Bienvenue dans cette mini-série de quatre articles, qui nous permettra d’aborder cette question sous différents angles.
Le Coran est-il uniquement un texte religieux, ou s’agit-il également d’un corpus philosophique ? Bien que le Coran ne soit pas un traité au sens aristotélicien, il active des éléments de rationalité — appel au ʿaql, arguments par signes — et alimente, dès les premiers siècles, des traditions philosophiques : kalām, falsafa, soufisme spéculatif. Ce premier article est consacré à l’approche méthodologique qui nous permettra d’analyser le texte.
Les 4 articles de la série
Partie I – Définir l’approche / Partie II – La matrice coranique / Partie III – De la révélation aux systèmes / Partie IV – La pertinence contemporaine
Méthodologie
Que signifie « philosophique » ?
Se poser la question du caractère philosophique d’un texte requiert d’abord la clarification du terme lui-même. La philosophie se reconnaît traditionnellement à trois dimensions : sa forme, son objet et sa finalité.
La forme philosophique privilégie le traité systématique, la démonstration rigoureuse, la conceptualisation précise et le jeu dialectique de l’objection et de la réponse. Elle exige une cohérence logique qui structure l’argumentation de bout en bout.
Du côté de l’objet, la philosophie investit des domaines spécifiques : l’être et ses catégories (l’ontologie, c’est-à-dire l’étude de ce qui existe et des structures fondamentales de la réalité), la connaissance et ses conditions de possibilité (l’épistémologie), l’agir moral et ses fondements (l’éthique), le langage et sa relation au réel, l’organisation politique de la cité, ainsi que la question de Dieu et du divin abordée par la raison (la théologie rationnelle).
Quant à la finalité, elle oscille entre deux pôles : la recherche de la vérité théorique par l’examen rationnel d’un côté, et la quête du salut ou de la perfection éthique de l’autre.
Cette triple caractérisation, héritée principalement de la tradition grecque, sert souvent de référence implicite lorsqu’on évalue le statut philosophique d’un texte.
Or le Coran ne se présente ni comme un traité d’Aristote, ni comme les dialogues de Platon. Il n’offre pas de démonstrations géométriques à la manière d’Euclide, ni de système conceptuel déductif comparable aux Éléments de philosophie des stoïciens. Sa structure échappe donc aux canons formels du traité occidental classique.
Faut-il pour autant lui refuser toute dimension philosophique ? Une telle conclusion serait hâtive. Elle supposerait que la forme aristotélicienne épuise toutes les modalités possibles de ce qui est philosophique, ce qui reviendrait à réduire la philosophie à une tradition parmi d’autres. Il convient donc d’élargir la définition : ce qui est philosophique peut résider dans l’implicite, dans la mise en problème plutôt que dans le système achevé, dans les approches d’argumentation plutôt que dans les démonstrations formelles.
Le statut du texte coranique
Le Coran se présente d’abord selon sa propre nature : il est révélation (waḥy), Parole divine adressée au prophète Muhammad sur une période de vingt-trois années environ. Cette dimension de révélation constitue son caractère fondamental aux yeux de la tradition musulmane. Le texte lui-même se désigne parfois par le terme tanzīl (descente, révélation progressive). La question théologique de savoir si cette Parole divine est créée ou incréée a d’ailleurs suscité, dès le huitième siècle, des débats métaphysiques intenses au sein du kalām, la théologie dialectique musulmane.
Sur le plan formel, le Coran se caractérise par une multiplicité de genres littéraires. On y trouve des récits prophétiques et historiques (qaṣaṣ), des serments cosmologiques, des exhortations morales, des prescriptions juridiques, des descriptions eschatologiques (l’étude des fins dernières et du destin ultime de l’humain) et des paraboles (mathal).
Cette hétérogénéité générique distingue nettement le texte coranique d’un traité philosophique unifié. La discontinuité thématique, le retour cyclique de certains motifs, la variation stylistique selon les périodes de révélation (mecquoise ou médinoise) confèrent au texte une texture littéraire particulière.
Un concept central dans l’approche musulmane du Coran est celui d’inimitabilité (iʿjāz). Le texte présente plusieurs fois un défi lancé aux humains et aux djinns : celui de produire quelque chose de semblable au Coran entier, à dix sourates (Coran 11:13) voire une seule sourate (Coran 2:23). Le texte affirme ainsi sa propre supériorité linguistique, rhétorique et spirituelle. Même en unissant leurs efforts, les créatures seraient incapables de composer quelque chose d’égal en beauté stylistique, en cohérence du message, en profondeur de sens et en impact sur l’âme.
