La question de savoir si la lecture demeure indispensable à la formation culturelle soulève des interrogations fondamentales sur la nature même de la culture, ses modes de transmission et l’évolution des pratiques intellectuelles à l’ère numérique, particulièrement chez les générations nées avec internet.
En raccourci…
Chaque génération accuse la suivante d’être inculte. Socrate lui-même se méfiait de l’écriture, craignant qu’elle ne détruise la mémoire et la vraie connaissance ! Aujourd’hui, on s’inquiète que les jeunes ne lisent plus assez de livres. Mais est-ce que regarder des vidéos YouTube sur l’histoire, écouter des podcasts philosophiques ou débattre sur des forums ne constitue pas aussi une forme de culture ?
La culture, ce n’est pas juste accumuler des connaissances issues des livres. C’est comprendre le monde, développer un esprit critique, créer des liens entre les idées. Un jeune qui n’a jamais lu Proust mais qui analyse finement les mécaniques narratives des séries qu’il regarde, qui comprend les enjeux sociaux à travers les réseaux sociaux, qui apprend l’histoire via des chaînes spécialisées – n’a-t-il vraiment aucune culture ?
Le philosophe Michel Serres parlait de « Petite Poucette », cette génération qui pense avec ses pouces sur les écrans. Il ne la voyait pas comme une génération perdue mais comme porteuse d’une mutation cognitive. Les jeunes d’aujourd’hui naviguent dans un océan d’informations, développent des compétences de tri et de synthèse inédites, créent de nouvelles formes d’expression.
La vraie question n’est pas « les jeunes sont-ils incultes ? » mais plutôt : quelle culture émergente sont-ils en train de créer ? Et surtout : comment faire dialoguer l’héritage livresque avec ces nouvelles pratiques ? Car le danger n’est pas l’absence de culture, mais la fragmentation : des bulles culturelles qui ne communiquent plus entre elles, où chacun reste enfermé dans son algorithme.
Plutôt que de déplorer la fin de la lecture, interrogeons-nous : comment transmettre l’essentiel – la pensée critique, la profondeur, la nuance – à travers les médiums que les jeunes utilisent réellement ?
La lecture : voie royale ou voie parmi d’autres vers la culture ?
L’héritage du livre dans la construction de la pensée occidentale
Le livre occupe une place centrale dans notre conception traditionnelle de la culture depuis l’invention de l’imprimerie. La révolution gutenbergienne a profondément structuré notre rapport au savoir : linéarité de la pensée, argumentation développée, temps long de la réflexion. Les philosophes des Lumières voyaient dans la lecture l’outil d’émancipation par excellence. Kant, dans « Qu’est-ce que les Lumières ? », définit la sortie de la minorité intellectuelle par la capacité à penser par soi-même – capacité intimement liée à l’accès aux textes.
Cette valorisation du livre repose sur des qualités spécifiques. La lecture développe la concentration prolongée, ce que Nicholas Carr appelle dans « The Shallows » la « pensée profonde ». Elle permet l’appropriation personnelle du texte : chaque lecteur construit son interprétation, développe son imaginaire, établit ses propres connexions. Le philosophe Paul Ricœur parlait de la lecture comme d’une « refiguration » du texte par le lecteur, processus créatif essentiel à la formation de l’esprit.
Les cultures non-livresques : une perspective anthropologique
Pourtant, l’histoire de l’humanité nous rappelle que de nombreuses civilisations ont développé des cultures riches et complexes sans recours systématique à l’écrit. Les traditions orales africaines, amérindiennes ou océaniennes ont transmis des cosmogonies sophistiquées, des systèmes éthiques élaborés, des savoirs techniques précis. L’anthropologue Claude Lévi-Strauss, dans « La Pensée sauvage », démontre que les sociétés sans écriture possèdent des systèmes de pensée d’une complexité égale aux nôtres.
L’Inde védique a transmis oralement pendant des millénaires des textes d’une complexité philosophique extraordinaire. Les techniques mnémotechniques développées permettaient une transmission d’une précision remarquable. Cette oralité n’était pas un manque mais un choix : la parole vivante était considérée comme supérieure à la lettre morte.
