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Structure
  1. Cartographie des thèmes philosophiques du Coran
    1. Métaphysique et cosmologie
    2. Épistémologie coranique
    3. Anthropologie coranique
    4. Éthique coranique
    5. Philosophie du langage
  2. Études de versets
    1. La parabole de la lumière (24:35)
    2. Le pacte primordial (7:172)
    3. Justice et équité (16:90)
    4. La maxime épistémologique (17:36)
    5. Diversité humaine et reconnaissance (49:13)
    6. Le verset du Trône (2:255)
    7. Bibliographie
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Le Coran est-il un texte philosophique ? Partie II – La matrice coranique

  • 12/11/2025
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Les 4 articles de la série
Partie I – Définir l’approche / Partie II – La matrice coranique / Partie III – De la révélation aux systèmes / Partie IV – La pertinence contemporaine

Dans l’article précédent, nous avons évoqué la méthodologie nécessaire pour évaluer la nature philosophique du Coran, pour parvenir à la conclusion qu’il ne constitue pas un traité formel, mais une matrice textuelle qui active la rationalité. Il est cependant nécessaire de cartographier les thèmes philosophiques qu’il contient. Le texte sacré interpelle directement l’intellect (ʿaql) et utilise l’argument par « signes » (āyāt) pour fonder l’Unicité Divine (Tawḥīd). Nous analyserons comment ces fondations structurent les problématiques centrales de la métaphysique, de l’épistémologie et de l’éthique, jetant ainsi les bases de la pensée spéculative islamique.

Cartographie des thèmes philosophiques du Coran

Métaphysique et cosmologie

Dans le Coran, le principe fondamental de la métaphysique se nomme tawḥīd : l’unicité divine absolue. Ce terme, dérivé de la racine w-ḥ-d (un, unique), désigne non seulement l’unicité numérique de Dieu (il n’existe qu’un seul Dieu), mais aussi son unité interne (il est simple, sans parties ni composition) et sa transcendance absolue (rien ne lui ressemble). Le shirk (association, fait d’attribuer des partenaires à Dieu) constitue la négation du tawḥīd et représente, dans la perspective coranique, une erreur à la fois théologique, ontologique et logique.

Du point de vue ontologique, le shirk reviendrait à diviser l’indivisible, à limiter l’illimité, à rendre contingent le nécessaire. Si Dieu est l’Être absolu et nécessaire, comment pourrait-il partager sa divinité avec des êtres contingents et dépendants ? La critique coranique du polythéisme ne se réduit pas à une querelle religieuse : elle porte une thèse métaphysique sur l’unicité de la cause première. Le verset 21:22 formule l’argument ainsi : « S’il y avait dans le ciel et la terre des divinités autres que Dieu, tous deux se corrompraient certainement. » La pluralité divine entraînerait le chaos cosmique, l’absence d’ordre unifié. L’unité du cosmos atteste l’unicité de son créateur.

La question de la causalité traverse le texte coranique sans être thématisée explicitement. La relation entre Dieu comme cause première et les causes secondes (naturelles) reste ouverte à l’interprétation. Certains versets soulignent l’action divine directe : « C’est Lui qui fait descendre la pluie » (30:48). D’autres mentionnent des processus naturels : « N’avez-vous pas vu comment Dieu fait aller les nuages ? » (24:43) sans expliquer comment les nuages sont apparus. Le texte attribue toujours l’action à Dieu, mais ne précise pas le mode de cette action : Dieu agit-il directement à chaque instant, ou a-t-il créé des causes naturelles qui ont des conséquences ?Cette écart apparent entre causalité divine et causalité naturelle nourrira les débats philosophiques ultérieurs. Les Ashʿarites développeront une théorie occasionnaliste où Dieu crée à chaque instant les effets que nous attribuons aux causes naturelles. Les philosophes aristotéliciens, à l’inverse, affirmeront la réalité des causes secondes tout en maintenant la dépendance ontologique de l’ensemble du système causal à l’égard de la Cause première.