Cette prétention à l’inimitabilité a donné lieu à une discipline entière, la rhétorique coranique (ʿilm al-balāgha), qui analyse la perfection stylistique du texte. Pour la pensée musulmane classique, cette perfection formelle constitue en elle-même une preuve (bayyina) de l’origine divine du message. Le Coran serait ainsi performatif : il ne se contente pas d’affirmer son origine divine, il la démontre par sa forme même, inaccessible aux capacités humaines ordinaires.
Cette conception du texte comme miracle formel a des implications philosophiques importantes. Elle établit une relation circulaire entre la forme et le contenu : la vérité du message se garantit par la perfection de l’expression, et inversement. Cette circularité a nourri des réflexions sur la nature du langage, sur le rapport entre signifiant et signifié, sur la possibilité de traduire un texte sacré intraduisible.
Pour une lecture philosophique
Comment extraire la dimension philosophique d’un texte révélé qui ne se présente pas explicitement comme un traité de philosophie ? Cette question méthodologique est préalable à toute analyse de contenu. Une approche herméneutique s’impose, c’est-à-dire une méthode d’interprétation qui prenne en compte la nature spécifique du texte tout en appliquant les outils de la pensée rationnelle.
La première précaution consiste à éviter l’anachronisme conceptuel. Projeter sur le Coran des catégories philosophiques élaborées plusieurs siècles après sa rédaction risque de lui faire dire ce qu’il ne dit pas. Parler de « théorie de la causalité » à propos de versets sur la création exige une reconstruction conceptuelle qui explicite ses propres présupposés. La lecture philosophique doit donc être consciente de son propre outillage conceptuel et de la distance historique qui la sépare du texte.
Une double contextualisation est donc nécessaire. D’une part, le contexte de révélation (sabab al-nuzūl, littéralement « occasion de la descente ») : les circonstances historiques, sociales et culturelles dans lesquelles les versets ont été révélés. Ce contexte initial permet de comprendre certaines formulations, certains enjeux polémiques, certaines réponses à des questions concrètes posées par la communauté naissante. D’autre part, le contexte de réception : les traditions philosophiques qui se sont emparées du texte coranique, l’ont commenté, systématisé, mis en dialogue avec d’autres corpus (grec, persan, indien). Bien que le texte matériel demeure identique, le Coran tel qu’il a été lu par Avicenne au onzième siècle n’est pas le même que celui lu par Muhammad Arkoun au vingtième siècle, en raison du contexte social, géopolitique et historique.
La lecture philosophique du Coran procède donc en isolant les problématiques.
Elle identifie dans le texte des questions implicites : Qu’est-ce que l’être ? Comment connaissons-nous ? Qu’est-ce qu’agir justement ?
Elle explicite ensuite les présupposés ontologiques et épistémologiques qui sous-tendent les réponses coraniques.
Elle reconstruit enfin la logique argumentative à l’œuvre, même lorsque celle-ci n’est pas formulée selon les règles du syllogisme aristotélicien.
Cette reconstruction permet la comparaison avec d’autres traditions philosophiques, offrant un terrain d’altérité philosophique fécond.
Vocabulaire minimal
Avant de poursuivre l’analyse, il convient de définir brièvement les termes arabes récurrents dans l’étude philosophique du Coran. Le ʿaql désigne la raison ou l’intellect, faculté de compréhension et de discernement. La ḥikma renvoie à la sagesse, parfois identifiée à la connaissance pratique ou à la philosophie elle-même. Le terme ʿilm indique le savoir ou la science, connaissance certaine et établie. Le ḥaqq possède une double acception : la vérité (dimension cognitive) et le droit ou la justice (dimension normative). La fitra correspond à la disposition originelle de l’être humain, son orientation naturelle vers le monothéisme (tawḥīd). Le taʾwīl désigne l’interprétation allusive ou allégorique, qui recherche le sens profond (bāṭin) au-delà du sens apparent (ẓāhir). Enfin, la shūrā nomme la délibération collective, principe de consultation dans les affaires communautaires.
Contexte historique
La prédication et les premiers destinataires
Le Coran émerge dans l’Arabie du septième siècle, au carrefour de plusieurs univers culturels et religieux. La péninsule arabique de cette époque se caractérise par la coexistence de polythéismes tribaux, de communautés juives et chrétiennes, de traditions hanīfes (monothéistes abrahamiques) et de contacts avec les empires byzantin et sassanide.
