Le rite du « walkabout » chez les Aborigènes d’Australie
Le « walkabout » représente l’une des traditions initiatiques les plus profondes de la culture aborigène australienne. Il s’agit d’un voyage spirituel et physique, également connu sous le nom de « going walkabout » ou « temporary mobility » (mobilité temporaire) en anglais, qui constitue un rite de passage fondamental pour les jeunes hommes aborigènes, traditionnellement effectué à l’âge de la puberté.
Dans sa forme traditionnelle, le walkabout implique que le jeune initié quitte sa communauté pour entreprendre un voyage à travers l’Outback et le bush australien, voyage qui peut durer plusieurs mois. Ce périple, effectué généralement à l’âge de 12 ou 13 ans, représente une immersion totale dans le « Temps du Rêve », le système spirituel complexe qui structure la cosmologie aborigène.
Qui sont les aborigènes ?
Les peuples aborigènes vivent en Australie depuis entre 50 000 et 120 000 ans. Ils étaient un peuple de chasseurs-cueilleurs qui s’étaient parfaitement adaptés à leur environnement. Lors de l’arrivée des Britanniques en 1788, on estime qu’il y avait entre 300 000 et 950 000 Aborigènes vivant en Australie.
À cette époque, on dénombrait environ 260 groupes linguistiques distincts et 500 dialectes. Les Aborigènes vivaient en petits groupes familiaux et étaient semi-nomades, chaque groupe familial occupant un territoire défini et se déplaçant de manière systématique à travers une zone déterminée en fonction des saisons. Chaque groupe possédait donc sa propre histoire et sa propre culture. À certaines périodes, plusieurs groupes familiaux se réunissaient pour des raisons sociales, cérémonielles et commerciales. Il est estimé que jusqu’à 500 personnes pouvaient se rassembler en même temps.
Les Aborigènes construisaient des habitations semi-permanentes, mais en raison de leur mode de vie nomade, l’accent était mis sur les liens familiaux, communautaires et territoriaux plutôt que sur le développement d’une société agraire. Leur mode de vie semi-nomade les rendait également relativement non matérialistes, privilégiant plutôt les activités sociales, religieuses et spirituelles. L’environnement était contrôlé par des moyens spirituels plutôt que physiques, et la religion était profondément liée au territoire.
Le temps du rêve
Le Temps du Rêve (Dreamtime en anglais, Tjukurpa en langue Pitjantjatjara, ou encore Altjeringa en Arrernte) constitue le fondement spirituel, philosophique et cosmologique de la culture aborigène australienne. C’est un concept complexe qui dépasse la conception occidentale du temps et de l’espace. Stanner (1979, 23–40) décrit le Dreamtime comme imprégnant chaque aspect de la vie, de l’organisation sociale jusqu’à la collecte de nourriture. Ce n’est pas seulement la période de création où les ancêtres mythiques parcouraient la terre, mais aussi l’esprit vital qui relie l’homme, la société et la nature, tant passée que présente, au présent vivant.
Contrairement à ce que le terme « rêve » pourrait suggérer, il ne s’agit pas d’un état onirique ou d’un passé mythique figé. Le Temps du Rêve représente plutôt une dimension permanente de la réalité, à la fois passé, présent et futur, qui coexiste avec le monde physique. C’est une réalité dynamique et toujours active qui imprègne chaque aspect de la vie.
Les origines
Selon cette cosmologie, les êtres ancestraux, souvent appelés « êtres du Rêve », ont émergé de la terre plate et vide au commencement. Durant leurs voyages, ils ont créé le paysage physique et tous ses éléments : montagnes, rivières, sources d’eau, animaux, plantes. Leurs actions et aventures ont également établi les lois sociales, les rituels, les relations familiales et les pratiques culturelles que les Aborigènes doivent suivre.
Les voyages de ces ancêtres créateurs ont laissé des traces tangibles dans le paysage sous forme de formations rocheuses, points d’eau, accidents géographiques particuliers et sites sacrés. Ces lieux sont reliés entre eux par les « songlines » ou « chemins chantants », des itinéraires très anciens qui traversent le continent. Ces chemins sont mémorisés et transmis à travers des chants complexes qui servent à la fois de cartes géographiques, de récits historiques et d’enseignements moraux. Chaque élément du paysage est ainsi porteur d’une signification profonde et fait partie d’un vaste réseau de relations interconnectées.
Le temps du rêve et le territoire géographique
Les êtres vivants et non vivants existent en conséquence des actions des ancêtres du Temps du Rêve. Le territoire commun est perçu comme un paysage richement symbolique et spirituel plutôt que comme un simple environnement physique.