Le sujet de la création (khalq) constitue un thème métaphysique majeur. Le Coran affirme la création ex nihilo : « Il est le Créateur des cieux et de la terre à partir du néant » (2:117). Le terme badīʿ utilisé ici suggère une innovation absolue, une production sans matériau préexistant. Cette doctrine s’oppose à la thèse platonicienne du démiurge organisant une matière éternelle, ainsi qu’à la thèse aristotélicienne de l’éternité du monde. Le Coran pose la contingence radicale du monde : l’univers aurait pu ne pas être, il dépend entièrement de la volonté créatrice divine.

Les noms et attributs divins (asmāʾ Allāh wa-ṣifātuhu) soulèvent une question métaphysique délicate. Le Coran mentionne de nombreux attributs : Dieu est Savant (ʿAlīm), Puissant (Qadīr), Miséricordieux (Raḥīm), Vivant (Ḥayy). Ces attributs sont-ils identiques à l’essence divine ou distincts d’elle ? S’ils sont distincts, ne compromettent-ils pas l’unité divine ? S’ils sont identiques, comment expliquer leur pluralité ? Cette pluralité n’est-elle qu’apparente ? Si c’est le cas, pourquoi existe-t-elle ? Le débat entre Muʿtazilites, qui identifient attributs et essence pour sauvegarder l’unité, et Ashʿarites qui maintiennent une distinction sans compromettre l’unité, illustrera la complexité de cette question.

Épistémologie coranique

Le Coran distingue plusieurs sources de connaissance, établissant ainsi une hiérarchie épistémologique implicite.

La révélation (waḥy) occupe le rang suprême : elle fournit une connaissance certaine et infaillible sur les réalités transcendantes qui restent inaccessibles à la raison seule.

Le témoignage (shahāda) des prophètes et des témoins dignes de foi constitue une source légitime, bien que dérivée.

Les signes (āyāt) observables dans le monde offrent une voie inductive vers la connaissance de l’Ordonnateur cosmique.

La perception sensorielle (ḥiss) et la mémoire (dhikr au sens de remémoration) participent également au processus cognitif, mais requièrent la validation par la raison (ʿaql).

Le Coran développe également une théorie implicite des degrés de certitude. La ẓann (conjecture, opinion probable) représente le degré le plus faible : elle peut être vraie ou fausse et ne garantit aucune certitude. Le texte met en garde contre le ẓann dans les matières importantes : « La plupart d’entre eux ne suivent que la conjecture, et la conjecture ne sert à rien contre la vérité » (10:36). Le ʿilm (science, savoir établi) désigne une connaissance justifiée et certaine. Le yaqīn (certitude absolue) constitue le degré suprême, celui qui exclut tout doute. Les commentateurs ultérieurs distingueront trois modalités de yaqīn : ʿilm al-yaqīn (certitude par la connaissance théorique, par exemple savoir que le feu brûle), ʿayn al-yaqīn (certitude par la vision directe, voir le feu), et ḥaqq al-yaqīn (certitude par l’expérience immédiate, éprouver la brûlure). Cette gradation épistémologique influencera profondément la mystique musulmane, qui cherchera à atteindre le degré expérientiel de certitude.

Le verset 17:36 formule une maxime épistémologique remarquable : « Et ne poursuis pas ce dont tu n’as aucune connaissance. L’ouïe, la vue et le cœur, sur tout cela on sera interrogé. » Ce verset établit un principe de responsabilité cognitive : l’être humain doit fonder ses assertions sur des preuves (bayyināt) et éviter les jugements non fondés. L’injonction à ne pas suivre le ẓann en l’absence de ʿilm préfigure une éthique intellectuelle rigoureuse, une forme d’épistémologie déontologique qui sera au cœur des débats entre rationalistes et traditionalistes.

Anthropologie coranique

La conception coranique de l’être humain articule plusieurs dimensions. La fitra désigne la disposition originelle, l’orientation naturelle de l’humain vers le monothéisme et la reconnaissance du Créateur. Le verset 30:30 affirme : « Dirige ton visage vers la religion en hanīf, nature originelle selon laquelle Dieu a créé les hommes. » Cette thèse d’un monothéisme naturel implique que l’athéisme ou le polythéisme résultent d’une déviation, d’une corruption de la nature première par l’éducation ou l’environnement social. Cette anthropologie optimiste contraste avec la doctrine chrétienne du péché originel : l’humain naît dans un état de pureté originelle (fiṭra), et non dans l’état de péché.