Ce contexte pluriel explique en partie la posture du texte coranique : il se présente simultanément comme confirmation des révélations antérieures (Torah, Évangile) et comme correction de leurs altérations présumées.
La structure du Coran reflète son mode de transmission originel : l’oralité. Le texte est organisé en sourates (chapitres) de longueurs inégales, elles-mêmes composées de versets (āyāt, terme qui signifie également « signes »). Cette organisation privilégie le rythme, la sonorité, la répétition et l’impact émotionnel immédiat.
Les sourates mecquoises, généralement plus courtes et plus anciennes, se concentrent sur les thèmes eschatologiques, la critique du polythéisme et l’affirmation du monothéisme. Les sourates médinoises, plus longues et tardives, abordent davantage les questions juridiques, politiques et communautaires.
Le Coran se déploie dans un espace de confrontation intellectuelle. À La Mecque, la prédication de Muhammad se heurte à l’opposition des élites polythéistes qui défendent leurs divinités traditionnelles et leur statut social. Le texte coranique développe alors une argumentation serrée contre le polythéisme (shirk, association de partenaires à Dieu), présenté non seulement comme une erreur théologique mais aussi comme une faute logique et ontologique. Comment peut-on diviser l’Unité divine absolue ? Comment des créatures contingentes et limitées peuvent-elles participer à la divinité nécessaire et absolue ? Ces questions, formulées dans le langage de l’exhortation religieuse, portent déjà en germe des problématiques métaphysiques.
À Médine, le contexte change. La communauté musulmane doit s’organiser, légiférer, interagir avec les tribus juives et négocier son rapport aux autres monothéismes. Le Coran médinois développe une argumentation face aux objections des « gens du Livre » (ahl al-kitāb). Il définit le tawḥīd (monothéisme strict, affirmation de l’unicité divine absolue) par différenciation : ni trinité chrétienne, ni anthropomorphisme excessif, ni multiplication des intermédiaires. Cette définition par négation et précision successive crée un champ de problèmes théologiques et philosophiques qui appellera, par la suite, un travail conceptuel considérable.
La mise par écrit
La transmission du Coran combine d’emblée deux canaux : la mémorisation orale, privilégiée par une culture de l’oralité, et la consignation écrite partielle sur divers supports (omoplates de chameau, parchemins, feuilles de palmier). Après la mort du prophète Muhammad en 632, le calife Abū Bakr initie une première collecte systématique du texte, confiée à Zayd ibn Thābit, scribe du prophète. Cette collecte rassemble les fragments écrits et les récitations mémorisées en un corpus unifié.
Sous le califat de ʿUthmān (644-656), une version canonique est établie et diffusée dans les principales villes de l’empire naissant. Cette standardisation, appelée le muṣḥaf ʿuthmānien, vise à prévenir les divergences de récitation qui commençaient à apparaître dans les différentes régions. Les variantes orthographiques furent fixées, bien qu’une certaine flexibilité subsistât dans les sept lectures (qirāʾāt) reconnues par la tradition. Ces lectures, qui concernent principalement la vocalisation et certaines variantes lexicales mineures, n’affectent pas substantiellement le sens général du texte.
Cette canonisation précoce a stabilisé le corpus textuel mais n’a pas figé son interprétation. Au contraire, la fixité du texte a paradoxalement libéré la diversité herméneutique. Le même verset peut recevoir des lectures juridiques, mystiques, théologiques ou philosophiques différentes selon les écoles et les époques.
Le Coran, une matrice textuelle
Le caractère non-systématique du Coran, sa polyphonie générique et sa discontinuité thématique en font un texte-source qui appelle nécessairement le commentaire, la systématisation et le débat rationnel.
À la différence d’un traité philosophique qui se suffit à lui-même par sa cohérence interne, le Coran génère un besoin herméneutique : il faut extraire un ordre normatif (juridique), un ordre ontologique (métaphysique) et un ordre sotériologique (relatif au salut) à partir d’un matériau textuel qui ne les présente pas de manière linéaire ni démonstrative.
Cette nécessité herméneutique s’articule autour de plusieurs distinctions opératoires développées par les commentateurs musulmans.
La distinction fondamentale oppose le sens apparent (ẓāhir) au sens profond (bāṭin). Le premier se donne immédiatement à la lecture littérale ; le second requiert un travail interprétatif.