Dans son rapport sur la justice sociale en Australie datant de 2007 et intitulé « Restaurer la vie et l’esprit : Guérison après un traumatisme » Helen Milroy souligne l’importance de la terre dans le cadre du Temps du Rêve :
« Nous faisons partie du Temps du Rêve. Nous avons existé dans le Temps du Rêve bien avant notre naissance sur cette terre, et nous retournerons dans ce vaste paysage à la fin de nos jours. Il nous soutient durant notre passage sur terre, offrant un lieu de guérison, de restauration du but et de l’espoir, et de poursuite de notre destinée. »
La terre est donc fondamentale pour les peuples autochtones, à la fois individuellement et collectivement. Les concepts de propriété foncière aborigènes sont très différents des systèmes occidentaux : les limites territoriales sont fixées et validées par les récits de création du Temps du Rêve. Chaque individu appartient à des territoires spécifiques au sein de son groupe familial et entretient des liens spirituels ainsi que des obligations envers une région particulière. Ainsi, la terre n’est pas possédée ; on appartient à la terre.
Le territoire n’est donc pas perçu comme une ressource à exploiter mais comme un réseau vivant de relations sacrées dont ils sont les gardiens. Chaque lieu possède sa propre « essence du Rêve » qui doit être respectée et préservée à travers des rituels et des pratiques spécifiques.
Le temps du rêve, un système de connaissance plus qu’une mythologie
Le Temps du Rêve ne constitue pas une simple mythologie : c’est un système de connaissance holistique qui explique l’origine du monde et des lois naturelles, structure les relations sociales et les responsabilités, définit les liens entre les humains et leur territoire, guide la gestion des ressources naturelles, encode également des informations écologiques cruciales, et établit les principes moraux et éthiques.
Dans cette vision du monde, chaque personne participe au Temps du Rêve à travers ses actions quotidiennes, ses cérémonies et ses responsabilités envers le territoire dont elle est gardienne. Les individus sont considérés comme des incarnations temporaires des êtres ancestraux, chargés de maintenir l’ordre cosmique établi dans le Temps du Rêve.
La transmission des connaissances se fait principalement à travers les cérémonies initiatiques, les chants rituels, les récits oraux, l’art traditionnel et la pratique quotidienne des lois et coutumes. La colonisation et la modernisation ont cependant créé de nombreux défis pour le maintien de ce système de croyances complexe. Malgré ces difficultés, de nombreuses communautés aborigènes tentent de continuer à vivre selon les principes du Temps du Rêve, adaptant leur pratique spirituelle au contexte contemporain tout en préservant son essence profonde.
La compréhension du Temps du Rêve par les non-Aborigènes reste nécessairement partielle, car ce système de pensée est profondément ancré dans l’expérience vécue du territoire australien et dans des millénaires de tradition orale, mais également dans une conception du temps radicalement différente de la vision linéraire occidentale.
Le temps, une dimension éternellement présente
Dans la pensée aborigène, le Temps du Rêve n’est pas situé dans un « avant » mythologique, mais constitue une dimension éternellement présente qui interpénètre la réalité quotidienne. Cette conception non-linéaire du temps suggère que passé, présent et futur sont inextricablement liés dans une danse cosmique perpétuelle.
Pour mieux comprendre cette notion complexe, il faut imaginer le temps non pas comme une ligne droite allant du passé vers le futur, mais comme un océan infini dans lequel les êtres vivants sont immergés. Le présent, le passé et le futur ne sont pas des points distincts sur une ligne, mais des courants qui se mêlent et s’influencent mutuellement dans cet océan temporel. Les actions des êtres ancestraux du Temps du Rêve ne sont donc pas des événements historiques révolus, mais des forces toujours actives qui continuent de façonner le monde.
Cette conception se manifeste concrètement dans la façon dont les Aborigènes perçoivent et interagissent avec leur environnement. Lorsqu’un Aborigène visite un site sacré, il ne commémore pas simplement un événement passé : il entre en contact direct avec la puissance créatrice qui a façonné ce lieu et qui continue d’y résider. Le temps mythique et le temps présent fusionnent dans cette expérience.
Le rôle de la langue
Cette simultanéité temporelle se reflète dans la langue. De nombreuses langues aborigènes – il en existait plusieurs centaines avant la colonisation- n’ont pas de temps verbaux similaires à nos « passé », « présent » et « futur ». Les événements sont plutôt décrits en termes de leur relation avec le Temps du Rêve et leur degré de manifestation dans le monde visible.
Ainsi, lorsqu’un Yolŋu décrit une cérémonie, il ne dira pas simplement qu’elle « a eu lieu » à tel moment, mais exprimera plutôt comment elle « émerge » ou « se manifeste » à partir du modèle éternel établi dans le Temps du Rêve. La cérémonie n’est pas vue comme un événement temporel isolé, mais comme une manifestation d’un archétype constant qui existe perpétuellement dans le Temps du Rêve.
Pour prendre un autre exemple concret, lorsqu’un chasseur Yolŋu trouve des traces de kangourou, il ne dira pas simplement « un kangourou est passé ici il y a quelques heures ». Il exprimera plutôt comment le passage du kangourou est une manifestation du modèle établi dans le Temps du Rêve, où le kangourou ancestral a créé les chemins et les comportements que suivent tous les kangourous.
