Philosophes.org
Structure
  1. En raccourci
  2. Origines et formation
    1. Une famille prospère de Béotie
    2. La révélation théâtrale de Télèphe
  3. Jeunesse et influences formatrices
    1. Le départ pour Athènes et la rencontre du cynisme
    2. L’apprentissage de la vie ascétique
  4. Première carrière et émergence
    1. L’Ouvreur de portes
    2. Résistance familiale et persévérance
  5. Œuvre majeure et maturité
    1. Les compositions poétiques et philosophiques
    2. Lettres et tragédies philosophiques
    3. Maximes et enseignements
  6. Dernières années et synthèses
    1. Le mariage remarquable avec Hipparchia
    2. Une postérité philosophique et familiale
    3. L’influence sur Zénon de Kition
    4. Autres disciples notables
    5. Rencontre avec Alexandre
  7. Mort et héritage
    1. Une fin paisible
    2. Un cynisme adouci et joyeux
    3. Le pont entre cynisme et stoïcisme
    4. Une mémoire durable
  8. Le legs d’une sagesse accessible
Philosophes.org
Portrait imaginaire de Cratès de Thèbes, philosophe cynique grec. Cette image est une représentation fictive et ne représente pas le personnage historique réel.
  • Biographies
  • Cynisme

Cratès de Thèbes (vers 365–vers 285 av. J.-C.) : la joie cynique et le détachement des biens

  • 17/11/2025
  • 14 minutes de lecture
Total
0
Shares
0
0
0

INFOS-CLÉS

Nom d’origineΚράτης (Kratês)
OrigineThèbes (Béotie, Grèce)
Importance★★★
CourantsPhilosophie cynique
ThèmesPauvreté volontaire, simplicité de vie, joie philosophique, transmission du cynisme au stoïcisme

Cratès de Thèbes figure parmi les disciples les plus célèbres de Diogène de Sinope et incarne une version apaisée du cynisme antique. Héritier d’une fortune considérable, il choisit de tout abandonner pour mener une existence libre et joyeuse dans les rues d’Athènes.

En raccourci

Né dans une famille aisée de Thèbes vers 365 av. J.-C., Cratès abandonne sa fortune après avoir assisté à une représentation théâtrale qui le bouleverse profondément.

Il rejoint Athènes où il adopte les principes cyniques sous l’influence probable de Diogène de Sinope. Vêtu d’un simple manteau et portant une besace, il parcourt la cité en donnant des conseils philosophiques, ce qui lui vaut le surnom « d’Ouvreur de portes ».

Son mariage avec Hipparchia, qui renonce elle aussi à sa richesse pour le suivre, forme l’un des couples les plus remarquables de l’Antiquité grecque, fondé sur l’égalité et le respect mutuel. Ensemble, ils vivent dans une pauvreté choisie, assumant publiquement leur mode de vie cynique.

Cratès transmet ses enseignements à Zénon de Kition, futur fondateur du stoïcisme, établissant ainsi un pont entre le cynisme et cette nouvelle école philosophique. Auteur de poèmes et de tragédies philosophiques, il laisse notamment la description poétique de « Besace », cité idéale cynique où règnent la simplicité et la paix.

Il meurt vers 285 av. J.-C., respecté des Athéniens pour sa bienveillance et sa constance dans ses principes.

Origines et formation

Une famille prospère de Béotie

Cratès naît vers 365 av. J.-C. à Thèbes, principale cité de Béotie. Fils d’Ascondos, il appartient à une famille fortunée et hérite d’un patrimoine évalué selon les sources entre cent et deux cents talents, somme considérable dans la Grèce du IVᵉ siècle. Cette richesse le destine naturellement à occuper une place de premier plan dans la société thébaine. Rien ne prédispose le jeune aristocrate à la vie philosophique radicale qu’il embrassera.

La Thèbes de sa jeunesse connaît alors son déclin politique après avoir brièvement dominé la Grèce sous Épaminondas et Pélopidas. La cité perd son hégémonie face à la montée de la puissance macédonienne. Ce contexte d’instabilité politique et d’effondrement des certitudes traditionnelles forme le terreau sur lequel se développent les philosophies hellénistiques, dont le cynisme offre une réponse radicale au désarroi ambiant.