Ce travail prend deux formes principales. Le taʾwīl (interprétation allusive ou allégorique) recherche les significations symboliques et spirituelles dissimulées sous la lettre du texte. Il a été particulièrement développé par les courants philosophiques et mystiques. Le tafsīr (exégèse traditionnelle) s’appuie quant à lui sur les commentaires transmis depuis les compagnons du prophète, sur la connaissance de la langue arabe et du contexte de révélation. Il privilégie une approche philologique et traditionnelle.
À ces méthodes exégétiques s’ajoute le naẓar (examen rationnel), méthode spécifiquement philosophique qui soumet le texte au crible de la logique et de la raison. Le naẓar ne se contente pas de recevoir le sens ; il le construit par un travail conceptuel rigoureux. Cette méthode pose une question majeure : quel est le rapport légitime entre raison et révélation ? La raison peut-elle juger de la vérité de la révélation, ou doit-elle seulement expliciter ce que la révélation lui donne à penser ? Ce débat structure l’ensemble de la philosophie en terre d’islam.
Le Coran fonctionne ainsi comme une matrice textuelle : il ne fournit pas un système philosophique achevé, mais il offre des matériaux conceptuels (unité divine, justice, création, responsabilité), des schèmes argumentatifs (preuves par signes, appels à la raison) et des problèmes ouverts (liberté et prédestination, attributs divins, nature de la connaissance) qui stimulent le travail philosophique en aval.
Comment lire un texte religieux de manière philosophique
Comment procéder concrètement pour extraire la dimension philosophique d’un texte sacré ? La démarche se décompose en plusieurs étapes.
D’abord, isoler le problème : quelle question le verset pose-t-il, même implicitement ?
Ensuite, expliciter les présupposés ontologiques (quelles entités sont supposées exister ?) et épistémologiques (comment peut-on connaître ?) qui sous-tendent la réponse textuelle.
Puis, reconstruire l’argument : quelle est la logique interne du raisonnement, même si elle n’est pas formulée syllogistiquement ?
Enfin, comparer avec les traditions philosophiques voisines : trouve-t-on des parallèles chez les présocratiques, Platon, Aristote, les stoïciens, ou dans d’autres traditions (indiennes, chinoises) ?
Cette comparaison n’établit pas nécessairement des filiations historiques, mais elle permet de situer le texte coranique dans un espace philosophique plus large et de mesurer sa spécificité.
Les méthodes argumentatives dans le Coran
L’argument par signes (āyāt) ou la méthode de l’induction théologique
Le terme āya (pluriel āyāt) possède dans le Coran une double signification qui n’est pas fortuite : il désigne à la fois le verset coranique et le signe observable dans le monde. Cette polysémie fonde une méthode argumentative centrale du texte : comprendre à partir des phénomènes naturels qu’il existe une cause transcendante.
Le Coran invite systématiquement son auditoire à observer l’ordre cosmique, la diversité du vivant, l’alternance des saisons et des phénomènes météorologiques, pour en déduire l’existence d’une Puissance organisatrice et d’une Sagesse ordonnatrice.
Le verset 2:164 offre un exemple de cette méthode : « Dans la création des cieux et de la terre, dans l’alternance de la nuit et du jour, dans le navire qui vogue sur la mer avec ce qui profite aux gens, dans l’eau que Dieu fait descendre du ciel par laquelle Il redonne vie à la terre après sa mort et y dissémine toutes sortes d’animaux, dans la variation des vents et les nuages soumis entre le ciel et la terre, il y a des signes pour un peuple qui raisonne. »
La structure argumentative repose sur une accumulation de phénomènes ordonnés qui forment ensemble une preuve (bayyina) de l’existence d’un Agent ordonnateur. La logique sous-jacente suit un schéma inductif : si de multiples éléments A, B, C présentent un ordre, une finalité apparente et une coordination, alors ils procèdent d’une intelligence organisatrice.
Cette méthode s’apparente à ce que la philosophie occidentale nommera plus tard l’argument téléologique ou l’argument par le dessein (design argument).
Toutefois, le Coran ne formalise pas explicitement son raisonnement en termes de prémisses et de conclusions. L’argumentation demeure implicite, confiée au travail d’inférence du lecteur ou de l’auditeur. Le texte se contente de présenter les signes et d’en appeler à la réflexion (tafakkur) de celui qui les observe.
La distinction entre les āyāt cosmiques (signes dans le monde créé) et les āyāt textuels (versets révélés) établit un parallèle entre deux ordres de manifestation du divin. Le monde naturel et le texte révélé témoignent, chacun à sa manière, de la présence et des attributs divins. Cette homologie entre livre révélé et livre de la nature préfigure une topique qui traversera la pensée médiévale, tant en terre d’islam qu’en chrétienté.
