Les 4 articles de la série
Partie I – Définir l’approche / Partie II – La matrice coranique / Partie III – De la révélation aux systèmes / Partie IV – La pertinence contemporaine
Dans les deux articles précédents, nous avons abordé la méthodologie de l’analyse et la cartographie des thèmes philosophiques fondamentaux que sont unicité, connaissance, et liberté, tels qu’ils sont présents dans le Coran. Nous avons établi que le texte sert de matrice conceptuelle, mais qu’il ne constitue pas un système achevé. Le défi posé aux philosophes musulmans a donc été celui de la systématisation. Cet article examinera comment les principaux courants de pensée en terre d’islam — le Kalām ou théologie dialectique, la Falsafa inspirée de la philosophie hellénistique, et le Soufisme spéculatif — ont chacun adopté des méthodes distinctes pour structurer et interpréter les concepts coraniques en systèmes cohérents.
Les différents courants de structuration
Le Coran, du fait de son caractère et de sa structure, a nécessité un profond travail de systématisation. La confrontation avec la pensée grecque par les traductions du VIIIe au Xe siècle et avec d’autres traditions théologiques a poussé les savants musulmans à développer des corpus philosophiques rigoureux. Trois grands courants ont structuré cette réception : le kalām (théologie dialectique), la falsafa (philosophie hellénisante), et le soufisme spéculatif.
Le kalām ou rationalisation de la doctrine
Le kalām naît au VIIIe siècle comme tentative de défendre rationnellement les principes de la foi face aux critiques internes et externes. Les muʿtazilites, actifs entre le VIIIe et le Xe siècle, systématisent leur doctrine autour de cinq principes fondamentaux : l’unité divine (tawḥīd), la justice divine (ʿadl), la promesse et la menace, le statut intermédiaire du grand pécheur, et le commandement du bien.
Leur interprétation du Coran privilégie la raison. Pour eux, l’intellect peut connaître le bien et le mal avant la révélation. Dieu agit selon la justice rationnelle, ce qui limite sa volonté arbitraire. Le Coran doit être interprété allégoriquement lorsque le sens littéral contredit la raison. Cette position leur attire des accusations d’avoir soumis la révélation à la philosophie grecque. Leur doctrine du Coran créé (contre celle du Coran incréé) provoquera des controverses majeures au IXe siècle.
Les ashʿarites, actifs à partir du Xe siècle, opèrent un rééquilibrage. Abū al-Ḥasan al-Ashʿarī (874-936) et ses successeurs développent une position médiane qui préserve la toute-puissance divine tout en utilisant les outils rationnels. Ils affirment que Dieu crée les actes humains mais que l’homme les « acquiert » (kasb), solution subtile au problème de la prédestination et du libre arbitre. Le bien et le mal sont définis par la révélation, non par la raison seule. Les attributs divins sont réels mais « sans comment » (bi-lā kayf), formule qui préserve le mystère tout en affirmant la vérité du texte coranique.
Le kalām produit une méthode argumentative rigoureuse fondée sur le débat contradictoire (jadal). Les ouvrages de cette tradition organisent systématiquement les positions adverses, les objections possibles et les réponses. Cette dialectique nourrit une culture du raisonnement philosophique au sein même de la théologie.
La falsafa et l’intégration de l’hellénisme
La falsafa désigne le courant philosophique qui intègre explicitement l’héritage grec, particulièrement aristotélicien et néoplatonicien. Al-Kindī (801-873), premier philosophe de langue arabe, pose les fondements de cette entreprise. Il affirme que la philosophie et la révélation visent la même vérité par des voies différentes. La philosophie est la connaissance des réalités telles qu’elles sont, ce qui inclut nécessairement la connaissance de la Cause première.
Al-Fārābī (872-950) développe ensuite une synthèse majeure. Il élabore une philosophie politique fondée sur la République de Platon et la Politique d’Aristote, mais islamisée : le gouvernant philosophe devient le prophète-législateur. La prophétie reçoit une explication philosophique comme faculté de l’imagination à recevoir directement les intelligibles de l’Intellect agent. La révélation s’adresse au peuple par symboles et images, tandis que la philosophie exprime rationnellement les mêmes vérités. La cité vertueuse (al-madīna al-fāḍila) constitue l’idéal politique où la loi divine et la raison philosophique convergent.