La révélation théâtrale de Télèphe

Selon Antisthène dans ses Successions, Cratès connaît une conversion philosophique soudaine lors d’une représentation théâtrale. Il assiste à une tragédie d’Euripide mettant en scène Télèphe, roi de Mysie et fils d’Héraclès. Dans cette pièce, le souverain apparaît déguisé en mendiant, portant une simple corbeille et vêtu de haillons. Cette image du roi puissant réduit à l’état de miséreux frappe profondément le jeune homme.

Les sources ne précisent pas la nature exacte du choc intellectuel ressenti par Cratès. Plusieurs interprétations demeurent possibles : la pièce lui fait peut-être prendre conscience de la précarité des conditions humaines, même royales. Elle lui montre aussi qu’un homme dépouillé de tout peut conserver sa dignité. La figure du roi mendiant incarne le contraste entre les apparences sociales et la réalité de l’existence.

Sitôt sorti du théâtre, Cratès prend une décision qui stupéfie ses concitoyens. Il distribue sa fortune aux habitants de Thèbes. Une autre version rapporte qu’il dépose son argent chez un banquier avec instruction de le remettre à ses fils s’ils mènent une vie ordinaire, mais de le donner aux pauvres s’ils deviennent philosophes. Cette disposition témoigne de sa cohérence : la philosophie rend inutile la possession de biens matériels.

Jeunesse et influences formatrices

Le départ pour Athènes et la rencontre du cynisme

Après avoir renoncé à sa richesse, Cratès quitte Thèbes pour Athènes, centre intellectuel du monde grec. Il y arrive vers l’âge de quarante ans, au cours de la cent treizième olympiade (328-325 av. J.-C.). La cité attique offre alors un foisonnement d’écoles philosophiques : l’Académie platonicienne, le Lycée aristotélicien, les jardins d’Épicure qui s’ouvriront bientôt, et les cyniques qui vivent dans les rues.

La tradition philosophique, notamment Diogène Laërce dans son livre VI des Vies et doctrines des philosophes illustres, présente Cratès se plaçant sous la direction de Diogène de Sinope. Cette filiation directe demeure toutefois discutée par les historiens contemporains. Certaines sources, dont Hippobote, mentionnent plutôt Bryson d’Achaïe parmi ses maîtres. D’autres évoquent Stilpon de Mégare, philosophe mégarique réputé pour sa dialectique.

La relation précise entre Cratès et Diogène reste incertaine. Les deux hommes ne se sont peut-être jamais rencontrés directement. Pourtant, Cratès admire profondément le cynique de Sinope et se déclare « concitoyen de Diogène que les attaques de l’envie ne peuvent atteindre ». Cette proclamation suggère une parenté spirituelle plutôt qu’un enseignement formel. Cratès adopte les principes cyniques sans avoir nécessairement fréquenté leur fondateur.

L’apprentissage de la vie ascétique

Cratès embrasse la pauvreté volontaire (choix délibéré de vivre sans biens matériels) avec enthousiasme. Il revêt le manteau grossier des cyniques, épais en été et léger en hiver selon le témoignage du poète comique Philémon. Il porte aussi la besace traditionnelle, symbole de son détachement. Certaines sources mentionnent qu’il double son manteau d’une peau de mouton sans se soucier de sa laideur physique. Laid de visage, il devient objet de moqueries lorsqu’il se dévêt au gymnase.

Face aux railleries, Cratès développe une attitude remarquable de sérénité. Il encourage lui-même en levant les mains : « Courage, Cratès, aie confiance en tes yeux et en tout ton corps, car bientôt tu verras tous ces gens qui se moquent de toi en proie à la maladie, alors ils t’envieront et blâmeront leur paresse. » Cette parole illustre la transformation de la honte sociale en force intérieure.

Un second récit rapporte que Diogène l’aurait personnellement encouragé à se défaire de ses possessions. Selon cette version, le maître cynique lui aurait conseillé de laisser ses terres aux moutons et de jeter son argent à la mer. L’anecdote, qu’elle soit authentique ou légendaire, souligne la radicalité de la démarche cynique. Les biens matériels constituent des chaînes qui empêchent l’accès à la liberté véritable.