De même, une position ne sera pas indiquée par rapport à un autre objet, comme en occident (le chasseur est à droite du kangourou, le kangourou est à gauche du koala) mais par rapport aux étoiles (le chasseur est à l’est du kangourou qui est à l’ouest du koala)
Mais le système linguistique et conceptuel Aborigène est beaucoup plus complexe, plus nuancé et plus profond que ce que ces exemples simplifiés peuvent suggérer
L’influence du temps du rêve sur les rituels
Bien entendu, la conception du temps du rêve influence profondément les rituels et cérémonies. Lorsqu’un initié participe à une cérémonie, il ne « rejoue » pas simplement un événement mythique : il participe directement à l’action créatrice des ancêtres. Le temps cérémoniel est un moment où le voile entre le Temps du Rêve et le monde ordinaire devient extrêment fin, permettant ainsi une expérience directe de cette réalité intemporelle.
On pourrait comparer le Temps du Rêve au code source d’un programme informatique qui continue de s’exécuter en arrière-plan, influençant constamment le fonctionnement du monde visible. Les êtres ancestraux ont écrit ce « code » originel, mais il n’est pas figé dans le passé : il continue d’agir dans le présent et de façonner le futur.
Cette conception du temps a des implications profondes pour la gestion du territoire. Les responsabilités envers la terre ne découlent pas d’événements historiques, mais d’une relation continue avec les forces créatrices du Temps du Rêve. Chaque action dans le présent est comprise comme ayant des répercussions qui résonnent simultanément dans toutes les dimensions temporelles.
Dans cette perspective, le rêve lui-même n’est pas une simple activité nocturne, mais un état de conscience qui permet d’accéder directement à cette dimension intemporelle. Les rêves sont considérés comme des moments où la conscience individuelle peut naviguer librement dans l’océan du Temps du Rêve, recevant des enseignements et des directives des êtres ancestraux.

Le voyage initiatique du Walkabout
Pendant le voyage, le jeune initié doit survivre dans le désert en utilisant les connaissances traditionnelles transmises par ses aînés pendant les années qui ont précédé. Il s’agit d’anciens de sa communauté ou de guides spirituels (parfois appelés « hommes de loi » dans certaines communautés) ui connaissent intimement les territoires traversés et les « songlines » ou « chemins chantants » – des itinéraires ancestraux marqués par des repères naturels et transmis à travers des chants rituels – qui les structurent. Les aînés transmettent ce savoir complexe à travers un mélange d’enseignement pratique, de récits, de chants et de cérémonies spécifiques à chaque lieu.
Le jeune initié a ainsi appris à identifier les points d’eau sacrés, à reconnaître les plantes comestibles et médicinales, à suivre les « songlines » à interpréter les signes de la nature et se diriger selon les étoiles, ce qui lui permet de comprendre les liens sacrés entre la terre, les êtres vivants et les esprits ancestraux.
L’aspect psychologique du walkabout est particulièrement profond. L’isolement prolongé, combiné aux conditions physiques exigeantes du désert australien, provoque un état de conscience modifié. Cette expérience est considérée comme une « petite mort » symbolique de l’enfance, suivie d’une renaissance en tant qu’adulte. L’initié fait l’expérience directe des récits du Temps du Rêve, établissant une connexion personnelle avec les traditions ancestrales.
Le terme « walkabout » a malheureusement été souvent mal interprété par la société coloniale australienne, qui l’a parfois réduit à une simple « errance » ou « vagabondage », alors que ces voyages suivent des routes précises, transmises depuis des générations, et sont structurés par un riche système de connaissances géographiques, écologiques et spirituelles. Dans les années 1930, un magazine intitulé « Walkabout » sera publié par des organismes touristiques australiens, réservant une part non négligeable à la culture aborigène. Mais le terme de « Walkabout » reste encore aujourd’hui considéré comme négatif par la plupart des locuteurs australiens non aborigènes.
Le Walkabout est-il encore pratiqué ?
A notre époque, la pratique du walkabout traditionnel est devenue plus rare en raison des changements sociétaux et de la dépossession des terres aborigènes. Cependant, de nombreuses communautés maintiennent des versions adaptées de ce rite, combinant éléments traditionnels et réalités contemporaines. Ces adaptations modernes conservent l’essence spirituelle du rite tout en reconnaissant les défis actuels auxquels font face les communautés aborigènes.
Malgré ces difficultés, le walkabout illustre parfaitement comment un rite initiatique peut simultanément servir de système éducatif, de transmission culturelle, de formation spirituelle et de transformation identitaire à travers des systèmes traditionnels sophistiqués d’initiation, qui intègrent harmonieusement dimensions physiques, spirituelles, écologiques et sociales.
Laisser un commentaire