Le nafs (âme, ego, soi) et le rūḥ (esprit, souffle vital) désignent deux aspects de l’intériorité humaine. Le nafs possède une dimension psychologique et morale : il peut être apaisé (nafs muṭmaʾinna, 89:27), blâmant (nafs lawwāma, 75:2), ou incitateur au mal (nafs ammāra bi-l-sūʾ, 12:53). Cette tripartition évoque la psychologie platonicienne de l’âme, bien qu’elle s’en distingue par son caractère éthique plutôt que strictement ontologique. Le rūḥ représente le principe vital insufflé par Dieu lors de la création d’Adam : « Je lui ai insufflé de Mon esprit » (15:29). La nature précise de ce rūḥ et sa relation au nafs feront l’objet de spéculations philosophiques approfondies.

La question de la liberté et de la responsabilité constitue un point de tension dans le texte coranique. De nombreux versets affirment la responsabilité morale de l’humain : « Chaque âme est l’otage de ce qu’elle a acquis » (74:38). D’autres soulignent la toute-puissance divine et sa mainmise sur les actions humaines : « Vous ne pouvez vouloir que si Dieu veut » (76:30). Cette tension apparente entre libre arbitre et prédétermination divine provoquera un débat théologique intense. Les Muʿtazilites défendront une liberté humaine réelle pour sauvegarder la justice divine : Dieu ne peut punir l’humain pour des actes qu’il n’a pas librement choisis. Les Jabarites affirmeront une prédétermination totale. Les Ashʿarites proposeront une solution médiane avec la théorie du kasb (acquisition) : Dieu crée l’acte, mais l’humain se l’approprie (yaksib) par une forme d’acquisition morale qui fonde sa responsabilité.

L’intention (niyya) joue un rôle central dans l’éthique coranique de l’action. Un hadith célèbre, bien qu’extérieur au Coran, résume cette primauté : « Les actes ne valent que par les intentions. » Le texte coranique insiste en effet sur la sincérité (ikhlāṣ) : les actes cultuels ne valent que s’ils sont accomplis pour Dieu seul, sans ostentation ni hypocrisie. Cette intériorisation de l’éthique, ce primat de l’intention sur l’acte extérieur, rapproche la morale coranique de l’éthique kantienne du devoir, tout en conservant des différences substantielles sur la nature du fondement moral.

Éthique coranique

Les principes éthiques coraniques s’articulent autour de plusieurs concepts majeurs. Le ʿadl (justice, équité) constitue un attribut divin et une obligation humaine. « Dieu commande la justice et la bienfaisance » (16:90). Ce verset pose la justice non comme une convention sociale arbitraire, mais comme un commandement divin objectif. Le débat surgira : la justice est-elle juste parce que Dieu la commande (volontarisme divin), ou Dieu la commande-t-il parce qu’elle est intrinsèquement juste (rationalisme éthique) ? Ce dilemme, analogue au dilemme d’Euthyphron dans la tradition grecque, opposera Ashʿarites et Muʿtazilites.

Le iḥsān (bienfaisance, excellence morale) dépasse la simple justice pour atteindre la générosité et la perfection éthique. « Dieu est avec ceux qui Le craignent et ceux qui font le bien » (16:128). Le iḥsān désigne une qualité de l’action qui excède le minimum requis, une vertu supérieure à la conformité stricte à la loi.

La question centrale du ḥusn et du qubḥ (le beau/bien et le laid/mal) divisa profondément les écoles théologiques. Les Muʿtazilites soutenaient que la raison humaine peut connaître le bien et le mal indépendamment de la révélation : certains actes (justice, véracité, gratitude) sont intrinsèquement bons, d’autres (injustice, mensonge, ingratitude) intrinsèquement mauvais. La révélation confirme ce que la raison peut découvrir par elle-même. Les Ashʿarites rétorquaient que le bien et le mal sont déterminés exclusivement par le commandement divin : est bon ce que Dieu ordonne, mauvais ce qu’Il interdit. Sans révélation, la raison resterait incapable de fonder une éthique objective. Ce débat est loin d’être anodin : il engage des enjeux métaphysiques profonds sur la nature de la valeur et sur son fondement.