Les interrogations et les renversements
Le Coran utilise massivement la question rhétorique pour stimuler la réflexion et contraindre l’interlocuteur à reconnaître l’absurdité de certaines positions. Cette technique argumentative ne cherche pas à obtenir une réponse informative, mais à provoquer une prise de conscience logique.
Le verset 52:35-36 constitue un bon exemple de cette méthode : « Ont-ils été créés à partir de rien, ou sont-ils eux-mêmes les créateurs ? Ont-ils créé les cieux et la terre ? Non, ils n’ont aucune certitude. » La première question pose un dilemme : soit l’être humain est apparu ex nihilo, ce qui est philosophiquement problématique puisque du néant absolu ne peut surgir l’être, soit il s’est auto-créé, ce qui est logiquement contradictoire : comment pourrait-on être cause de soi-même avant d’exister ?. La seconde question radicalise l’absurdité : si l’humain ne peut se créer lui-même, comment pourrait-il créer l’univers entier ?
Cette structure interrogative force le raisonnement par la réduction à l’absurde. Elle ne démontre pas positivement l’existence de Dieu, mais elle élimine les positions alternatives considérées comme incohérentes. La stratégie est apophatique : elle définit par négation ce qui ne peut pas être, laissant émerger par défaut la solution théiste.
Le renversement est une autre figure argumentative fréquente. Le Coran inverse les perspectives habituelles pour dévoiler des contradictions internes dans les positions adverses. Par exemple, face aux polythéistes mecquois qui reconnaissent Dieu en cas de détresse mais lui associent des partenaires en temps normal, le texte souligne l’incohérence de leur position : comment peut-on invoquer exclusivement Dieu dans le danger puis partager les honneurs divins dans la sécurité ? Cette mise en lumière des contradictions pratiques sert un propos épistémologique : l’erreur théologique s’accompagne d’une incohérence rationnelle.
Les analogies, exemples et serments
Le Coran déploie un vaste répertoire de récits exemplaires (qaṣaṣ al-anbiyāʾ, récits des prophètes) qui fonctionnent selon une logique analogique. L’histoire des peuples anciens détruits pour avoir été mécréants sert d’avertissement aux contemporains. La structure narrative établit un parallèle : si le peuple de Noé, ou de Loth, ou de Pharaon a péri pour avoir rejeté le message prophétique, alors les Mecquois encourent un sort similaire s’ils persistent dans leur refus. Cette analogie historique repose sur une prémisse implicite : les lois divines sont constantes, l’histoire se répète selon des motifs identifiables.
Le mathal (parabole, ou similitude) constitue un outil didactique majeur pour conceptualiser l’abstrait. La parabole permet de rendre sensible une vérité métaphysique ou morale par le recours à une image concrète. Par exemple, la comparaison de la Parole divine à un arbre dont les racines sont fermes et les branches dans le ciel (14:24) offre une représentation spatiale de la stabilité et de la fécondité spirituelle. Le mathal fonctionne par transfert sémantique : il transporte (metapherein en grec) une propriété d’un domaine empirique vers un domaine abstrait.
Les serments cosmologiques (qasam) ouvrent de nombreuses sourates courtes, particulièrement dans la période mecquoise. « Par le soleil et sa clarté » (91:1), « Par la nuit quand elle recouvre » (92:1), « Par l’aube » (89:1) : ces formules solennelles prennent le cosmos à témoin de la véracité du message. La fonction rhétorique du serment est double. D’abord, elle attire l’attention sur des phénomènes naturels qui deviennent ainsi des āyāt, des signes à méditer. Ensuite, elle établit une gradation dramatique qui prépare l’énoncé principal. Le serment ne prouve pas au sens démonstratif, mais il confère une gravité performative à l’assertion qui suit.
L’usage du qiyās (analogie juridique et rationnelle) demeure largement implicite dans le Coran. Le texte ne formalise pas de règle analogique explicite, mais il procède par rapprochements : si telle prescription s’applique dans tel cas, elle vaut aussi dans un cas similaire. Cette logique analogique sera systématisée plus tard par les juristes (fuqahāʾ) et les théologiens, devenant l’une des sources du droit musulman (uṣūl al-fiqh).
