Trois doctrines philosophiques radicales remettent en cause notre rapport au réel : le perspectivisme nie la vérité objective, le solipsisme doute de l’existence d’autrui, l’idéalisme refuse la matière. Analyse d’une pensée bien réelle.
Le vertige de l’immatériel
L’homme ordinaire ne doute pas de la réalité du monde qui l’entoure. La table sur laquelle il pose sa main, le bruit de la pluie qu’il entend, le visage de son interlocuteur : tout cela existe, indépendamment de sa perception.
Cette certitude, qui est sans doute spontanée, constitue le socle de notre rapport quotidien au réel.
Pourtant, certaines doctrines philosophiques entreprennent de saper cette évidence. Elles ne se contentent pas de questionner notre connaissance du monde extérieur : elles remettent en cause l’existence même de ce monde extérieur, ou du moins son statut ontologique.
Le perspectivisme nietzschéen, le solipsisme et l’idéalisme de Berkeley forment une constellation intellectuelle vertigineuse.
Ces trois positions, élaborées dans des contextes historiques distincts, partagent un point commun : elles placent l’esprit, la conscience ou la perspective au centre de la réalité, au point de dissoudre toute idée d’un monde objectif et stable.
Le perspectivisme affirme qu‘il n’existe pas de vérité en soi, seulement des interprétations multiples et contradictoires.
Le solipsisme pousse le doute jusqu’à son terme extrême en refusant toute certitude sur l’existence d’une réalité extérieure à la conscience individuelle.
L’idéalisme de Berkeley, enfin, nie purement et simplement l’existence de la matière pour en faire une collection d’idées dans l’esprit divin.
S’agit-il simplement de théories farfelues ?
C’est possible. Cependant, elles posent, chacune à sa manière, la question fondamentale du rapport entre l’esprit et le monde.
Les racines antiques du doute
Le doute sur la réalité du monde extérieur ne naît pas au XVIIIe siècle avec Berkeley ni au XIXe avec Nietzsche.
Dès l’Antiquité grecque, les philosophes sceptiques explorent les limites de notre connaissance. Pyrrhon d’Élis, au IVe siècle avant notre ère, préconise la suspension du jugement (epochè) : puisque nous ne pouvons pas accéder à la nature réelle des choses, il faut renoncer à toute affirmation sur le monde. Une position plutôt sage que beaucoup d’entre nous gagneraient à appliquer en permanence, y compris l’auteur de ces lignes.
Prolongeant cette approche, Carnéade, au IIe siècle avant notre ère, soutient que rien ne permet de distinguer avec certitude une représentation vraie d’une représentation fausse. Les sens nous trompent : les bâtons paraissent brisés dans l’eau, les tours carrées semblent rondes de loin et, pourrait-on ajouter avec notre regard moderne, la terre n’est pas plate, quoi qu’en disent certains. Si nos sens nous induisent ainsi en erreur sur certains points vérifiables, comment savoir qu’ils ne nous trompent pas toujours ? Bonne question à poser aux platistes…
Mais les philosophes grecs ne sont pas les seuls à se pencher sur la perception de la réalité. Dans la philosophie indienne, l’école bouddhiste du Yogācāra développe dès le IVe siècle une doctrine idéaliste qui affirme que seule la conscience existe. Vasubandhu, dans sa Vingtaine (Viṃśatikā), explique que les objets extérieurs ne sont que des projections de l’esprit.
Les rêves prouvent également que nous pouvons avoir des expériences vivaces sans objets extérieurs correspondants. C’est aussi le cas de l’ingestion de substances hallucinogères (que nous recommandons d’éviter) qui peut amener à se poser la question de la réalité, en transforment le monde autour de nous d’une telle manière que l’on peut se demander ce qui est réel et ce qui ne l’est pas.
Même l’alcool peut avoir un résultat similaire : lorsque vous avez trop bu et que le monde tourne autour de vous; il ne tourne pas en réalité mais votre expérience vous dit qu’il tourne. Cette dichotomie a de quoi faire touner encore plus la tête. Pas étonnant que cela se termine mal : l’abus d’alcool nuit à une expérience du réel véritable.