Première carrière et émergence

L’Ouvreur de portes

Cratès acquiert rapidement à Athènes une réputation singulière. On le surnomme « Thurepanoiktès », l’Ouvreur de portes, en raison de son habitude d’entrer dans toutes les maisons sans invitation pour y dispenser des remontrances philosophiques. Cette pratique heurte les conventions sociales athéniennes qui valorisent hautement la séparation entre espace privé et public. Pourtant, les Athéniens tolèrent et même apprécient ses interventions.

Cette particularité distingue Cratès des autres cyniques plus provocateurs. Là où Diogène insulte et scandalise, Cratès conseille et encourage. Son approche bienveillante transforme la critique cynique des conventions sociales en une pratique d’accompagnement philosophique. Il ne cherche pas à choquer mais à éveiller ses concitoyens à une vie plus authentique.

Plutarque, qui fournit des renseignements précis sur le philosophe, le décrit ainsi : « Cratès, avec sa besace et son manteau grossier, passa toute sa vie à plaisanter et rire, comme s’il était à un festin. » Cette joie constante contraste avec l’austérité lugubre qu’on associe parfois à l’ascétisme philosophique. Cratès prouve que le renoncement aux biens matériels libère plutôt qu’il n’opprime.

Résistance familiale et persévérance

Les parents de Cratès ne se résignent pas à le voir abandonner sa position sociale. Ils viennent régulièrement à Athènes pour tenter de le ramener à Thèbes et à sa vie antérieure. Cratès les chasse à coups de bâton, attitude apparemment brutale mais cohérente avec son engagement philosophique. Il ne peut accepter que les liens familiaux le détournent de sa quête de sagesse (excellence de vie fondée sur la connaissance et la vertu).

Cette fermeté illustre un principe cynique fondamental : les attachements conventionnels, y compris familiaux, doivent être subordonnés à l’exigence de vivre selon la nature et la raison. Cratès refuse de se laisser émouvoir par les pleurs de ses proches. Son attitude paraît dure, mais elle témoigne d’une conviction inébranlable dans la valeur supérieure de la vie philosophique.

Un incident révélateur survient à Thèbes ou, selon d’autres sources, à Corinthe. Le maître de gymnastique le frappe et le traîne par les pieds. Cratès répond avec détachement en citant un vers homérique : « Il le prit par le pied, et le traîna hors du sanctuaire. » Cette réaction montre sa capacité à transformer l’humiliation en occasion d’exercice philosophique. La violence subie n’entame pas sa tranquillité d’âme.

Œuvre majeure et maturité

Les compositions poétiques et philosophiques

Cratès se distingue parmi les cyniques par sa production littéraire. Il compose des poèmes appelés « Jeux » (Paignia en grec), caractérisés par un ton parodique et satirique. Le plus célèbre de ces textes décrit la cité idéale de « Besace », nom qui renvoie plaisamment à l’attribut traditionnel des cyniques.

Le poème s’ouvre par une parodie d’Homère : « Il est une cité nommée Besace, au milieu d’une fumée vineuse, belle et opulente, entourée d’ordures, n’ayant rien, où n’aborde jamais un insensé parasite, ni un voluptueux qui cherche à se réjouir avec sa courtisane. Elle produit du thym, de l’ail, des figues et du pain, autant de biens pour lesquels ses habitants ne sont jamais en guerre les uns contre les autres. On n’y prend point les armes, ni par convoitise pour l’argent, ni par ambition pour la gloire. »

Cette utopie cynique oppose la simplicité vertueuse à la corruption des cités réelles. Besace offre le strict nécessaire à la vie : nourriture frugale, absence de luxe, paix sociale. Les habitants n’ont rien mais ne manquent de rien, paradoxe apparent qui résume l’idéal cynique. La richesse véritable consiste dans l’absence de désirs superflus plutôt que dans l’accumulation de biens.

Cratès écrit également un « Journal de dépense » satirique où il propose une échelle ironique des rétributions : dix mines au cuisinier, une drachme au médecin, cinq talents au flatteur, de la fumée au conseiller, un talent à une courtisane, trois oboles au philosophe. Cette hiérarchie inversée dénonce les valeurs corrompues de la société qui récompense largement les parasites et méprise les sages.

