type, cet ordre social et moral hiérarchique (maître-disciple, gouvernant-gouverné) qui peut paraître archaïque à notre époque qui prône l’égalitarisme.

          En outre, le retour aux textes originaux prôné par Jinsai pose le problème de l’interprétation. Dans le Gomō jigi et le Dōjimon, Jinsai exprime ouvertement son insatisfaction avec d’autres penseurs néo-confucéens, incluant Zhu Xi et ses prédécesseurs. Mais sa lecture des classiques reste elle-même une interprétation, influencée par son contexte historique et culturel.

          La méthode dialogique du Dōjimon, aussi novatrice soit-elle, reste formelle. Les « questions d’enfants » sont en réalité formulées par Jinsai lui-même, créant un dialogue fictif plutôt qu’un véritable échange. Cette limitation soulève la question de l’authenticité du questionnement philosophique quand il est orchestré par le maître.

          Enfin, le Dōjimon, malgré son ouverture sociale relative, reste un texte élitiste dans sa forme. Écrit en chinois classique avec des annotations japonaises, il nécessite une éducation lettrée pour être pleinement compris. Cette contradiction entre l’idéal d’accessibilité et la réalité textuelle limite sa portée démocratique.

          Le Dōjimon et la transformation de la philosophie est-asiatique

          L’impact du Dōjimon dépasse les frontières du Japon. Les écrits de Jinsai ont fréquemment été comparés à ceux du savant de la dynastie Qing Dai Zhen (1724-1777), dont l’œuvre clé, Mengzi ziyi shuzheng, est très similaire en thème et méthode au Gomō jigi de Jinsai. Cette convergence suggère que le questionnement critique du néo-confucianisme orthodoxe répond à des besoins intellectuels partagés dans l’Asie orientale de l’époque moderne.

          Le Dōjimon participe d’un mouvement plus large de « retour aux sources » (fuguki 復古) qui traverse la pensée est-asiatique aux XVIIe et XVIIIe siècles. Ce mouvement ne cherche pas une restauration nostalgique mais une refondation critique de la tradition. En questionnant les interprétations établies, des penseurs comme Jinsai ouvrent paradoxalement la voie à la modernité.

          L’approche pédagogique du Dōjimon influence également le développement de l’éducation moderne en Asie orientale. Son insistance sur le questionnement actif plutôt que la mémorisation passive préfigure les réformes éducatives du XXe siècle. Dans la Corée et la Chine contemporaines, des pédagogues redécouvrent Jinsai comme précurseur d’une éducation confucéenne renouvelée.

          Sur les rives de la Horikawa, l’école de Jinsai a disparu depuis plus d’un siècle, absorbée par la modernisation du système éducatif japonais. Pourtant, les questions du Dōjimon continuent de résonner. Dans un monde où l’autorité traditionnelle s’effrite et où la transmission du savoir se réinvente, ce dialogue entre un maître et des « enfants » questionneurs du XVIIe siècle suggère une voie toujours pertinente : celle d’une philosophie qui naît du questionnement partagé plutôt que de la doctrine imposée.

          Et si, comme le suggérait Jinsai, la vraie sagesse ne résidait pas dans les réponses définitives mais dans la capacité à maintenir vivant le questionnement ? Le Dōjimon nous rappelle que philosopher, c’est d’abord avoir le courage de poser les questions d’enfant sur ce qui semble évident aux adultes.

          Sources et références

          • The Cambridge History of Japanese Philosophy, édité par James W. Heisig, Thomas P. Kasulis et John C. Maraldo, Cambridge University Press, 2011
          • Sources of Japanese Tradition, Volume 2, édité par William Theodore de Bary, Carol Gluck et Arthur E. Tiedemann, Columbia University Press, 2005
          • Tucker, John Allen, Itō Jinsai’s Gomō Jigi and the Philosophical Definition of Early Modern Japan, Brill, 1998
          • Yamashita, Samuel Hideo, « The Early Life and Thought of Ito Jinsai », in Harvard Journal of Asiatic Studies, Vol. 43, No. 2, 1983
          • Yoshikawa Kōjirō, Jinsai, Sorai, Norinaga: Three Classical Philologists of Mid-Tokugawa Japan, Tōhō Gakkai, 1983
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