Question complète : « la philosophie ne sert à rien, ce n’est que des questions creuses. Par exemple la soi -disant querelle des irréductibles c’est totalement inutile. Que des gens passent leur vie à débattre de ce genre de sujet ça me dépasse. Il vaut bien mieux faire des choses, être entrepreneur ou même artisan »
La philosophie ne « sert » pas à rien : elle sert à mieux vivre et à mieux agir
Partir de l’objection : « autant faire plutôt que discuter »
Dire que la philosophie ne sert à rien parce qu’elle pose des « questions creuses » revient à confondre deux choses : l’action et la préparation de l’action. Un artisan affûte ses outils avant d’attaquer la pièce ; un entrepreneur clarifie ses hypothèses avant d’investir. La philosophie, c’est l’affûtage des outils de la pensée : concepts, critères, valeurs, raisonnements. Elle ne remplace pas l’action, elle la rend plus lucide, plus cohérente, et souvent plus efficace. Sans cet affûtage, on « fait », certes, mais on fait parfois vite… et n’importe quoi.
À quoi sert « penser » quand on veut agir ?
Trois réponses simples.
- Éviter les faux problèmes. Une part du travail philosophique consiste à dissoudre des confusions de langage. Combien de débats publics s’enlisent parce que les mots « liberté », « progrès », « naturel », « mérite » ne sont pas définis ? Clarifier un concept, c’est déjà résoudre 50 % du conflit, donc gagner du temps et de l’argent.
- Choisir sous incertitude. L’entrepreneur vit d’hypothèses ; l’artisan, de normes de qualité ; le citoyen, de décisions collectives. La philosophie propose des critères : comment arbitrer entre risques, intérêts et principes ? Comment éviter les biais (conformisme, confirmation, présentisme) ? Une décision « philosophiquement » pensée n’est pas abstraite : elle est explicite dans ses raisons, donc révisable et transmissible à une équipe.
- Assumer ce qu’on fait. L’action a toujours des effets collatéraux. La réflexion éthique ne moralise pas de loin ; elle cartographie : qui est impacté, à court et à long terme ? Quelle responsabilité prend-on ? En entreprise comme en atelier, c’est la différence entre une réussite durable et un succès fragile qui se retourne.
« Querelles techniques » : à quoi bon ?
Vous citez la « querelle des irréductibles » comme exemple d’inutilité. Au passage, vous voulez sans doute dire « Querelle des universaux » mais ça n’a pas d’importance. Prenons ce type de débats comme une famille de questions : certains phénomènes (conscience, valeurs, nombres, normes, vécus) sont-ils réductibles à autre chose (matière, calcul, faits bruts) ? À première vue, c’est lointain. En réalité, ces controverses structurent des choix très pratiques.
- En sciences et en tech : décider si tout est réductible à du mesurable détermine vos méthodes. Par exemple, si tout se réduit à des indicateurs, on gère une équipe à la métrique. Si l’on admet des éléments non réductibles (expérience, sens, confiance), on complète les KPI par des rituels, de la narration, du jugement humain. Le management change.
- En droit et en société : l’idée qu’une personne est « réductible » à un profil statistique mène à des usages différents des algorithmes que si l’on tient à l’irréductible dignité de chacun. C’est concret : recrutement automatisé, crédit, santé, justice prédictive.
- En arts et en métiers : croire qu’un objet est « rien que » sa fonction conduit à un design sans souci d’usage vécu ; reconnaître l’irréductible qualité d’un geste, d’une texture, d’une proportion, oriente autrement la fabrication. L’artisan le sait : deux pièces aux mêmes mesures peuvent avoir une qualité différente.
Les « querelles » ont souvent des retombées inattendues. La logique médiévale semblait oiseuse ; elle a préparé la formalisation qui rend possible l’informatique. Les débats sur la définition du nombre ont nourri la cryptographie. Sans sur-promettre, on peut dire : les questions de fond tracent les routes où, plus tard, la technique et l’économie passent.
Pour conserver la métaphore roulante, essayez d’imaginer l’être humain qui a inventé la roue. Ce n’était probablement pas un hasard, mais le résultat d’une pensée. Cette personne a observé son environnement et s’est dit « tiens, ce truc, ce caillou roule quand on le pousse alors qu’il est très lourd, du coup on n’a pas besoin de pousser fort pour le déplacer. Et si je fabriquais une sorte de caillou rond pour transporter des objets ? » On ne peut pas garantir que ça c’est passé comme ça, mais on voit bien que la pensée précède l’action. De même pour les outils de l’artisan : la truelle du maçon n’est pas le résultat magique d’une action aléatoire au cours de laquelle quelqu’un s’est dit « tiens, hop, je vais fabriquer n’importe quel outil ». Autrement dit l’action est indispensable mais la pensée précède toujours l’action.
Philosophie et entrepreneuriat : des gains mesurables
- Vision : ce n’est pas un slogan. La philosophie entraîne à repérer la question mère d’un projet : quel problème humain résolvons-nous, et pourquoi cela compte-t-il ? Cette clarté change un pitch, un backlog produit, un plan de route.