Qu’est-ce que la culture ? Repenser les définitions
Culture cultivée versus culture anthropologique
La confusion du débat actuel provient souvent d’une ambiguïté sur le terme même de « culture ». La sociologie distingue la « culture cultivée » – ensemble de connaissances et de références valorisées par les élites – de la « culture anthropologique » – ensemble des pratiques, valeurs et représentations d’un groupe social.
Pierre Bourdieu, dans « La Distinction », montre comment la culture cultivée fonctionne comme capital symbolique et instrument de domination sociale. Déplorer l’inculture des jeunes, c’est souvent imposer une définition restrictive de la culture, celle des classes dominantes. Les jeunes qui ne lisent pas Flaubert mais maîtrisent les codes complexes des cultures numériques ne sont pas « sans culture » – ils possèdent une culture différente.
La culture comme processus dynamique
Hannah Arendt, dans « La Crise de la culture », nous invite à penser la culture non comme un stock de connaissances mais comme un rapport vivant au monde. La culture authentique n’est pas accumulation mais transformation : capacité à donner sens à l’expérience, à créer du nouveau à partir de l’ancien, à établir des liens inédits. Pour Arendt, la culture devient problématique précisément quand elle se fige en « culture de masse » ou en « patrimoine à conserver ». Elle distingue avec force la société cultivée – qui accumule les œuvres d’art comme des marchandises ou des signes de statut – de l’attitude culturelle authentique qui consiste à être affecté, transformé, mis en mouvement par les œuvres.
Cette conception arendtienne bouleverse notre compréhension de ce que signifie « être cultivé ». Il ne s’agit plus de posséder un bagage, de pouvoir citer les bonnes références, mais d’entretenir une relation vivante avec les productions humaines qui nous permettent de penser le monde. Arendt insiste sur le fait que la culture implique une faculté de jugement : non pas appliquer des critères préétablis, mais développer ce qu’elle appelle, reprenant Kant, un « goût » – cette capacité mystérieuse à discerner ce qui mérite d’être préservé, ce qui élargit notre humanité, ce qui nous aide à habiter le monde. La personne cultivée n’est pas celle qui a lu tous les classiques, mais celle qui sait reconnaître et créer de la beauté et du sens, quelle que soit la forme que cela prenne.
Cette approche nous permet de comprendre pourquoi certains érudits peuvent être profondément incultes au sens arendtien – ils accumulent les savoirs sans que cela ne transforme leur rapport au monde – tandis qu’un artisan, un jardinier ou un jeune créateur numérique peut manifester une culture authentique par sa capacité à percevoir et créer de la signification.
Dans cette perspective, un jeune qui crée des mèmes, qui remix des contenus, qui participe à l’élaboration collective de wikis, fait acte de culture. Il ne consomme pas passivement mais transforme, critique, recrée. Les pratiques de fanfiction, par exemple, témoignent d’une appropriation créative des œuvres qui n’est pas fondamentalement différente de la manière dont les écrivains classiques réécrivaient les mythes antiques.
Les mutations contemporaines : nouvelles littératies, nouveaux savoirs
L’émergence des littératies numériques
Les digital natives développent ce que les chercheurs appellent des « nouvelles littératies » : capacités à naviguer dans l’hypertexte, à évaluer la fiabilité des sources, à synthétiser des informations fragmentées. Ces compétences, différentes de celles requises par la lecture linéaire, ne sont pas nécessairement inférieures. Elles répondent aux exigences d’un monde où l’information est surabondante et où la capacité de filtrage devient cruciale.
Le philosophe Bernard Stiegler analyse cette mutation comme un changement d’époque comparable au passage de l’oral à l’écrit. Les « natifs numériques » développent une « pensée réticulaire », en réseau, différente de la pensée linéaire du livre. Cette pensée privilégie les connexions, les associations, la navigation plutôt que l’approfondissement vertical. Stiegler parle d’une nouvelle « organologie » de l’esprit : de même que l’écriture avait créé de nouveaux organes psychiques et sociaux, les technologies numériques reconfigurent nos capacités cognitives et nos modes de relation au savoir.
Pour Stiegler, cette mutation n’est ni simplement positive ni uniquement négative – elle constitue ce qu’il nomme un « pharmakon », à la fois remède et poison. D’un côté, la pensée réticulaire permet des rapprochements inédits, une créativité associative, une intelligence collective distribuée. Les wikis, les forums spécialisés, les communautés de pratique en ligne manifestent cette intelligence collective en action. Un adolescent qui participe à l’élaboration d’un wiki sur son univers fictionnel favori développe des compétences collaboratives, critiques et créatives que l’école traditionnelle peine à enseigner.