Enfin, le finalisme moral structure l’éthique coranique. L’action humaine s’inscrit dans une perspective eschatologique : la vie terrestre est une épreuve (imtiḥān) dont l’issue se joue dans l’au-delà. Cette téléologie sotériologique confère à l’éthique une dimension transcendante : agir bien, c’est œuvrer pour son salut individuel (najāt) et contribuer au bien-être collectif (maṣlaḥa). La morale coranique n’est ni purement déontologique (fondée sur le devoir abstrait) ni purement conséquentialiste (fondée sur les conséquences), mais téléologique au sens aristotélicien : elle vise une fin ultime, le salut et la félicité (saʿāda), tout en établissant des normes catégoriques.

Philosophie du langage

Le Coran développe une réflexion implicite sur la nature et le pouvoir du langage. La performativité de la parole divine apparaît dans l’expression récurrente kun fa-yakūn (« Sois ! et c’est », 2:117). Le verbe divin ne décrit pas une réalité préexistante, il la produit. Cette conception performative du langage créateur pose Dieu comme locuteur absolu dont la parole coïncide avec l’acte créateur. Le mot et la chose ne forment qu’un dans l’énonciation divine.

L’épisode de l’enseignement des Noms à Adam (2:31) soulève des questions épistémologiques et linguistiques fondamentales : « Il enseigna à Adam tous les noms, puis Il les présenta aux anges.» La connaissance des noms confère ici à l’humain une supériorité cognitive sur les anges. Mais que signifie « connaître les noms » ? S’agit-il de la simple capacité de désignation linguistique, ou d’une connaissance de l’essence des choses signifiées ? Les philosophes arabes débattront de la relation entre le nom (ism), la chose nommée (musammā) et le concept (maʿnā). Cette triade anticipe et évoque inévitablement les discussions médiévales occidentales sur les universaux.

Par ailleurs, l’herméneutique coranique pose le problème du sens littéral (ẓāhir) et du sens allusif (bāṭin). Certains versets sont clairs et univoques (muḥkam), d’autres équivoques et polysémiques (mutashābih). Le verset 3:7 reconnaît cette dualité : « C’est Lui qui a fait descendre sur toi le Livre, dont certains versets sont clairs — ils sont la matrice du Livre — et d’autres équivoques. » Cette distinction fonde la nécessité de l’interprétation (taʾwīl) pour les versets équivoques. Mais qui est autorisé à interpréter ? Seuls les savants enracinés dans la science (al-rāsikhūn fī al-ʿilm), ou bien chaque croyant doué de raison ? La ponctuation même du verset 3:7 fait débat : faut-il placer un arrêt après « Dieu seul connaît son interprétation », ou bien continuer « et les savants enracinés dans la science » ? Cette ambiguïté syntaxique ouvre ou ferme, selon l’interprétation, l’espace herméneutique à l’exercice de la raison philosophique.

Les degrés de la connaissance

L’épistémologie coranique implicite distingue plusieurs niveaux cognitifs qu’il convient de récapituler. Le ẓann représente la conjecture ou l’opinion non fondée, l’hypothèse probable mais incertaine. Le ʿilm désigne la science véritable, la connaissance établie par preuve (burhān) ou par témoignage fiable. Le yaqīn constitue la certitude absolue qui exclut tout doute, se déclinant elle-même en trois modalités : connaissance théorique, vision directe et expérience immédiate. Enfin, la ḥikma (sagesse) couronne l’édifice cognitif : elle n’est pas seulement savoir théorique, mais connaissance pratique, discernement éthique et capacité de jugement dans l’action. Cette hiérarchie épistémologique structure les débats ultérieurs entre théologiens, philosophes et mystiques sur la voie privilégiée d’accès à la vérité.