Avicenne (Ibn Sīnā, 980-1037) marque un sommet de cette tradition. Sa métaphysique distingue l’existence nécessaire (wājib al-wujūd, Dieu) et l’existence possible (mumkin al-wujūd, toute chose créée). Cette distinction devient l’armature conceptuelle pour penser la relation entre Dieu et le monde. Sa théorie de l’intellect et de la prophétie rationalise le phénomène révélatoire : le prophète possède une imagination exceptionnellement puissante qui peut recevoir directement de l’Intellect agent les vérités intelligibles et les traduire en images accessibles au commun. Cette théorie, qui n’est pas sans rappeler l’idée de Pic de la Mirandole selon laquelle Jésus-Christ était un connaisseur parfait de la magie et de la Kabbale, influencera profondément la pensée islamique ultérieure et pénètre la scolastique latine par la traduction de ses œuvres.
Averroès (Ibn Rushd, 1126-1198) représente l’aboutissement de la falsafa andalouse. Son Faṣl al-Maqāl (Traité décisif, 1179) constitue une défense philosophique de la philosophie elle-même. Il y démontre, arguments juridiques à l’appui, que la loi religieuse commande l’étude philosophique pour ceux qui en ont la capacité. Son principe fondamental est que « la vérité ne peut contredire la vérité. » Si un résultat philosophiquement démontré semble contredire le Coran, c’est que notre interprétation du texte révélé est défaillante. Il faut alors recourir au taʾwīl, l’interprétation allégorique.
Averroès distingue trois classes d’esprits correspondant à trois types d’arguments : démonstratifs (réservés aux philosophes), dialectiques (pour les théologiens), et rhétoriques (pour le commun des croyants). Le Coran s’adresse simultanément à ces trois niveaux. Le sens littéral convient au peuple mais les philosophes doivent dégager le sens profond par la démonstration. Cette hiérarchisation vise à préserver l’ordre social : divulguer les interprétations philosophiques au peuple risquerait de semer le trouble et le scepticisme. La philosophie devient ainsi une obligation religieuse pour l’élite intellectuelle, mais une obligation qui doit rester discrète.
Le soufisme spéculatif ou l’herméneutique de l’expérience
Le soufisme développe une voie distincte centrée sur l’expérience spirituelle directe. Le soufisme spéculatif unit cette expérience à une élaboration métaphysique rigoureuse. Suhrawardī (1154-1191) fonde l’école illuminationniste (ishrāq) qui critique la falsafa. Il lui reproche de privilégier l’abstraction conceptuelle au détriment de l’intuition directe. La sagesse (ḥikma) authentique unit la rigueur démonstrative et la vision contemplative. Suhrawardī réhabilite en même temps la philosophie perse antéislamique (Zoroastre, les mages) qu’il considère comme une tradition de sagesse parallèle à la tradition grecque.
Son interprétation du verset de la lumière (24:35) structure toute sa métaphysique. L’existence se hiérarchise en degrés de lumière, de la Lumière des lumières (Dieu) jusqu’aux ténèbres de la matière. Pour lui, la connaissance procède par illumination descendante, non par abstraction ascendante. Cette métaphysique fournit un cadre conceptuel pour penser l’expérience mystique du kashf (dévoilement).
Ibn ʿArabī (1165-1240) parachève le soufisme spéculatif avec une œuvre immense (notamment les Futūḥāt al-makkiyya et le Fuṣūṣ al-ḥikam) qui développe une métaphysique complexe. Bien qu’Ibn ʿArabī n’utilise pas lui-même l’expression, la tradition postérieure lui attribue la doctrine de l’Unité de l’Être (waḥdat al-wujūd). Selon cette doctrine, seul Dieu possède l’existence véritable (wujūd) ; les créatures ne sont que des théophanies (tajalliyāt), des manifestations de l’Être unique dans la multiplicité des formes.
Cette position ne constitue pas un panthéisme naïf qui identifierait Dieu et le monde. Ibn ʿArabī maintient la distinction entre l’essence divine transcendante et ses manifestations. Mais il affirme que tout ce qui existe participe de l’Être divin sans lequel rien ne pourrait subsister. Le Coran reçoit ainsi une lecture symbolique profonde : chaque verset cache des niveaux de signification correspondant aux degrés de l’Être. La science de l’interprétation (ʿilm al-taʾwīl) devient ainsi une herméneutique ontologique que le sage se doit de pratiquer.
Enfin Mullā Ṣadrā Shīrāzī (1571-1640) opère au XVIIe siècle une synthèse monumentale. Sa « philosophie transcendante » (al-ḥikma al-mutaʿāliya) unit falsafa, kalām et soufisme. Il résout la querelle entre essentialistes (qui posent la primauté de l’essence) et existentialistes en affirmant la primauté de l’existence (aṣālat al-wujūd). L’existence ne s’ajoute pas à l’essence comme un accident ; elle constitue la réalité fondamentale dont les essences sont des déterminations.