Lettres et tragédies philosophiques

Diogène Laërce mentionne que Cratès rédige de nombreuses lettres sur des sujets philosophiques. Leur style est comparé à celui de Platon, ce qui suggère une qualité littéraire remarquable. Ces épîtres se sont malheureusement perdues. Trente-six lettres attribuées à Cratès subsistent, mais il s’agit d’une correspondance apocryphe tardive, vraisemblablement élaborée au Iᵉʳ siècle avant ou après notre ère.

Le philosophe compose aussi plusieurs tragédies philosophiques portant « la marque d’une philosophie très élevée » selon Diogène Laërce. Ces pièces développent probablement des thèmes cyniques à travers le prisme dramatique. Elles montrent que Cratès ne se contente pas de vivre sa philosophie dans les rues mais cherche à lui donner une expression artistique élaborée. La forme tragique permet d’explorer les conflits entre les conventions sociales et l’exigence de liberté (capacité d’agir selon sa nature propre sans entraves extérieures).

Maximes et enseignements

Plusieurs sentences de Cratès nous sont parvenues. Il affirme qu’« il faut tant faire de philosophie, qu’on voie enfin que les généraux ne sont que des meneurs d’ânes ». Cette formule radicale relativise les honneurs militaires et politiques que prisent tant les Grecs. Elle suggère que la vraie grandeur appartient non aux conquérants mais aux sages capables de se gouverner eux-mêmes.

Cratès compare aussi ceux qui fréquentent les flatteurs à « des agneaux au milieu des loups. Car ils ne sont pas avec des amis ni des compagnons, mais avec des ennemis ». Cette observation dénonce l’illusion de l’amitié fondée sur l’intérêt. Les puissants s’entourent de parasites qui les flattent pour en tirer profit, créant ainsi une solitude masquée par les apparences.

Il encourage à privilégier les lentilles comme aliment principal, considérant que « le luxe et l’extravagance sont les principales causes de sédition et d’insurrection dans une ville ». Cette position lie éthique personnelle et ordre social : la frugalité individuelle favorise la paix collective, tandis que le goût du luxe engendre conflits et violences.

Dernières années et synthèses

Le mariage remarquable avec Hipparchia

L’événement le plus marquant de la vie de Cratès demeure son mariage avec Hipparchia de Maróneia. Cette jeune femme issue d’une famille thrace fortunée assiste à ses enseignements et tombe amoureuse non seulement de l’homme mais de sa vie et de sa doctrine. Son frère Métroclès fait partie des disciples de Cratès, ce qui facilite leur rencontre.

Face à l’opposition de ses parents horrifiés, Hipparchia menace de se suicider si on l’empêche d’épouser le philosophe. Les parents supplient alors Cratès de dissuader leur fille. En réponse, celui-ci se dénude devant elle et déclare : « Voici l’époux et voici ses possessions, choisis en conséquence. » Loin d’être rebutée, Hipparchia confirme son choix. Elle abandonne sa richesse et revêt le manteau cynique.

Ce mariage provoque un scandale dans l’Athènes conservatrice. Hipparchia accompagne partout Cratès, chose impensable pour une femme respectable de l’époque. Le couple assume même des relations sexuelles en public, acte transgressif destiné à montrer que ce qui est naturel ne devrait jamais être source de honte. Cette égalité radicale entre époux, fondée sur le respect mutuel et la communauté de principes, offre un modèle unique dans l’Antiquité.

Une postérité philosophique et familiale

Cratès et Hipparchia ont au moins deux enfants : un fils nommé Pasicles et une fille dont le nom ne nous est pas parvenu. L’éducation que Cratès donne à ses enfants témoigne de sa cohérence cynique. Selon Diogène Laërce, il emmène Pasicles dans un bordel une fois l’âge de puberté atteint, lui montrant ainsi que « l’amour des femmes mariées est tragique et cause d’exil et de meurtre, tandis que l’amour des prostituées est plaisant ».

Cette approche directe de l’éducation sexuelle choque les contemporains mais illustre le refus cynique de l’hypocrisie sociale. Cratès permet aussi à sa fille un mariage à l’essai d’un mois avec ses prétendants potentiels, innovation radicale dans une société où les jeunes filles n’ont aucun mot à dire sur leur union. Il traite ainsi ses enfants en êtres rationnels capables de choisir leur vie.

