Chaque matin, nous émergeons du sommeil. Mais nous ne sommes pas seulement réveillés : nous ressentons le monde. D’où vient cette expérience subjective ? Comment devenons-nous conscients ? La science ne connaît pas encore la réponse à ce « problème difficile ». De son côté, la philosophie explore des pistes….
C’est un moment que nous vivons chaque jour, si banal que nous n’y prêtons pas attention. L’instant précis où, sortant du sommeil, le monde revient. Ce n’est pas seulement le son du réveil ou la lumière filtrant à travers les volets. C’est l’instant où vous revenez au monde, un peu comme une nouvelle naissance, le passage du monde du sommeil ou des rêves, si vous en faites, au monde du réel. L’expérience de la chaleur des draps, la conscience vague de la journée à venir, la simple sensation d’être là, présent dans une pièce – une conscience qui parfois s’éveille très lentement pour ceux d’entre nous qui ont du mal à sortir des bras de Morphée.
Avant cet instant, votre cerveau était actif, gérant votre respiration et vos cycles de sommeil. Mais vous n’étiez « pas là ». Si vous rêviez, vous étiez dans un autre univers, un monde parallèle peuplé de créatures plus ou moins semblables à celles que vous connaissez dans ce monde-ci. Un univers dans lequel vous pouviez peut-être voler comme un oiseau, parler à d’étranges inconnus… Puis c’est l’arrivée dans ce monde-ci. Un autre spectacle intérieur commence.
Ce basculement quotidien, cet « éveil », est le point de départ du problème le plus profond de la philosophie et de la science : pourquoi et comment avons-nous une vie intérieure ? Pourquoi le traitement de l’information par notre cerveau fait-il l’effet de quelque chose, plutôt que de ne rien faire du tout ?
C’est la question de la conscience subjective. Dans cet article, nous n’allons pas explorer comment on peut s’éveiller au sens spirituel, mais véritablement plonger dans le mystère philosophique de ce que c’est que l’éveil.
Qu’est-ce que c’est que cette conscience ? Pourquoi pose-t-elle un « problème difficile » à la science selon David Chalmers ? Le cerveau produit-il tout y compris le monde qui nous entoure, ou la conscience est-elle plus fondamentale ? Comment ce débat change notre regard sur l’éthique et l’intelligence artificielle ? Voilà des questions intéressantes !
En 2 minutes
- La philosophie distingue l’état de veille (être réveillé) de la conscience phénoménale (le ressenti subjectif). C’est ce second point qui pose problème.
- Le « problème difficile » est de comprendre pourquoi des processus ou des éléments physiques (les neurones et les synapses) génèrent une expérience subjective (comme l’impression de voir la couleur rouge).
- Les matérialistes pensent que la conscience est un produit complexe du cerveau, qui finira par être expliqué par la science.
- Les dualistes et les panpsychistes estiment que la conscience n’est pas un produit du cerveau, mais une composante fondamentale de la réalité.
- Ce débat a des implications directes sur les droits des animaux et le développement de l’intelligence artificielle.
Qu’appelons-nous « éveil de la conscience »?
Le terme « éveil » est ambigu. En neurologie, il désigne simplement l’état de veille par opposition au sommeil ou au coma. C’est un état quantifiable : on peut mesurer l’activité cérébrale d’un patient et dire s’il est éveillé ou non. Mais ce n’est pas ce qui nous intéresse ici.
La philosophie s’intéresse à ce qui se passe pendant cet état de veille : c’est ce quie l’on appelle l’expérience phénoménale. Ce terme désigne le fait que notre vie mentale a une qualité subjective, le « c’est l’effet que ça me fait » comme le dit une expression popularisée par le philosophe Thomas Nagel dans son article de 1974, Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ?).
Avoir une conscience phénoménale, c’est ressentir la douleur de la piqûre, percevoir consciemment ou non qu’unen pomme est rouge, ressentir la mélancolie d’un accord mineur au piano ; ou sentir l’amertume du café. C’est ce qu’on pourrait qualifier de film intérieur, ce qui forme la texture de l’existence.
L’éveil au sens philosophique n’est donc pas l’acte de se réveiller le matin, mais le fait permanent que ce film intérieur existe. Le véritable mystère n’est pas de savoir comment le cerveau passe du sommeil à la veille, mais pourquoi l’état de veille est accompagné d’un ressenti subjectif.
Pourquoi la conscience est-elle le « problème difficile »?
Pendant longtemps, la science a mis la conscience de côté, la jugeant trop subjective. Mais à la fin du 20e siècle, le philosophe David Chalmers a formalisé la distinction entre les problèmes « faciles » et le « problème difficile » (The Hard Problem) de la conscience.