Études de versets

La parabole de la lumière (24:35)

Le verset 24:35 propose l’une des métaphores les plus riches du texte coranique. « Dieu est la lumière des cieux et de la terre. Sa lumière est semblable à une niche où se trouve une lampe. La lampe est dans un récipient de cristal et celui-ci ressemble à un astre de grand éclat ; son combustible vient d’un arbre béni : un olivier ni oriental ni occidental dont l’huile semble éclairer sans même que le feu la touche. Lumière sur lumière. »

Cette parabole articule plusieurs niveaux de signification philosophique. La structure même de l’image, avec ses emboîtements successifs (niche, lampe, cristal), suggère une gradation ontologique. La lumière divine ne se donne pas directement mais par médiation, structure qui pose la question du rapport entre transcendance et manifestation. L’olivier « ni oriental ni occidental » indique une universalité qui dépasse les déterminations spatiales particulières. Le cristal qui filtre et concentre la lumière offre un schème de l’intellection : la connaissance humaine reçoit et transmet, sans produire par elle-même.

Les traditions philosophiques ultérieures liront ce verset de façons distinctes. Pour les penseurs de la falsafa, la parabole structure une cosmologie de l’émanation où la lumière divine se diffuse selon un ordre hiérarchique d’intellects séparés. Avicenne (Ibn Sīnā, 980-1037) y reconnaît une description de l’intellect agent qui illumine l’âme humaine. Le soufisme spéculatif en fait l’axe d’une théorie de la connaissance mystique : la lumière devient le symbole de la présence divine dans le cœur du connaissant. Suhrawardī (Shihāb al-Dīn Yahyā, 1154-1191), fondateur de l’illuminationnisme (ishrāq), bâtit sur ce verset une métaphysique entière où l’existence s’identifie à la lumière.

Le pacte primordial (7:172)

Le verset 7:172 relate un événement situé hors du temps historique : « Et quand ton Seigneur tira une descendance des reins des fils d’Adam et les fit témoigner sur eux-mêmes : « Ne suis-Je pas votre Seigneur ? » Ils répondirent : « Mais si, nous en témoignons… » »

Ce passage pose une question ontologique majeure : quelle est la nature de la disposition humaine originelle ? Le texte décrit un moment prétemporal où toute l’humanité future reconnaît Dieu. Cette reconnaissance précède l’existence individuelle et constitue une sorte de mémoire enfouie. Le concept de fitra (disposition naturelle) trouve ici son ancrage scripturaire : l’être humain porterait en lui, dès son origine, une inclination vers le tawhīd.

Les implications épistémologiques sont considérables. Si cette reconnaissance primordiale existe, la connaissance de Dieu ne serait pas uniquement acquise par raisonnement ou révélation externe, mais résulterait aussi d’un retour à soi, d’une anamnèse. Le philosophe accède à une vérité déjà présente mais oubliée. Cette structure rappelle la réminiscence platonicienne, bien que le cadre théologique diffère radicalement.

Al-Ghazālī (1058-1111) développe cette intuition dans son anthropologie spirituelle. Le cœur humain conserve la trace du pacte originel, mais les passions et l’attachement au monde la voilent. La voie spirituelle consiste à retrouver cette connaissance première. Les mutakallimūn débattent de la portée juridique du verset : le pacte primordial fonde-t-il une obligation naturelle antérieure à la révélation positive ? Les ashʿarites répondent négativement, les muʿtazilites affirmativement.

Le texte soulève aussi la question du statut ontologique de cet événement. S’agit-il d’un récit symbolique exprimant une vérité anthropologique, ou d’un événement réel situé dans une temporalité métaphysique ? Les interprétations divergent selon qu’on privilégie le ẓāhir (sens apparent) ou le bāṭin (sens caché). Cette pluralité herméneutique illustre la richesse philosophique du verset : un même texte génère des systèmes de pensée distincts.

Justice et équité (16:90)

« Certes, Allah commande l’équité, la bienfaisance et l’assistance aux proches. Et Il interdit la turpitude, l’acte répréhensible et la rébellion. » Ce verset formule un principe éthique général qui structure l’ensemble de la loi pratique. Les trois termes positifs (ʿadl, iḥsān, aide aux proches) dessinent une gradation de l’obligation morale, du strict nécessaire vers l’excellence.