L’influence sur Zénon de Kition

Le rôle le plus durable de Cratès dans l’histoire de la philosophie tient à son enseignement auprès de Zénon de Kition. Ce jeune marchand phénicien arrive à Athènes après un naufrage vers 312 av. J.-C. Il découvre la philosophie en lisant les Mémorables de Xénophon et demande au libraire où trouver un homme comme Socrate. Celui-ci lui désigne Cratès.

Zénon devient l’élève du philosophe thébain dans les dernières années du IVᵉ siècle. L’influence de Cratès sur le fondateur du stoïcisme (école philosophique prônant la maîtrise de soi et l’acceptation du destin) s’avère considérable. Le jeune homme apprend de son maître la frugalité, l’endurance et le détachement des biens extérieurs. Ces principes cyniques formeront le socle éthique du stoïcisme naissant.

Zénon garde toujours un respect profond pour Cratès. Plusieurs témoignages sur le philosophe thébain nous sont probablement parvenus par l’intermédiaire d’écrits de Zénon. Ce dernier surnomme affectueusement son maître « phoinikidion », le « petit Phénicien », sobriquet qui marque leur proximité. La transmission entre cynisme et stoïcisme s’effectue ainsi par cette relation maître-disciple.

Autres disciples notables

Outre Zénon, Cratès forme plusieurs philosophes importants. Métroclès, frère d’Hipparchia, devient un cynique accompli après un épisode célèbre. Mortifié d’avoir lâché un pet en public, le jeune homme s’enferme chez lui, prêt à se laisser mourir de faim. Cratès vient le voir, mange des lupins provoquant des flatulences, puis lâche lui-même un pet retentissant. Il démontre ainsi que les fonctions naturelles ne méritent aucune honte. Métroclès se remet et devient « un homme capable en philosophie ».

Parmi les autres disciples figurent Monime, ancien esclave qui s’enfuit de chez son maître pour suivre Cratès, et Ménippe de Gadara, qui développera une forme cynique de satire littéraire. Cléanthe, qui succédera à Zénon à la tête de l’école stoïcienne, fréquente aussi les enseignements de Cratès. Cette liste témoigne du rayonnement du philosophe au-delà du cercle strictement cynique.

Rencontre avec Alexandre

Une anecdote rapporte qu’Alexandre le Grand rend visite à Cratès lors de son passage à Thèbes ou Athènes. Le conquérant demande au philosophe s’il souhaite qu’on rebâtisse sa ville natale, détruite en 335 av. J.-C. Cratès répond : « À quoi cela servirait-il, puisqu’un autre Alexandre la détruira de nouveau ? D’ailleurs mon pays, c’est l’obscurité et la pauvreté, que la fortune ne peut m’enlever. »

Cette réponse illustre le cosmopolitisme (conception de soi comme citoyen du monde plutôt que d’une cité particulière) cynique. Cratès ne se sent pas attaché à un lieu géographique. Sa patrie véritable consiste dans son mode de vie philosophique, imperméable aux destructions matérielles. L’échange montre aussi que même le plus puissant des hommes ne peut rien offrir au sage autarcique.

L’attitude de Cratès contraste avec celle de Diogène qui, selon la légende, demande à Alexandre de se pousser car il lui fait de l’ombre. Cratès ne provoque pas le roi mais l’ignore simplement, le traitant avec la même indifférence polie que tout autre visiteur. Cette bienveillance universelle caractérise son approche philosophique.

Mort et héritage

Une fin paisible

Cratès atteint un âge avancé, peut-être plus de quatre-vingts ans. Vers la fin de sa vie, il se trouve à Thèbes lorsque Démétrios de Phalère y est exilé en 307 av. J.-C. Il meurt vers 285 av. J.-C., courbé par le poids des années. Selon Diogène Laërce, il compose pour lui-même ces vers à la veille de sa mort : « Tu t’en vas, cher ami, tout courbé ; tu descends aux enfers, voûté de vieillesse. »

Cette sérénité face à la mort témoigne de la cohérence entre ses principes et sa pratique. Le sage cynique accepte le terme naturel de l’existence sans angoisse ni regret. Cratès ne craint ni les dieux ni le néant, ayant vécu selon sa nature et sa raison. Il est enterré en Béotie, probablement près de Thèbes.