- Stratégie : raisonner en alternatives (contrefactuel : que se passe-t-il si notre hypothèse est fausse ?) et en coûts d’opportunité (qu’abandonnons-nous en faisant A plutôt que B ?) vient tout droit de l’entraînement à l’argumentation.
- Culture d’équipe : expliciter les valeurs opérationnelles (ce que l’on sacrifie en dernier : sécurité ? confidentialité ? équité ? frugalité ?) évite les conflits implicites. La philosophie, c’est rendre les valeurs négociables par le langage plutôt que par le rapport de force.
- Apprentissage : un esprit philosophique sait distinguer explication (pourquoi l’erreur est arrivée) et justification (pourquoi on la tolérerait). Cette nuance réduit les effets de blâme et accélère l’amélioration continue.
Et pour l’artisan : le sens du « beau travail »
Un artisan ne produit pas uniquement un objet fonctionnel ; il vise une justesse de geste, une élégance discrète, un rapport au matériau. C’est une éthique : tenir le standard quand personne ne regarde. La philosophie aide à nommer cela, à l’enseigner, à le transmettre. Elle relie savoir-faire et savoir-dire : pourquoi ce choix d’assemblage, pourquoi cette patience ? Dire le sens d’un métier, c’est assurer sa durabilité.
« Faire » sans penser : les coûts cachés
Nous sommes tous capables d’efficacité locale et d’inefficacité globale. Quelques exemples typiques lorsque la réflexion manque :
- Optimiser le mauvais objectif : maximiser une métrique (clics, temps d’écran, vitesse d’exécution) qui dégrade ce qui compte (bien-être, compréhension, sécurité). Sans un examen philosophique des fins, on confond moyens et buts.
- Biais collectifs : bulles informationnelles, emballements mimétiques, décisions de groupe irrationnelles. Les méthodes philosophico-critiques (charité interprétative, contre-arguments d’acier, principe de précaution) servent de garde-fous.
- Perte de cap : quand tout va vite, on confond « urgent » et « important ». La philosophie entraîne à poser la question prioritaire : qu’est-ce qui mérite du temps humain ? Cette simple hiérarchie redonne de la maîtrise.
La valeur ajoutée invisible : langage, nuance, transmission
Un entrepreneur vend aussi du sens ; un artisan transmet une tradition. Or le sens se fabrique avec des mots. La philosophie apprend à nommer précisément, à argumenter sans manipuler, à écouter sans capituler. Cette compétence langagière a une valeur économique : moins de malentendus, des contrats plus clairs, des réunions plus courtes, des décisions mieux documentées. Ce n’est pas de l’ornement ; c’est de la friction en moins.
Un kit minimal de réflexion utile (applicable dès maintenant)
Voici cinq questions, philosophiques dans l’esprit, mais opérationnelles, à glisser dans votre quotidien :
- De quoi parle-t-on, exactement ? (Clarifier le concept central, bannir les métaphores floues.)
- Qu’est-ce qui compte vraiment ici ? (Nommer la fin visée, séparer moyens et buts.)
- Quelles hypothèses soutiennent notre choix ? (Et comment les tester vite et proprement ?)
- Qui est affecté, à court et à long terme ? (Élargir le cercle des conséquences.)
- Quelle décision prendrait un adversaire bienveillant ? (Acier l’argument contraire pour éprouver le nôtre.)
C’est de la philosophie appliquée : conceptualiser, hiérarchiser, hypothétiser, universaliser, dialectiser. Cinq minutes bien employées peuvent éviter des semaines de rework.
« Utile », oui — mais pas au prix de l’âme
On pourrait objecter : si la philosophie sert, alors elle devient un simple outil. Ce serait une autre confusion. La philosophie sert (elle est utile) et elle sur-sert (elle dépasse l’utilité). Elle nous rappelle que toute utilité suppose une finalité : utile à quoi, à qui, pourquoi ? Cette capacité à s’arrêter pour interroger la fin elle-même est ce qui protège l’action de l’absurdité. On peut être un excellent exécutant dans une mauvaise direction. Penser, c’est garder vivante la boussole.
Réponse courte
Non, la philosophie n’est pas une perte de temps. Elle transforme du bruit en sens, des opinions en arguments, de l’énergie en cap. Les « querelles » apparemment abstraites, comme celles sur le réductible et l’irréductible, ne sont pas des futilités : elles cadrent notre manière de mesurer, de manager, de juger, de créer. Entrepreneurs et artisans le savent intuitivement : la qualité invisible précède la qualité visible. La philosophie est cette qualité invisible de la pensée. Elle ne remplace ni le marteau ni le business plan ; elle les oriente.
Faire mieux en pensant mieux
Entre « faire » et « penser », le vrai choix n’est pas l’un contre l’autre, mais l’un par l’autre. La philosophie n’est pas un luxe scolaire ; c’est une discipline de lucidité qui évite les fausses évidences, rend les désaccords féconds et relie les gestes aux raisons. Si vous voulez faire, tant mieux : commencez par savoir ce que vous faites en le faisant. C’est précisément ce que la philosophie rend possible.