Berkeley et la négation de la matière
George Berkeley, évêque irlandais du XVIIIe siècle, formule dans ses Trois Dialogues entre Hylas et Philonous (1713) une thèse particulièrement étrange : la matière n’existe pas. Plus précisément, l’idée même d’une substance matérielle existant indépendamment de toute perception est contradictoire. Sa formule latine résume sa position : esse est percipi – être, c’est être perçu.
Berkeley construit son argument méthodiquement. D’abord, il établit que les qualités secondes des objets – couleurs, odeurs, saveurs – dépendent manifestement de notre perception. Le miel paraît sucré à quelqu’un qui est en forme, mais il peut paraitre amer à une personne malade. La même eau semble chaude à une main froide, froide à une main chaude. Cela signifie que ces qualités n’appartiennent pas aux objets eux-mêmes mais à notre expérience subjective.
Berkeley effectue alors un saut conceptuel. Il estime que les qualités premières – étendue, figure, mouvement – ne sont pas différentes dans leur nature, des constatations qu’il vient d’établir. L’étendue, par exemple, ne peut pas être pensée sans se référer à une perception possible. Une figure géométrique, elle, n’existe que pour un esprit capable de la concevoir.
Donc, on peut dire que nous ne pouvons pas imaginer un objet existant sans avoir à le percevoir. Même l’acte d’imagination est une forme de perception. Par exemple, si je vous demande d’imaginer un panda jaune en train de conduire une Ferrari rouge décapotable, la seule façon pour vous de réellement imaginer la scène (et non pas de vous contenter de lire la phrase) consiste à percevoir dans votre esprit un ourson jaune au volant d’une voiture de sport rouge. Que la perception soit plus ou moins diffuse, plus ou moins réaliste ou précise ne change rien à l’affaire : vous percevez quelque chose.
Se pose alors une objection évidente, qui n’est pas sans rappeler les idées de la mécanique quantique et du fameux chat de Schrödinger : comment les objets persistent-ils quand personne ne les observe ? Autrement dit, si la température de l’eau varie selon la main qui la mesure, quelle est la véritable température de l’eau ? Le panda jaune existe-t-il en dehors de votre esprit ? Vous estimez sans doute que non. Et la Ferrari, alors ?
C’est à ce moment que Berkeley introduit Dieu comme garant de la permanence du monde en déclarant que les objets existent perpétuellement dans la perception divine.
Lorsque je quitte mon travail, l’ordinateur sur lequel je tape ce texte, la chaise et le bureau continuent d’exister parce que Dieu les perçoit constamment, lui. Pas comme nous autres humains qui sommes nécessairement limités.
Cette solution théologique sauve la cohérence du monde sensible tout en maintenant un immatérialisme radical. Pour Berkeley, le monde n’est qu’un ensemble d’idées dans l’esprit divin, communiquées aux esprits finis que nous sommes selon des lois régulières que nous appelons « lois de la nature ».
L’originalité de Berkeley réside dans sa stratégie argumentative. Il ne cherche pas à prouver l’idéalisme mais à montrer l’incohérence du matérialisme. Le concept de matière, affirme-t-il, est vide de sens. Si par matière on entend quelque chose d’absolument distinct de toute perception, alors cette notion est contradictoire : comment concevoir quelque chose que nous concevons comme impossible à concevoir ? Il estime ainsi que le matérialisme repose sur une confusion conceptuelle, et non sur une vérité métaphysique.
Le solipsisme ou l’enfermement dans la conscience
Rompant avec la solution théologique de Berkeley, le solipsisme pousse le doute à son extrémité, pour ne pas dire au bord d’un précipice.
Cette position affirme en effet que seule notre propre conscience possède une existence certaine. Le monde extérieur, les autres esprits, voire notre propre corps, pourraient n’être que des constructions de notre pensée, un peu à la manière du film The Matrix dans lequel des êtres enfermés dans un sarcophage rêvent qu’ils vivent réellement.