Mais Stiegler met aussi en garde contre ce qu’il appelle la « prolétarisation cognitive » : la délégation de nos facultés mentales aux algorithmes nous prive progressivement de nos savoir-faire et savoir-vivre. Quand GPS et calculatrices remplacent notre sens de l’orientation et notre capacité de calcul mental, quand les suggestions automatiques court-circuitent notre effort de remémoration, nous perdons des capacités fondamentales. La pensée réticulaire risque de devenir une simple navigation de surface, un surf perpétuel sans plongée en profondeur. L’enjeu n’est donc pas d’opposer pensée linéaire et pensée réticulaire, mais de cultiver ce que Stiegler appelle une « discipline réticulaire » – une pratique réfléchie et critique des réseaux numériques qui préserve notre autonomie cognitive.
L’IA et la transformation du rapport au savoir
L’irruption des intelligences artificielles conversationnelles comme ChatGPT marque une nouvelle étape, peut-être la plus radicale, dans cette transformation du rapport au savoir. Pour la première fois, les jeunes ont accès à un interlocuteur omniscient apparent, capable de répondre instantanément à toute question, de synthétiser n’importe quel sujet, de produire dissertations et analyses sur commande. Cette technologie ouvre des possibilités pédagogiques fascinantes : un tuteur personnalisé disponible 24h/24, capable d’adapter ses explications au niveau de chacun, de reformuler patiemment, d’explorer des tangentes créatives. Les étudiants issus de milieux défavorisés y trouvent un accompagnement qu’ils n’auraient jamais eu autrement. Les curieux peuvent explorer des domaines complexes avec un guide patient et érudit.
Mais cette facilité d’accès cache des dangers inédits. L’IA ne transmet pas seulement du savoir : elle court-circuite le processus même de construction de la connaissance. Pourquoi lutter avec un texte difficile quand l’IA peut le résumer ? Pourquoi développer laborieusement une argumentation quand elle peut la générer instantanément ? Le philosophe Luciano Floridi parle d' »onlife » – cette vie où online et offline se confondent – mais avec l’IA, nous entrons dans ce qu’on pourrait appeler l' »oncognition » : une cognition déléguée où la frontière entre notre pensée et celle de la machine devient floue. Les jeunes risquent de devenir des « gestionnaires de prompts » plutôt que des penseurs, sachant solliciter l’IA mais incapables de produire une réflexion autonome. Cette dépendance cognitive pourrait créer une génération intellectuellement vulnérable : que se passera-t-il si ces systèmes deviennent inaccessibles, dysfonctionnent ou sont manipulés ? Une société dont les membres ont externalisé leurs capacités de raisonnement devient dangereusement fragile. Nous risquons de voir émerger ce que le philosophe Éric Sadin appelle une « humanité diminuée », ayant abandonné ses prérogatives intellectuelles les plus fondamentales à des systèmes dont elle ne comprend ni le fonctionnement ni les biais.
Plus grave encore, l’IA générative produit des textes vraisemblables mais pas nécessairement vrais, créant ce que certains chercheurs appellent une « pollution épistémique » : un océan de contenus plausibles mais faux ou superficiels qui rend encore plus difficile la distinction entre connaissance authentique et simulacre de savoir. Cette pollution a des conséquences vertigineuses pour l’avenir. Imaginez une génération entière formée sur des contenus générés par IA, qui à leur tour alimenteront les IA futures – une boucle de rétroaction où les erreurs et approximations s’amplifient à chaque itération. Les historiens du futur pourraient se retrouver face à un corpus documentaire massivement pollué, incapables de distinguer les sources authentiques des fabrications algorithmiques.
Ce phénomène menace les fondements mêmes de la transmission culturelle et scientifique. La science progresse par accumulation critique : chaque génération s’appuie sur les travaux de la précédente, les vérifie, les conteste, les dépasse. Mais si la capacité de vérification critique s’atrophie, si nous perdons l’habitude de remonter aux sources, de questionner les évidences, de construire patiemment des raisonnements, nous risquons une forme inédite d’obscurantisme high-tech : une société technologiquement avancée mais épistémologiquement primitive, acceptant comme vérités des productions algorithmiques jamais questionnées. Les « hallucinations » des IA – ces inventions plausibles mais fausses – pourraient progressivement contaminer notre représentation collective du réel, créant une réalité alternative où faits historiques, théories scientifiques et créations culturelles authentiques se mélangent indistinctement avec leurs simulacres artificiels.