Les problèmes « faciles », qui sont en réalité extrêmement complexes, concernent les fonctions de la conscience. Par exemple : comment le cerveau intègre-t-il les informations sensorielles ? Comment focalise-t-il son attention ? Comment accède-t-il aux souvenirs ? La science peut, en théorie, y répondre en cartographiant les mécanismes neuronaux, les zones du cerveau impliquées, etc. Pour utiliser une analogie, on pourrait comparer le cerveau à un système informatique avancé. Les problèmes « faciles » consistent à comprendre comment le processeur exécute un logiciel, comment la mémoire stocke les données ou comment la caméra reconnaît un visage. C’est une question de pure mécanique, de circuits.
Le problème « difficile », selon Chalmers, est d’un autre ordre. Pour reprendre l’analogie, il consiste à se demander pourquoi, lorsque l’ordinateur exécute le logiciel « douleur », une sensation désagréable de souffrance apparaît ? Pourquoi la machine ne se contente-t-elle pas de traiter l’information comme le ferait un ordinateur véritable sans rien ressentir ? En d’autres terme, qu’est-ce que le ressenti ?
Il y a un fossé entre la description physique de milliards de neurones qui s’activent simultanément, et une expérience subjective comme le fait de ressentir de la joie. La science explique le comment par la mécanique, mais pas le pourquoi de l’expérience vécue.
Notions clés
- Qualia (pluriel de quale): Les qualités subjectives et ineffables de nos expériences. Exemple : l’amertume spécifique de ce café, la « rougeur » de ce rouge.
- Problème difficile (Hard Problem): Le défi d’expliquer pourquoi et comment des processus physiques (le cerveau) génèrent une expérience subjective (le ressenti).
- Zombie philosophique: Un être hypothétique, physiquement et comportementalement identique à un humain, mais qui ne possède aucune conscience subjective, aucun « ressenti ». Il agit comme s’il souffrait, mais il n’y a « personne à l’intérieur ».
- Matérialisme : La thèse selon laquelle tout ce qui existe est physique (matière et énergie). La conscience doit donc être un phénomène physique.
- Panpsychisme: La thèse selon laquelle la conscience (ou une forme proto-consciente) est une propriété fondamentale de la matière, au même titre que la masse ou la charge électrique.
D’où vient la conscience? Les grandes théories s’affrontent
Face à ce fossé, trois grandes familles de théories tentent d’expliquer l’origine de notre vie intérieure.
Le matérialisme : la conscience est une production du cerveau
C’est la position dominante dans les neurosciences. Pour les matérialistes, la conscience n’est rien d’autre que l’activité du cerveau. L’esprit est tout simplement le résultat de ce que fait le cerveau.
L’argument principal : Les preuves de la corrélation entre cerveau et esprit sont effectivement écrasantes. Par exemple, une lésion cérébrale modifie la personnalité, un produit chimique altère la perception. A ce sujet, on ne peut que conseiller de lire « L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau » de Oliver Sacks, un ouvrage fascinant qui plonge dans les différentes interprétations de la réalité en fonction des conformations du cerveau : un marin qui, ayant perdu la notion du temps, vit prisonnier d’un instant perpétuel ; un homme qui se prend pour un chien et renifle l’odeur du monde ; un musicien qui prend pour un chapeau la tête de sa femme…
La réponse au problème difficile : Pour des philosophes comme Daniel Dennett (Consciousness Explained), le « problème difficile » est une illusion, une sorte d’erreur de catégorie. Nous pensons qu’il y a un spectateur central dans notre tête, un théâtre cartésien, mais il n’y a que des processus neuronaux multiples et distribués. La conscience émerge de cette complexité, tout comme la fluidité de l’eau émerge des propriétés des molécules H2O.
Mais cette position peine encore à expliquer comment l’émergence se produit. Dire que la conscience émerge de la complexité ressemble parfois plus à un constat qu’à une explication. Le fossé demeure donc.
Le dualisme : la conscience est distincte de la matière
Le dualisme, dont la version la plus célèbre est celle de René Descartes (17e siècle), soutient que l’esprit (ou l’âme) et le corps, c’est-à-dire la matière, sont deux « substances » fondamentalement différentes.
L’argument principal : L’expérience subjective semble radicalement différente de tout objet physique. Elle est privée, au sens de « personnelle » puisque votre façon de voir le monde est unique à vous-même, indivisible, et elle n’a pas de localisation spatiale claire, contrairement au cerveau.
La réponse au problème difficile : Le problème est justement difficile car la matière – le cerveau- ne peut pas produire l’esprit. L’esprit est autre chose. Des philosophes contemporains comme David Chalmers que nous venons d’évoquer, défendent un dualisme des propriétés : il n’y a peut-être qu’une seule substance physique, mais elle possède deux types de propriétés : celles qui sont physiques comme la couleur, le poids, la chaleur, et celles qui sont mentales comme le ressenti. C’est un peu l’idée du kilo de plume et du kilo de plomb : lequel est le plus lourd ? C’est pareil puisque c’est un kilo dans les deux cas, mais notre ressenti nous dit que la plume est plus légère.
