Nous nous sentons souvent « déconnectés ». Le développement personnel propose des solutions rapides, mais que dit la philosophie ? Cet article explore ce que « soi » signifie, de l’aliénation à l’authenticité, pour comprendre ce que nous cherchons vraiment.
Debout !
Le réveil sonne. Avant même un premier café, nous regardons notre smartphone, souvent encore au lit.. E-mails, notifications, flux incessants sur les réseaux sociaux. La journée s’enchaîne : transports, école ou réunions, obligations variées. En fin de journée notre cerveau est fatigué mais notre corps est tendu. Combien de fois avons nous vécu notre en mode pilote automatique ? Est-ce vraiment cela, la vie ?
Ce passage dans le temps de la journée sans éprouver véritablement le réel peut procurer un sentiment de décalage, une impression de jouer un rôle ou d’être spectateur de sa propre vie, S’agit-il d’une véritable de perte de sens ?
La réalité c’est que ce sentiment vespéral n’est pas un simple malaise passager : il dénote une question philosophique fondamentale. Pourtant, l’injonction moderne de « se reconnecter à soi-même » envahit les applications de méditation, les magazines, les pubs dans le métro et les stages de bien-être. Mais que signifie vraiment « se reconnecter à soi » ? Qu’est-ce que ce « soi » que nous aurions débranché ?
La philosophie, bien avant le marketing du bien-être, a tenté de répondre à ce besoin d’alignement. Explorons les concepts d’aliénation, d’authenticité, et envisageons les méthodes proposées par les anciens et les modernes pour retrouver la barre de notre existence.
En 2 minutes
- L’aliénation : être rendu étranger à soi-même par des pressions sociales, économiques ou technologiques.
 - La philosophie se divise sur la nature du « soi » : est-ce un noyau authentique à retrouver (vision classique) ou une liberté à construire (vision existentielle) ?
 - Chercher un « vrai soi » unique peut être une impasse ; certains philosophes (comme Nietzsche) y voient une illusion qui fige notre complexité.
 - Des traditions comme le stoïcisme proposent une « reconnexion » pratique : non pas chercher qui l’on est, mais se concentrer sur ce qui dépend de nous (nos jugements).
 
Qu’entend-on par « être déconnecté de soi »?
Avant de chercher à se reconnecter, il faut comprendre la déconnexion. En philosophie, ce concept porte un nom précis : l’aliénation.
L’aliénation est l’état de celui qui est devenu étranger à lui-même.
Karl Marx a d’abord utilisé ce terme dans un sens économique. L’ouvrier à la chaîne, par exemple, est aliéné car il ne possède ni les outils, ni le produit final de son effort. Son travail, qui devrait être l’expression de son être, devient une force extérieure qui le domine et le déshumanise.
Mais l’idée dépasse largement le cadre de l’usine. Nous pouvons être aliénés par la société de consommation, qui nous pousse à désirer des objets qui ne correspondent pas à nos besoins réels. Cela déclenche-t-il une prise de conscience pour vous ?
Nous pouvons également être aliénés par les réseaux sociaux, qui nous incitent à construire un personnage public (un persona) qui existe au détriment de notre vécu intime – comme si la vie rêvée prenait le dessus sur la vie réelle.
Pour les existentialistes comme Jean-Paul Sartre, cette déconnexion prend la forme de ce qu’il appelle la « mauvaise foi ». C’est l’attitude par laquelle nous fuyons notre propre liberté et la responsabilité qui l’accompagne. Sartre décrit un garçon de café qui joue son rôle à la perfection, mais il est tellement son rôle qu’il cesse d’être un individu libre. Il est déconnecté de sa propre capacité à choisir.
Le « soi » est-il quelque chose que l’on trouve ou que l’on construit?
L’idée de reconnexion suppose qu’il existe un « soi » originel, stable et authentique, que nous aurions égaré en chemin. Cette vision intuitive est celle de l’essentialisme.