L’appel au ʿaql, à l’écoute et à l’examen
Le vocabulaire coranique de la rationalité mérite une attention particulière. Plusieurs verbes et substantifs désignent l’activité intellectuelle et son exercice légitime. Le terme tafakkur (réflexion, méditation discursive) apparaît dans des contextes qui encouragent l’examen attentif des signes divins. « Ne méditent-ils pas sur le Coran ? » (4:82) invite à un travail herméneutique actif, non à une réception passive. Le tadabbur (méditation profonde, examen minutieux) intensifie encore cette exigence d’attention : il s’agit de pénétrer le texte, d’en scruter les profondeurs sémantiques.
Le verbe taʿaqqul, dérivé de ʿaql (raison, intellect), apparaît fréquemment sous la forme « pour un peuple qui raisonne » ou « ne raisonnez-vous pas ? ». Cette interpellation directe responsabilise l’auditeur : l’usage de la raison n’est pas optionnel, il constitue une obligation morale et cognitive. Le Coran ne se contente pas de commander la foi, il commande également l’exercice de l’intellect. La formule récurrente « pour les doués d’intelligence » (li-ulī al-albāb) désigne ceux qui savent utiliser leur faculté rationnelle pour saisir les significations profondes.
Le naẓar (examen, investigation rationnelle) désigne un regard intellectuel actif, une inspection critique de la réalité. « Dis : Parcourez la terre et voyez comment Il a commencé la création » (29:20) associe l’observation empirique et la réflexion sur les origines. Cette invitation au naẓar deviendra centrale dans la méthode des théologiens rationalistes (mutakallimūn) qui en feront le fondement de leur démarche spéculative.
Un verset particulièrement significatif d’un point de vue épistémologique apparaît en 10:100 : « Il appartient à Dieu de mettre le trouble sur ceux qui ne raisonnent pas. » La traduction du verbe yaʿqilūn par « raisonner » souligne que l’absence d’usage de la raison constitue une faute morale autant qu’intellectuelle. Le texte ne valorise pas une foi aveugle, mais une adhésion éclairée par l’exercice de l’intellect.
De même, le verset 67:10 rapporte les paroles des damnés : « Si nous avions écouté ou raisonné, nous ne serions pas parmi les gens de la fournaise. » La conjonction « ou » (aw) peut être interprétée ici au sens de « et », indiquant que l’écoute et le raisonnement forment ensemble les conditions du salut. L’écoute (samʿ) renvoie à la réception de la révélation, tandis que le raisonnement (ʿaql) désigne le travail critique qui l’accompagne. Cette complémentarité entre révélation reçue et raison active structure tout le débat ultérieur sur les rapports entre foi et philosophie.
Petit glossaire rhétorique
Les formes argumentatives coraniques mobilisent un lexique technique qui mérite d’être précisé. Le qasam (serment) inaugure le discours par une prise à témoin solennelle du cosmos ou d’éléments naturels, conférant gravité et autorité à l’énoncé. Le mathal (parabole, similitude) transpose une vérité abstraite dans le registre de l’image concrète, facilitant la compréhension par analogie. Le dhikr (rappel, mention répétée) structure le texte par récurrence thématique, créant une pédagogie de la réitération. La bayyina (preuve, évidence manifeste) désigne un argument dont la force persuasive s’impose d’elle-même, sans nécessiter de médiation démonstrative supplémentaire. Ces catégories rhétoriques seront analysées par la discipline de la balāgha (rhétorique et éloquence), qui systématisera les procédés stylistiques du Coran.
Bibliographie
- Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Folio
- Averroès, Discours décisif, GF
- Philippe Quesne, Philosophie du Coran (La), Albouraq
- Roger Arnaldez, Averroès, un rationaliste en Islam, Ballard
- Ali Benmakhlouf, Averroès, Tempus
- Nidhal Guessoum, Islam et Science – Comment concilier le Coran et la science moderne, Dervy
- Mohammed Arkoun, Lectures du Coran, Albin Michel
- Youssouf Sangaré, Repenser le Coran et la tradition islamique : une introduction à la pensée de Fazlur Rahman, Albouraq
- Taha Abderrahmane, Dialogues for the Future, Brill (en anglais)
- Alain de Libera, Penser au Moyen Age, Points
- Abu al-Walhid ibn Ruchd Averroès, L’Islam et la Raison, précédée de « Pour Averroès », GF
- Christian Jambet, La Logique des Orientaux. Henry Corbin et la science des formes, Seuil
- Malek Chebel, Le Coran, Fayard
- Anonymes, Le Coran, Folio
- Michel Chodkiewicz, Le Sceau des saints: Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî, Gallimard