La limite se situe dans le problème de l’interaction. Si l’esprit est non physique, comment peut-il interagir avec le cerveau physique ? Comment une décision immatérielle peut-elle faire bouger mon bras ? Cela semble violer les lois de la physique et de la biologie, qui repose entre autre sur des signaux électriques transmis par le système nerveux.
Le panpsychisme, ou l’idée que la conscience est partout
Face à l’impasse entre un matérialisme qui n’explique pas le ressenti et un dualisme qui n’explique pas l’interaction, une ancienne idée essaye de répondre différemment. Il s’agit du panpsychisme.
L’argument principal : Le panpsychisme propose que la conscience n’émerge pas de la matière complexe, comme le cerveau. Elle est, au contraire, une propriété fondamentale de la matière elle-même.
La réponse au problème difficile : Le problème est résolu en étant pour ainsi dire dissous. Il n’y a pas de fossé à combler, car la matière a toujours eu un aspect intérieur, une forme primitive de ressenti. Un électron n’a pas la conscience complexe d’un humain, mais il possède une forme rudimentaire de proto-conscience, ou une particule de cette dernière… Par conséquent, nos cerveaux ne créent pas la conscience à partir de rien ; ils l’organisent, l’amplifient et la complexifient.
La limite c’est que cette théorie est profondément contre-intuitive : un rocher ou une cuillère à dessert ont-ils une forme de conscience ? Elle fait aussi face à une autre question, celle de la combinaison : comment ces milliards de « micro-consciences » appartenant à autant d’atomes et de cellules s’assemblent-elles pour former ma conscience unifiée ?
Qu’implique cet « éveil » pour notre quotidien?
Ce débat, qui semble très abstrait, a pourtant des conséquences très concrètes sur notre façon de voir le monde et d’agir.
D’abord, il redéfinit l’éthique animale. Si la conscience est la capacité à ressentir, par exemple de la souffrance ou du plaisir, alors c’est elle qui fonde la morale. La question pertinente que l’on est en droit de se poser d’un point de vue éthique n’est alors plus « un animal peut-il raisonner ? » mais « un animal peut-il souffrir ? ». Le philosophe Peter Singer, par exemple, fonde sa défense des animaux sur leur capacité à avoir des expériences subjectives – une capacité que les études scientifiques confirment.
Ensuite, ce débat touche à l’intelligence artificielle. Si le matérialisme a raison, une machine suffisamment complexe, simulant parfaitement le cerveau humain, pourrait un jour s’éveiller et devenir consciente. Si le dualisme a raison, une IA ne sera jamais consciente, car il lui manquera toujours un ingrédient non physique. Enfin, si le panpsychisme a raison, la machine est déjà proto-consciente. Reste à savoir si nous pouvons organiser cette proto-conscience en une expérience unifiée, en programmant ou en améliorant la machine…
Enfin, ce questionnement n’est pas indifférent vis-à-vis des pratiques de méditation ou de pleine conscience. En effet, ces approches ne cherchent pas à expliquer la conscience, mais à l’explorer de l’intérieur. Elles proposent un « éveil » d’un autre ordre : non pas l’émergence de la conscience, mais l’attention portée à son fonctionnement, à sa texture, pour s’extraire des automatismes mentaux.
Pour conclure
Pour conclure cet article d’introduction au vaste sujet de la conscience, on peut penser au fait que que chaque matin, en reprenant pied dans le monde, nous faisons l’expérience du plus grand mystère qui soit. Ce mystère, ce n’est pas simplement que le cerveau s’allume en sortant de la phase de sommeil, mais c’est que quelqu’un est là pour voir la lumière.
Que cette conscience soit une illusion complexe produite par nos neurones, l’écho d’une substance immatérielle ou la manifestation locale d’une propriété fondamentale de l’univers, elle reste le point de départ de tout le reste. L’éveil de la conscience n’est pas un événement qui arrive une fois pour toutes ; c’est le fait, permanent et stupéfiant, qu’il y a un spectacle, et que nous y assistons.
Pour aller plus loin
La plupart des livres ci-dessous sont en anglais.
- David J. Chalmers, The Conscious Mind: In Search of a Fundamental Theory,
- David J. Chalmers, Reality+: Virtual Worlds and the Problems of Philosophy,
- Daniel C. Dennett, Consciousness Explained,
- Thomas Nagel, What Is It Like to Be a Bat?,
- Philip Goff, Galileo’s Error: Foundations for a New Science of Consciousness,
- Philip Goff, Consciousness and Fundamental Reality,
- Alexis Lavis, La conscience à l’épreuve de l’éveil,