Les Athéniens respectent profondément Cratès, fait remarquable pour un philosophe vivant dans la pauvreté et transgressant constamment les conventions sociales. Cette estime publique distingue le philosophe thébain des autres cyniques souvent méprisés ou craints. Sa bienveillance constante lui vaut une affection que n’obtiennent ni la richesse ni le pouvoir.

Un cynisme adouci et joyeux

Cratès incarne une forme particulière de cynisme, moins agressive que celle de Diogène de Sinope. Là où ce dernier insulte et scandalise systématiquement, Cratès conseille et encourage. Plutarque souligne qu’il passe « toute sa vie à plaisanter et rire ». Cette gaieté constante prouve que l’ascèse philosophique n’implique pas la tristesse mais libère au contraire une joie profonde.

Cette différence d’approche explique peut-être pourquoi Cratès réussit à former davantage de disciples durables que Diogène. Sa pédagogie positive attire ceux qui cherchent la sagesse sans désirer se marginaliser totalement. Il montre qu’on peut adopter les principes cyniques tout en maintenant des relations harmonieuses avec ses concitoyens.

Certains historiens modernes suggèrent que Cratès représente une évolution du cynisme vers une forme plus tempérée, préparant ainsi sa transformation en stoïcisme. Cette interprétation demeure débattue, mais elle souligne le rôle charnière du philosophe entre deux écoles majeures de l’hellénisme.

Le pont entre cynisme et stoïcisme

L’influence décisive de Cratès sur Zénon de Kition fait de lui un passeur essentiel dans l’histoire de la philosophie antique. Le stoïcisme conserve du cynisme plusieurs éléments fondamentaux : la primauté de la vertu sur les biens extérieurs, l’idéal d’autarcie (capacité à se suffire à soi-même sans dépendre d’autrui), l’exigence de vivre selon la nature, le détachement face aux événements.

Toutefois, Zénon systématise ces intuitions cyniques dans un cadre doctrinal plus élaboré. Il développe une physique rationaliste absente du cynisme, une logique formelle et une éthique structurée autour du concept de destin. Le stoïcisme adoucit aussi la provocation cynique, rendant la sagesse accessible à ceux qui vivent dans la société plutôt qu’en marge d’elle.

Cette transmission s’opère grâce au tempérament particulier de Cratès. Un Diogène agressif n’aurait jamais pu former Zénon, méthodique et sérieux. Cratès offre un modèle de sagesse cynique compatible avec une vie philosophique moins marginale. Il prouve que la radicalité des principes n’exige pas nécessairement l’extrémisme des comportements.

Une mémoire durable

La renommée de Cratès persiste longtemps après sa mort. Le poète comique Ménandre le mentionne dans sa pièce Les Gémeaux, signe de sa célébrité auprès du grand public athénien. Plusieurs anecdotes le concernant circulent dans l’Antiquité, transmises notamment par Plutarque qui lui consacre une biographie aujourd’hui perdue.

Les lettres apocryphes attribuées à Cratès témoignent de l’intérêt continu pour sa figure. Bien que rédigées des siècles après sa mort, elles cherchent à perpétuer son message et son esprit. Elles montrent que les générations ultérieures considèrent le philosophe thébain comme un maître de sagesse digne d’être imité.

Son influence sur la formation du stoïcisme assure à Cratès une place permanente dans l’histoire intellectuelle. Chaque fois qu’on étudie les origines de l’école du Portique, on doit remonter à cet ancien riche de Thèbes qui choisit la pauvreté joyeuse et transmit au jeune Zénon les principes d’une vie philosophique authentique.

Le legs d’une sagesse accessible

Cratès de Thèbes occupe une position singulière dans la philosophie antique. Disciple probable de Diogène de Sinope et maître avéré de Zénon de Kition, il forme le chaînon entre le cynisme provocateur et le stoïcisme systématique. Sa conversion philosophique spectaculaire, son renoncement à la fortune, son mariage égalitaire avec Hipparchia et sa pédagogie bienveillante composent un modèle de cohérence entre pensée et action.

L’originalité de Cratès réside dans sa capacité à incarner les principes cyniques les plus radicaux tout en conservant une relation harmonieuse avec ses concitoyens. Là où d’autres cyniques cultivent la provocation et le scandale, il choisit la joie et le conseil. Cette approche rend la sagesse philosophique accessible sans en diluer l’exigence. Son influence sur la naissance du stoïcisme prouve la fécondité d’un cynisme apaisé, capable de transmettre ses intuitions sans rebuter les esprits méthodiques.