Le concept de ʿadl (équité, justice) pose une question philosophique débattue entre écoles théologiques : la justice est-elle rationnellement connaissable ou seulement révélée ? Les muʿtazilites soutenaient que la raison peut déterminer le juste et l’injuste indépendamment de la révélation. Les ashʿarites répliquaient que seule la loi révélée définit ce qui est obligatoire. Le verset ne tranche pas explicitement, mais il présente la justice dans un ordre de commandement, ce qui peut suggérer une définition par la révélation.

Le terme iḥsān introduit une dimension qui dépasse la stricte obligation légale. Il désigne l’excellence dans l’action, la beauté du geste moral. Cette notion permet d’articuler une éthique de la vertu à côté d’une éthique de l’obligation. Les penseurs soufis ont développé cette piste : l’iḥsān devient la perfection de l’acte accompli par amour de Dieu plutôt que par crainte ou espoir.

La maxime épistémologique (17:36)

« Et ne poursuis pas ce dont tu n’as aucune connaissance. Car l’ouïe, la vue et le cœur : sur tout cela, en vérité, on sera interrogé. » Ce verset vu plus haut formule un principe méthodologique qui a nourri les réflexions épistémologiques. L’interdiction porte sur le ẓann, la conjecture non fondée, opposée au ʿilm, la connaissance établie.

La mention de trois facultés (ouïe, vue, cœur) suggère une théorie des sources de la connaissance. L’ouïe renvoie au témoignage et à la transmission (tradition orale). La vue désigne la perception sensorielle directe. Le cœur (qalb) représente l’intelligence qui juge et synthétise. Les philosophes musulmans ont élaboré à partir de ces indications une épistémologie articulant perception, mémoire et intellection.

Le verset établit aussi une responsabilité cognitive. Chacun répond de l’usage de ses facultés de connaissance. Cette idée d’une responsabilité épistémique fonde l’obligation de rechercher des preuves (bayyināt) et de vérifier les informations. Les juristes ont développé ce principe dans la théorie des témoignages et des présomptions juridiques. Les muḥaddithūn (spécialistes de la tradition prophétique) en ont fait la base de leur critique rigoureuse des chaînes de transmission.

Diversité humaine et reconnaissance (49:13)

« Ô hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez. Le plus noble d’entre vous, auprès d’Allah, est le plus pieux. »

Ce verset pose un principe d’égalité fondamentale entre les êtres humains malgré leur diversité. L’origine commune (« un mâle et une femelle ») établit une fraternité naturelle. La diversité des nations et des tribus n’est pas niée mais reçoit une finalité positive : la connaissance mutuelle (taʿāruf). L’universel et le particulier se trouvent ainsi articulés : l’humanité est une dans son origine, multiple dans ses manifestations, et cette multiplicité sert un but cognitif et social.

Le critère de valeur énoncé (la piété, taqwā) opère un déplacement : ni la naissance, ni la richesse, ni l’appartenance tribale ne fondent la supériorité d’un être humain. Seule la qualité morale et spirituelle compte aux yeux de Dieu. Ce principe a permis aux penseurs musulmans de développer une anthropologie universaliste. Al-Fārābī (872-950) s’en inspire dans sa théorie de la cité vertueuse où les citoyens se hiérarchisent selon leurs vertus intellectuelles et morales, non selon leur origine.

Le verset du Trône (2:255)

Le verset 2:255, connu sous le nom de Āyat al-Kursī (verset du Trône), constitue l’une des concentrations métaphysiques les plus denses du Coran : « Allah ! Point de divinité à part Lui, le Vivant, Celui qui subsiste par lui-même. Ni somnolence ni sommeil ne Le saisissent. À Lui appartient tout ce qui est dans les cieux et sur la terre. Qui peut intercéder auprès de Lui sans Sa permission ? Il connaît leur passé et leur futur. Et, de Sa science, ils n’embrassent que ce qu’Il veut. Son Trône déborde les cieux et la terre, dont la garde ne Lui coûte aucune peine. Et Il est le Très-Haut, le Très-Grand. »

Ce passage articule une série d’attributs divins qui ont nourri les débats métaphysiques pendant des siècles. L’ouverture (Allāh, lā ilāha illā huwa) affirme l’unicité divine de manière absolue, posant le principe du tawhīd comme fondement ontologique. Les deux attributs suivants (al-Ḥayy, le Vivant ; al-Qayyūm, Celui qui subsiste par soi-même) établissent Dieu comme être nécessaire. Le terme Qayyūm implique l’autosuffisance totale : Dieu ne dépend de rien pour exister, tandis que tout dépend de lui.