Cette position reformule la distinction avicennienne entre nécessaire et possible. Mullā Ṣadrā développe aussi une théorie du mouvement substantiel : la substance elle-même est en devenir continu, ce qui explique le changement sans recourir à des accidents externes. Cette innovation métaphysique lui permet de penser le rapport entre éternité divine et temporalité créée. L’œuvre de Mullā Ṣadrā marque un sommet de la pensée islamique et reste étudiée dans les séminaires religieux iraniens actuels.
Modernités et contemporains
La période moderne voit l’émergence de nouveaux questionnements. La Nahḍa (Renaissance arabe, XIXe siècle) s’interroge sur les causes du retard technique et scientifique du monde musulman. Jamāl al-Dīn al-Afghānī (1838-1897) et Muḥammad ʿAbduh (1849-1905) prônent un retour à la raison pratique et à l’ijtihād (effort d’interprétation). Pour eux, l’islam authentique est compatible avec la science moderne et le progrès social et le Coran contient des principes éthiques universels qui doivent s’adapter aux circonstances changeantes.
Mohammed Arkoun (1928-2010) développe une herméneutique critique appliquée au Coran. Formé à la fois en sciences islamiques et en épistémologie moderne, il propose de distinguer le Coran, un texte historique produit dans un contexte donné, du Mushaf qui est un corpus officiel sacralisé, et du discours islamique constitué par l’ensemble des interprétations accumulées. Cette distinction vise à rouvrir l’espace d’une lecture historico-critique qui avait été fermé par l’orthodoxie. Arkoun dénonce la « clôture dogmatique » qui empêche de penser l’islam de façon critique.
C’est ensuite Nasr Hamid Abu Zayd (1943-2010) qui poursuit cette voie en Égypte. Il affirme que le Coran, bien que Parole de Dieu dans son origine, devient texte humain dans sa réception et son interprétation. Cette position lui vaut une accusation d’apostasie et il devras’exiler. Son œuvre analyse les mécanismes rhétoriques et linguistiques du texte coranique, montrant comment les lectures traditionnelles ont souvent projeté sur le texte des présupposés idéologiques.
De son côté Abdolkarim Soroush (né en 1945) en Iran développe une philosophie de la religion qui distingue la religion elle-même en tant que principe immuable, et les interprétations religieuses qui sont nécessairement historiques et changeantes. Pour Soroush, le texte coranique est fixe mais les lectures évoluent selon les contextes culturels et les progrès scientifiques. Cette position ouvre la possibilité d’un pluralisme herméneutique : plusieurs interprétations peuvent être légitimes simultanément.
Enfin on note Taha Abderrahmane (né en 1944), un philosophe marocain qui propose une voie distincte. Il développe une philosophie morale fondée sur la tradition islamique mais dialoguant avec la philosophie occidentale. Contre les lectures modernistes qui importent des concepts étrangers, il défend un esprit de modernité enraciné dans les ressources propres de la tradition. Sa critique du « suivisme » (taqlīd moderne) vise autant l’imitation aveugle de l’Occident que la répétition mécanique du passé, et il explique que la raison pratique doit s’exercer de façon créative à partir du patrimoine islamique.
Bibliographie
- Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Folio
- Averroès, Discours décisif, GF
- Philippe Quesne, Philosophie du Coran (La), Albouraq
- Roger Arnaldez, Averroès, un rationaliste en Islam, Ballard
- Ali Benmakhlouf, Averroès, Tempus
- Nidhal Guessoum, Islam et Science – Comment concilier le Coran et la science moderne, Dervy
- Mohammed Arkoun, Lectures du Coran, Albin Michel
- Youssouf Sangaré, Repenser le Coran et la tradition islamique : une introduction à la pensée de Fazlur Rahman, Albouraq
- Taha Abderrahmane, Dialogues for the Future, Brill (en anglais)
- Alain de Libera, Penser au Moyen Age, Points
- Abu al-Walhid ibn Ruchd Averroès, L’Islam et la Raison, précédée de « Pour Averroès », GF
- Christian Jambet, La Logique des Orientaux. Henry Corbin et la science des formes, Seuil
- Malek Chebel, Le Coran, Fayard
- Anonymes, Le Coran, Folio
- Michel Chodkiewicz, Le Sceau des saints: Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî, Gallimard