La transformation des modes de transmission
Les nouvelles générations accèdent au savoir par des canaux inédits. Les vidéastes de vulgarisation scientifique ou historique touchent des millions de personnes avec des contenus parfois d’excellente qualité. Des chaînes comme Kurzgesagt ou ScienceEtonnante transmettent des connaissances complexes avec une efficacité pédagogique remarquable. Les podcasts permettent un temps long d’exposition aux idées, comparable à la lecture.
Ces nouveaux médiums ne sont pas que des simplifications. Ils développent leurs propres formes de complexité : montage sophistiqué, intertextualité, méta-discours. Un vidéaste qui déconstruit les mécaniques narratives d’un film fait œuvre de critique, au même titre qu’un essayiste littéraire.
Les risques réels : fragmentation et superficialité
L’économie de l’attention et ses pièges
Le véritable danger ne réside pas dans l’abandon de la lecture mais dans la captation de l’attention par des logiques marchandes. Sherry Turkle, dans « Reclaiming Conversation », alerte sur la destruction de la capacité de concentration par la sollicitation permanente. Les algorithmes des réseaux sociaux, optimisés pour maximiser l’engagement, favorisent les contenus courts, émotionnels, polarisants. Ces plateformes ont transformé l’attention humaine en ressource extractible et monnayable, créant ce que Michael Goldhaber appelait dès 1997 l' »économie de l’attention ».
Les neurosciences confirment ces inquiétudes : les notifications déclenchent des micro-doses de dopamine qui créent une véritable addiction comportementale. Le cerveau, constamment interrompu, perd sa capacité à maintenir ce que les chercheurs appellent « l’attention soutenue » – cette faculté de rester concentré sur une tâche complexe pendant une période prolongée. Les études montrent qu’après une interruption, il faut en moyenne 23 minutes pour retrouver sa concentration initiale. Or, les utilisateurs de smartphones consultent leur appareil en moyenne toutes les 12 minutes. Cette sollicitation permanente crée un état d’attention partielle continue, où nous sommes toujours un peu présents partout mais jamais pleinement nulle part.
Cette « économie de l’attention » menace effectivement la formation d’une pensée complexe. Non parce qu’elle utilise d’autres supports que le livre, mais parce qu’elle fragmente l’attention, empêche le temps long de la réflexion, réduit tout au buzz et à la réaction immédiate. Le problème n’est pas YouTube mais YouTube Shorts, pas les articles en ligne mais les threads Twitter qui prétendent résumer des questions complexes en dix points. Ces formats courts ne permettent pas le développement d’une argumentation nuancée, la prise en compte des objections, l’exploration des paradoxes. Ils favorisent les simplifications binaires, les jugements péremptoires, les émotions immédiates au détriment de la réflexion pondérée.
Plus insidieux encore, ces formats courts modifient notre rapport même à la complexité. Nous devenons impatients face aux développements longs, intolérants à l’ambiguïté, avides de conclusions simples et définitives. Le philosophe Byung-Chul Han parle de « société de la transparence » où tout doit être immédiatement compréhensible, où le mystère et la profondeur deviennent suspects. Cette tyrannie de la brièveté et de la clarté immédiate appauvrit notre capacité à habiter l’incertitude, à supporter la tension des contradictions, à accepter que certaines questions n’ont pas de réponses simples – capacités pourtant essentielles à la pensée philosophique et critique.
La balkanisation culturelle
Un risque majeur est la fragmentation en « bulles de filtres » décrites par Eli Pariser. Chacun reste enfermé dans son univers culturel, sans confrontation à l’altérité. Les algorithmes de recommandation créent des chambres d’écho où se renforcent les mêmes opinions, les mêmes références, les mêmes esthétiques.