La négation du sommeil et de la somnolence écarte toute forme de déficience ou de passivité. Cette affirmation a des conséquences épistémologiques : la connaissance divine est permanente, actuelle, non discursive. Elle ne procède pas par étapes comme la connaissance humaine. Avicenne développe cette idée dans sa théorie de la science divine : Dieu connaît les particuliers non pas individuellement (ce qui impliquerait multiplicité et changement en Lui) mais par leur principe universel. Cette solution, jugée hétérodoxe par certains théologiens, tentait de préserver simultanément transcendance divine et omniscience.

L’affirmation « Il connaît leur passé et leur futur » pose la question classique de la prescience divine et du libre arbitre. Si Dieu connaît de toute éternité les actions futures, comment l’homme peut-il être libre et responsable ? Les muʿtazilites proposaient que Dieu connaît les futurs contingents comme contingents, préservant ainsi la liberté humaine. Les ashʿarites affirmaient que la science divine, éternelle et immuable, n’abolit pas la causalité secondaire par laquelle l’homme acquiert (kasb) ses actes.

La phrase « de Sa science, ils n’embrassent que ce qu’Il veut » établit une limitation épistémologique fondamentale. L’intellect humain ne peut accéder à la totalité du réel. Cette reconnaissance de finitude cognitive fonde une épistémologie de l’humilité : la philosophie doit reconnaître ses limites. Al-Ghazālī y voit la justification de la supériorité de la révélation sur la raison pure : certaines vérités restent inaccessibles à la démonstration rationnelle.

Le symbole du Trône (Kursī) qui « déborde les cieux et la terre » a donné lieu à d’innombrables interprétations. Pour les littéralistes, il s’agit d’une réalité physique gigantesque. Pour les philosophes, le Trône symbolise la puissance divine qui soutient l’existence de toute chose. Ibn ʿArabī y lit une métaphore de la connaissance divine qui embrasse la totalité de la manifestation. La formule « dont la garde ne Lui coûte aucune peine » affirme la transcendance de Dieu par rapport à l’effort ou la fatigue, attributs créaturels qui impliquent limitation et potentialité.

Les attributs finaux (al-ʿAlī, le Très-Haut ; al-ʿAẓīm, le Très-Grand) clôturent le verset sur une affirmation de transcendance absolue. Cette structure rhétorique – de l’unicité à la transcendance en passant par les attributs d’action – dessine un mouvement ascendant qui conduit l’intellect vers le dépassement de toute représentation finie. Le verset fonctionne ainsi non seulement comme exposition doctrinale mais aussi comme exercice spirituel conduisant à la reconnaissance de l’Absolu.

Bibliographie

  • Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Folio
  • Averroès, Discours décisif, GF
  • Philippe Quesne, Philosophie du Coran (La), Albouraq
  • Roger Arnaldez, Averroès, un rationaliste en Islam, Ballard
  • Ali Benmakhlouf, Averroès, Tempus
  • Nidhal Guessoum, Islam et Science – Comment concilier le Coran et la science moderne, Dervy
  • Mohammed Arkoun, Lectures du Coran, Albin Michel
  • Youssouf Sangaré, Repenser le Coran et la tradition islamique : une introduction à la pensée de Fazlur Rahman, Albouraq
  • Taha Abderrahmane, Dialogues for the Future, Brill (en anglais)
  • Alain de Libera, Penser au Moyen Age, Points
  • Abu al-Walhid ibn Ruchd Averroès, L’Islam et la Raison, précédée de « Pour Averroès », GF
  • Christian Jambet, La Logique des Orientaux. Henry Corbin et la science des formes, Seuil
  • Malek Chebel, Le Coran, Fayard
  • Anonymes, Le Coran, Folio
  • Michel Chodkiewicz, Le Sceau des saints: Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî, Gallimard

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