Cette doctrine ne trouve pas de défenseur avoué dans l’histoire de la philosophie et aucun penseur majeur ne s’en revendique explicitement. En réalité, elle fonctionne plutôt comme un épouvantail théorique, une limite logique que l’on cherche à éviter.
Le solipsisme s’enracine dans la problématique cartésienne du doute méthodique. René Descartes, dans ses Méditations Métaphysiques (1641), suspend provisoirement son adhésion à toutes ses croyances pour chercher un fondement absolument certain. Il imagine un malin génie qui chercherait à le tromper systématiquement. Dans ce scénario, tout pourrait être illusion : le monde extérieur, les mathématiques, notre propre corps. Seule subsiste la certitude : « Je pense, donc je suis. » L’existence de notre pensée est indubitable puisque le doute lui-même est une forme de pensée, c’est donc une preuve qu’au moins quelque chose existe et que ce quelque chose est une pensée.
Cependant, Descartes ne devient pas solipsiste. Il s’efforce pour cela de reconstruire la certitude du monde extérieur en prouvant l’existence d’un Dieu qui, plein de bonté, ne peut chercher à nous tromper systématiquement. Mais cette façon qu’à Descartes d’éviter le solipsisme paraît artificielle à beaucoup de commentateurs. Si le doute méthodique est si radical, comment une preuve rationnelle de l’existence de Dieu pourrait-elle le surmonter ? La critique solipsiste guette toute philosophie qui part de la conscience individuelle comme seul point de départ certain.
Le solipsisme pose un problème logique assez intéressant. Il est irréfutable mais il est aussi invivable. Personne ne peut prouver au solipsiste qu’il se trompe, puisque toute preuve présuppose précisément ce qu’il nie : l’existence d’une réalité indépendante de sa conscience.
Pourtant, personne ne peut vivre en solipsiste. Notre comportement quotidien présuppose constamment l’existence d’autrui et du monde. Ludwig Wittgenstein, dans ses Investigations Philosophiques (1953), estime que le solipsisme est moins une thèse fausse qu’une position dénuée de sens. Dire « seul mon esprit existe » n’a de signification que dans un langage partagé, donc en présupposant l’existence d’autres esprits. Pour lui, le solipsisme s’autodétruit dans son énonciation même, ce qui est un comble quand on y pense : dire « seul mon esprit existe » est la preuve que mon esprit n’existe pas seul.
Nietzsche et la multiplicité des perspectives
Pour continuer dans cette remise en cause radicale de l’objectivité, Friedrich Nietzsche élabore dans les années 1880 une doctrine du perspectivisme qui reconfigure le problème. Dans Par-delà Bien et Mal (1886) et dans les fragments posthumes regroupés sous le titre La Volonté de Puissance, Nietzsche affirme qu’il n’existe pas de « faits » mais seulement des « interprétations ». Cette formule lapidaire résume une critique épistémologique radicale : toute connaissance est conditionnée par un point de vue particulier.
Ce perspectivisme nietzschéen ne relève pas d’un simple relativisme culturel. Nietzsche ne dit pas que les valeurs varient selon les sociétés – ce constat ethnographique était déjà établi au XIXe siècle. Il affirme quelque chose de plus profond : notre appareil cognitif lui-même façonne ce que nous appelons « réalité ». Les catégories de substance, de causalité, d’identité ne décrivent pas le monde tel qu’il est mais reflètent les besoins vitaux de l’organisme humain. Nous projetons de l’ordre et de la stabilité sur un devenir chaotique parce que cette simplification favorise notre survie. La « vérité » n’est qu’une erreur utile mise en place par l’évolution.
Cette position s’appuie sur une physiologie de la connaissance. Nietzsche écrit dans un fragment de 1887 : « L’œil du caméléon ne voit pas le monde comme l’œil de l’aigle. ». On peut prolonger cette idée en comparant l’œil d’une mouche ou d’une vache, et notre propre vision : essayez d’imaginer ce que voit un animal dont les yeux sont situés sur le côté ou couvrent quasiment 360° ! Et encore, on ne parle pas des araignées qui possèdent 6 paires d’yeux : que signifie la réalité pour elles ?