Cette balkanisation menace l’idée même d’une culture commune. Si la culture livresque imposait certes un canon discutable, elle créait au moins un espace de références partagées. Aujourd’hui, non seulement deux jeunes du même âge peuvent vivre dans des univers culturels totalement disjoints, mais les générations entre elles n’ont plus aucun terrain commun. Les grands-parents consomment la télévision linéaire et Facebook, les parents Netflix et Instagram, les enfants TikTok et Discord. Ils n’ont pas seulement des désaccords : ils n’habitent littéralement plus la même réalité informationnelle.
Car ce phénomène touche toutes les générations, mais avec des modalités différentes. Les retraités qui passent leurs journées devant certaines chaînes d’information en continu, répétant en boucle les mêmes narratifs anxiogènes sur l’insécurité ou l’immigration, sont tout autant prisonniers de leur bulle informationnelle que les adolescents enfermés dans leur niche TikTok.
Ainsi, un adolescent passionné d’anime japonais peut passer des années sans jamais croiser de contenu sur le cinéma européen ; un retraité « scotché » à CNews peut vivre dans une réalité alternative où la France est au bord de la guerre civile ; un trentenaire urbain diplômé peut ne consommer que des médias progressistes qui confirment sa vision du monde.
La différence réside dans le medium, pas dans le mécanisme : là où les jeunes sont captifs d’algorithmes personnalisés, leurs aînés le sont de lignes éditoriales qui exploitent leurs peurs et confirment leurs préjugés. Le sociologue Gérald Bronner parle de « démagogie cognitive » pour décrire comment médias traditionnels et numériques exploitent nos biais cognitifs naturels – biais de confirmation, de négativité, de disponibilité – pour capter notre attention.
Vers une synthèse : cultiver l’esprit critique à l’ère numérique
Dépasser l’opposition stérile
Plutôt que d’opposer culture livresque et culture numérique, il s’agit de penser leur articulation. Les compétences développées par la lecture – concentration, imagination, pensée séquentielle – restent précieuses. Mais elles doivent se combiner aux nouvelles littératies : navigation hypertextuelle, évaluation des sources, création multimédia.
L’enjeu éducatif n’est pas de forcer les jeunes à lire Balzac mais de leur transmettre, à travers les médiums qu’ils pratiquent, les qualités essentielles de l’esprit cultivé : curiosité, esprit critique, capacité d’émerveillement, goût de la complexité. Un professeur qui utilise des séries pour enseigner la narratologie fait peut-être plus pour la culture que celui qui impose des lectures non investies.
Réinventer la transmission
La transmission culturelle doit se réinventer sans se renier. Il ne s’agit ni de sacraliser le livre ni de l’abandonner, mais de comprendre ce qui, dans la lecture, mérite d’être préservé et transmis autrement. La profondeur d’analyse, la patience face à la complexité, la construction d’un imaginaire personnel – ces qualités peuvent s’épanouir dans d’autres pratiques.
Des initiatives émergent qui tentent cette synthèse : booktubers qui réconcilient jeunes et lecture, jeux vidéo narratifs d’une richesse comparable aux romans, forums de discussion où s’élaborent des analyses critiques sophistiquées. Ces pratiques hybrides dessinent peut-être la culture de demain.
La culture comme devenir
La question « les jeunes sont-ils incultes ? » révèle surtout l’angoisse des générations antérieures face à un monde qui leur échappe. Chaque mutation technique majeure – de l’oral à l’écrit, du manuscrit à l’imprimé, de l’imprimé au numérique – suscite les mêmes craintes. Socrate redoutait que l’écriture ne détruise la vraie sagesse. Les clercs médiévaux déploraient que l’imprimerie vulgarise et corrompe le savoir.
La culture n’est pas un patrimoine figé à préserver mais un processus vivant de création et de transformation. Les jeunes d’aujourd’hui ne sont pas des « légumes » culturels mais les acteurs d’une mutation anthropologique majeure. Leur culture, différente, n’est pas nécessairement inférieure. Elle développe d’autres qualités, explore d’autres possibles.
Le véritable enjeu n’est pas de savoir si on peut avoir de la culture sans lire – l’histoire prouve que oui. C’est de comprendre comment, dans chaque configuration technique et sociale, cultiver ce qui fait l’humain : la capacité de penser, de créer, de transmettre, de s’émerveiller. La culture de demain ne sera ni celle du livre seul ni celle de l’écran seul, mais une synthèse inédite dont les jeunes générations sont les laboratoires vivants.