Son poème sur la cité de Besace continue d’interroger les sociétés contemporaines sur leurs valeurs. L’image d’une communauté humaine trouvant le bonheur dans la frugalité volontaire, la paix sociale et l’absence de hiérarchies oppressives conserve une puissance utopique qui transcende les siècles. Cratès nous rappelle que la liberté véritable ne consiste pas dans l’accumulation de biens mais dans la libération du désir de posséder.

Total
0
Shares
Share 0
Tweet 0
Share 0
Sujets liés
  • Autarcie
  • Bonheur
  • Cynisme
  • Détachement
  • Sagesse
  • Simplicité
Article précédent
Image fictive représentant le grammairien romain Aulu-Gelle, auteur des Nuits attiques. Cette illustration est imaginaire et ne représente pas le personnage historique réel.
  • Biographies
  • Philosophies antiques

Aulu-Gelle (vers 125–180) : compilation et transmission des savoirs antiques

  • 17/11/2025
Lire l'article
Article suivant
Image fictive d'Ératosthène de Cyrène, savant grec du IIIᵉ siècle avant notre ère, ne représentant pas le personnage historique réel
  • Biographies
  • Philosophies antiques

Ératosthène de Cyrène (vers 276–194 av. J.-C.) : la mesure du savoir et du cosmos

  • 17/11/2025
Lire l'article
Vous devriez également aimer
John McTaggart Ellis
Lire l'article
  • Biographies
  • Idéalisme

John McTaggart Ellis (1866–1925) : irréalité du temps et idéalisme

  • Philosophes.org
  • 17/12/2025
George Edward Moore
Lire l'article
  • Biographies
  • Philosophie analytique

George Edward Moore (1873–1958) : sens et analyse conceptuelle

  • Philosophes.org
  • 17/12/2025
Représentation imaginaire de Gilbert Ryle, philosophe britannique du 20ᵉ siècle. Cette image est fictive et ne représente pas le personnage réel.
Lire l'article
  • Biographies
  • Philosophie analytique

Gilbert Ryle (1900–1976) : dualisme cartésien vs analyse du langage

  • Philosophes.org
  • 15/12/2025
Image fictive de Charles Taylor, cette représentation ne correspond pas réellement au philosophe.
Lire l'article
  • Biographies
  • Herméneutique

Charles Taylor (1931–) : pensée de l’identité moderne et politique de la reconnaissance

  • Philosophes.org
  • 07/12/2025
Image fictive d'Amartya Sen, philosophe et économiste indien, ne le représentant pas réellement
Lire l'article
  • Biographies
  • Philosophies contemporaines

Amartya Sen (1933–) : développement humain et justice par les capabilités

  • Philosophes.org
  • 07/12/2025
Image imaginaire de Michael Scriven, philosophe contemporain de la science et de l'évaluation. Cette représentation fictive ne correspond pas au personnage réel.
Lire l'article
  • Biographies
  • Philosophie analytique

Michael Scriven (1928–2023) : l’architecte de la théorie de l’évaluation et critique du positivisme logique

  • Philosophes.org
  • 06/12/2025
Image fictive et imaginaire de Noam Chomsky, ne représentant pas le philosophe et linguiste américain réel.
Lire l'article
  • Biographies
  • Philosophie analytique

Noam Chomsky (1928–) : linguistique générative, critique des médias et engagement politique

  • Philosophes.org
  • 06/12/2025
Image fictive et imaginaire de Morris Halle, ne représentant pas le linguiste américain d'origine lettone réel.
Lire l'article
  • Biographies
  • Philosophie analytique

Morris Halle (1923–2018) : phonologie générative et traits distinctifs

  • Philosophes.org
  • 06/12/2025

Laisser un commentaire Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Philosophes.Org
  • A quoi sert le site Philosophes.org ?
  • Politique de confidentialité
  • Conditions d’utilisation
  • Qui sommes-nous ?
  • Contact
  • FAQ – Questions fréquentes
  • Disciplines d’intérêt
  • Transparence éditoriale
  • Newsletter
La philosophie au quotidien pour éclairer la pensée

Input your search keywords and press Enter.