Ainsi, chaque espèce découpe le réel selon ses capacités sensorielles et ses besoins biologiques. L’être humain ne fait pas exception : sa perception est conditionnée par sa constitution corporelle, ses pulsions, ses affects. Même les vérités mathématiques, que nous considérons comme absolues, émergent en réalité d’une activité cérébrale particulière. Le perspectivisme ne nie pas qu’il y ait quelque chose à l’extérieur de notre conscience, mais il affirme que nous n’y avons accès que via nos structures cognitives spécifiques.
Devant cette dissolution de la vérité objective, Nietzsche ne tombe pas dans le nihilisme. Au contraire, il célèbre la pluralité des perspectives comme une richesse. Plus un être peut adopter de points de vue différents, plus sa connaissance est « objective » – non au sens d’une vérité absolue, mais au sens d’une vue plus complète. L’objectivité devient alors une question de multiplication des perspectives, non d’accès à un point de vue générique issu de nulle part. Cette conception préfigure certains développements de l’épistémologie contemporaine, notamment chez des philosophes comme Thomas Nagel ou Donna Haraway.
Trois variantes de l’idéalisme épistémologique
Malgré leurs différences, ces trois doctrines partagent un air de famille. Toutes refusent une sorte de réalisme naïf qui suppose un monde existant indépendamment de toute conscience et accessible à une connaissance objective. Toutes placent l’esprit ou la perspective au centre de la constitution de la réalité.
Berkeley nie la matière au profit de l’esprit. Sa position est un idéalisme métaphysique radical : l’être même des choses consiste à être perçu. Il ne s’agit pas simplement de dire que nous ne connaissons les choses qu’à travers nos perceptions, mais surtout de dire que leur existence se réduit à être des perceptions. Cette position diffère du solipsisme car elle maintient une pluralité d’esprits et l’existence de Dieu. Le monde possède une stabilité objective, non parce qu’il subsiste en soi, mais parce qu’il subsiste dans la perception divine constante.
Le solipsisme radicalise cette position en éliminant même la garantie divine et la pluralité des esprits. Seule notre conscience possède une certitude absolue. Cette doctrine ne nie pas nécessairement l’existence d’un monde extérieur – elle affirme simplement que son existence ne peut jamais être prouvée avec certitude. Le solipsisme est donc davantage un scepticisme épistémologique radical qu’un idéalisme métaphysique. Il fonctionne comme une limite logique : si l’on part du cogito cartésien, comment peut-on sortir avec certitude de sa propre conscience ?
Nuançant ces deux positions, Nietzsche adopte une posture différente. Son perspectivisme n’est ni un idéalisme métaphysique ni un solipsisme. Il ne nie pas l’existence du monde mais affirme qu’il n’y a pas d’accès neutre à ce monde. Toute perception, toute connaissance est filtrée par un appareil cognitif particulier, conditionné par des facteurs biologiques, culturels, linguistiques. La « chose en soi » kantienne, le noumène distinct du phénomène, devient chez Nietzsche une fiction inutile. Nous n’avons pas besoin de postuler un réel absolu au-delà de nos perspectives : les perspectives elles-mêmes constituent tout ce qu’il y a.
Les objections
Ces trois doctrines ont évidemment suscité des critiques. L’idéalisme de Berkeley se heurte à l’objection de bon sens formulée par Samuel Johnson. Selon l’anecdote, Johnson donna un coup de pied dans un caillou en déclarant : « Voilà comment je réfute Berkeley » Pourtant, Berkeley aurait pu répondre que Johnson n’a fait que confirmer sa thèse : le philosophe a senti une résistance, une sensation, ce qui prouve précisément que notre expérience se limite aux perceptions.
Le solipsisme affronte une critique un peu plus approfondie, qui concerne son incohérence pragmatique. On l’a déjà évoqué, personne ne peut vivre en solipsiste. Nos actions présupposent constamment l’existence d’autrui : nous parlons, nous argumentons, nous coopérons. Wittgenstein souligne cette absurdité : le langage privé qui s’adresse uniquement à soi-même est impossible, donc le solipsisme aussi. Si je dis « seul mon esprit existe », j’utilise un langage, donc une pratique sociale qui présuppose l’existence d’autres locuteurs. La preuve : lorsque nous nous parlons à nous-même, nous utilisons le langage et non pas des borborygmes informes issus d’un magma quantique. Exemple, si je fais quelque chose d’idiot, je vais me dire « Quel imbécile je suis » et non pas « Bmwwwllllgffrsss ». Ce qui ne serait même pas un magma puisque « Bmwwwllllgffrsss » est formé de lettres qui proviennent de la société humaine historique.
En outre, certains philosophes contemporains attaquent le présupposé individualiste commun à ces trois doctrines. Heidegger, dans Être et Temps (1927), rejette la problématique cartésienne du sujet isolé face au monde en expliquant que l’être humain est d’emblée « être-au-monde », c’est-à-dire immergé dans un réseau de relations. La question « le monde extérieur existe-t-il ? » repose donc, de ce point de vue, sur une abstraction illégitime.
Le perspectivisme nietzschéen fait de plus face à l’objection de l’auto-réfutation. Si toute affirmation est une interprétation conditionnée par une perspective, alors le perspectivisme lui-même n’est qu’une interprétation parmi d’autres, sans privilège épistémique. Nietzsche pourrait cependant répondre que son perspectivisme n’est pas une vérité absolue mais une hypothèse féconde, un outil conceptuel plus puissant pour comprendre la connaissance humaine.
Échos contemporains
Ces débats métaphysiques du passé ne troublent guère la philosophie contemporaine, mais ils s’exercent tout de même dans certaines catégories de la pensée. La question de la « réalité virtuelle » repose le problème de Berkeley sous une forme nouvelle : si nous vivions dans une simulation informatique parfaite, en quoi notre expérience différerait-elle du monde « réel » ?
Nick Bostrom, philosophe d’Oxford, a ainsi proposé en 2003 l' »argument de la simulation » : si une civilisation avancée peut créer des simulations informatiques de consciences (comme nous avec les jeux vidéo, mais en infiniment plus sophistiqué), et si elle en crée des millions, alors statistiquement il est probable que nous soyons nous-mêmes dans une simulation plutôt que dans la « réalité de base ».
Son raisonnement est le suivant : soit les civilisations s’éteignent avant d’atteindre ce niveau technologique, soit elles choisissent de ne pas créer ces simulations, soit nous vivons probablement déjà dans une simulation.
C’est une version moderne et scientifique du doute solipsiste : tout comme le solipsiste ne peut pas prouver que le monde extérieur existe vraiment, nous ne pouvons pas prouver que nous ne sommes pas des consciences simulées dans un ordinateur ultra-puissant ou son équivalent. Le doute cartésien issu du diable devient le « programmeur de la simulation »
De façon intéressante, les neurosciences confirment en partie le perspectivisme nietzschéen. Les recherches sur la perception montrent que notre cerveau construit activement la réalité perçue. Loin d’enregistrer passivement des données sensorielles, il les interprète, les complète, les déforme selon ses attentes. Ainsi, les illusions perceptives ne sont pas des dysfonctionnements mais des fenêtres sur le fonctionnement normal : nous voyons toujours déjà interprété. La preuve : au centre de vos yeux figure un nerf optique sur lequel ne se trouvent pas de cellules capable de percevoir la lumière. Votre cerveau reconstruit ce point aveugle en se basant sur ce qu’il sait de la réalité, mais l’image reconstruite reste une invention.
En philosophie de l’esprit, le problème des qualia – ces qualités subjectives de l’expérience comme le rouge que je vois ou la douleur que je ressens – ravive le débat sur la subjectivité. Thomas Nagel, dans son article « Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? » (1974), estime que les faits objectifs de la science ne peuvent capturer la dimension subjective de l’expérience. Cette « subjectivité irréductible » limite la prétention à l’objectivité totale à laquelle nous aspirons pourtant tous.
Une fécondité philosophique paradoxale
Ces trois doctrines, bien qu’intenables dans leur forme pure, exercent une fonction philosophique essentielle : elles radicalisent le doute, exposent les présupposés cachés de nos croyances ordinaires et forcent la pensée à se justifier.
Personne ne devient réellement solipsiste, mais le solipsisme pose une question légitime : comment justifier notre croyance spontanée en l’existence d’autrui ? La réponse ne peut être une preuve logique déductive mais relève plutôt de ce que Wittgenstein appellerait une « certitude animale », un arrière-plan indubitable qui rend le doute et la justification possibles.
L’idéalisme de Berkeley, malgré son étrangeté, attire l’attention sur le rôle actif de l’esprit dans la constitution de l’expérience. Même si nous refusons de réduire les objets à des perceptions, nous devons reconnaître que nous n’accédons aux objets qu’à travers nos perceptions. Cette dépendance épistémologique ne prouve pas l’immatérialisme mais exige de penser avec soin le rapport entre réalité et représentation.
Le perspectivisme nietzschéen, enfin, offre un cadre pour penser la pluralité des savoirs sans tomber dans le relativisme total. Reconnaître que toute connaissance est contextuelle n’implique pas que toutes les perspectives se valent. Certaines sont plus fécondes, plus cohérentes, plus prédictives. La physique quantique et l’astrologie sont deux « perspectives » sur le cosmos, mais elles ne possèdent pas la même valeur cognitive : l’une est scientifique, l’autre est de la foutaise. Le perspectivisme bien compris conduit non au relativisme mais à une épistémologie modeste et réflexive, consciente de ses propres conditions de possibilité.
L’Impossible sortie
Ces trois doctrines se heurtent finalement à une même limite : l’impossibilité de sortir du cercle de la conscience ou de la perspective pour vérifier leur vérité. Le solipsiste ne peut prouver qu’il a raison, mais personne ne peut prouver qu’il a tort. Berkeley ne peut comparer sa perception avec un objet non perçu. Nietzsche ne peut accéder à un point de vue absolu pour évaluer la validité du perspectivisme. Cela peut nous faire penser au problème de l’existence de Dieu : comme personne ne peut le prouver, soit on se réduit à la croyance ou l’incroyance pure et simple, soit on se raccroche au pari de Pascal qui n’est qu’une projection statistique.
Comment vivre avec cette impossibilité ? Le pragmatisme américain, avec William James et John Dewey, propose une voie : juger les théories non pas sur leur vérité absolue mais sur leurs conséquences pratiques. Une croyance est vraie si elle fonctionne, si elle enrichit notre expérience. Le reste n’est que littérature…Cette approche dissout les questions métaphysiques insolubles dans le bain d’acide de l’utilité.
Une autre voie consiste à reconnaître que certaines croyances – l’existence du monde extérieur, l’existence d’autrui – fonctionnent comme des conditions de possibilité de la pensée plutôt que comme des conclusions rationnelles. Elles relèvent de ce que Wittgenstein appelle « images du monde » (Weltbilder), c’est à dire des arrière-plans qui ne sont ni vrais ni faux mais constitutifs de notre forme de vie.
Bref, ces doctrines ne nous offrent pas de vérités définitives mais des expériences de pensée qui affûtent notre regard critique sur nos évidences les plus tenaces. Qu’est-ce que la réalité ? Qu’est-ce que connaître ? Comment justifier notre croyance spontanée au monde ? Voilà des questions utiles et agréables, qu’il faut avoir chez soi en permanence dans un placard et qu’il faut ressortir parfois pour les dépoussiérer et les regarder à nouveau – c’est à dire pour nous regarder nous même et nous remettre en question. Et c’est ce que nous venons de faire.