Pour des penseurs comme Jean-Jacques Rousseau, l’homme naît bon et c’est la société qui le corrompt. Le « soi » authentique est pour lui cet état de nature, cette sensibilité première enfouie sous les conventions sociales. Se reconnecter signifierait alors se dépouiller des artifices de la civilisation pour retrouver une pureté perdue. C’est l’écho lointain du « Connais-toi toi-même » de Socrate : la vérité est déjà en nous, il faut juste la faire accoucher par l’art de la « maïeutique« , littéralement « accouchement » – il faut dire que la maman de Socrate était sage-femme.
L’existentialisme propose une vision radicalement opposée. Pour Sartre, « l’existence précède l’essence ». Cela signifie qu’il n’y a pas de « vrai soi » caché en nous à la naissance. Nous sommes d’abord jetés dans le monde, et c’est par nos choix, nos actes et nos projets que nous définissons qui nous sommes.
On peut utiliser une analogie : pour l’essentialiste, le « soi » est un trésor enfoui qu’il faut déterrer. Pour l’existentialiste, le « soi » est une maison qu’il faut bâtir, brique par brique. La reconnexion n’est donc pas un retour en arrière, mais un acte de courage : celui d’assumer sa liberté et de choisir qui l’on veut être, ici et maintenant.
Notions clés
- Authenticité : (Existentialisme) Condition de celui qui vit en accord avec sa liberté fondamentale et ses choix, sans se cacher derrière des rôles sociaux (la « mauvaise foi »).
 - Aliénation : Processus par lequel un individu devient étranger à lui-même, dominé par des forces extérieures (économiques, sociales, idéologiques).
 - Essence : En philosophie classique, ce qui constitue la nature permanente et immuable d’une chose ou d’un être.
 - Ataraxie : (Philosophie antique) Terme grec signifiant « absence de troubles ». C’est l’état de tranquillité de l’âme atteint par le sage (stoïcien ou épicurien).
 - Mauvaise foi : (Sartre) Attitude qui consiste à se mentir à soi-même pour fuir l’angoisse de sa propre liberté, en prétendant être une « chose » déterminée.
 
L’idée d’un « vrai soi » est-elle une illusion dangereuse?
La quête du « vrai soi » est au cœur du développement personnel. Pourtant, de nombreux philosophes ont mis en garde contre cette idée, la jugeant au mieux naïve, au pire néfaste.
Friedrich Nietzsche, par exemple, critique violemment l’idée d’un « sujet » unifié. Pour lui, nous ne sommes pas un « soi », mais un champ de bataille de pulsions et de « volontés de puissance » contradictoires. L’ego, le « je » que nous croyons être le centre de notre être, n’est qu’une fiction grammaticale, une illusion nécessaire pour agir, mais une illusion tout de même. Chercher à se « reconnecter » à un « soi » reviendrait à vouloir figer un fleuve. Pas facile, sauf en période de grand froid.
Dans une perspective différente, les penseurs de la déconstruction comme Michel Foucault ont montré à quel point ce que nous ressentons comme notre « soi » le plus intime est en fait une construction sociale. Les normes de notre époque, le langage que nous utilisons, les discours médicaux ou psychologiques définissent pour nous ce qu’est un « soi » normal ou réussi.
Le risque, selon cette critique, est que le « vrai soi » que nous pensons « retrouver » lors d’une retraite de yoga ou d’une thérapie ne soit en réalité qu’une autre version de ce que la société attend de nous : un « soi » performant, apaisé et productif. La « reconnexion » devient alors une nouvelle forme d’aliénation.
Comment la philosophie propose-t-elle de se « reconnecter »?
Si le « soi » est une construction ou une illusion, faut-il abandonner toute quête ? Pas nécessairement. La philosophie propose moins de trouver un objet caché que de pratiquer un certain type d’attention au monde. Elle offre des méthodes, ou « exercices spirituels » (selon Pierre Hadot), pour transformer sa manière de vivre.
La voie la plus directe est peut-être celle du stoïcisme. Pour des penseurs comme Épictète ou Marc Aurèle, la déconnexion ne vient pas du monde extérieur (le travail, les autres, les écrans), mais de nos jugements sur ce monde. Nous souffrons car nous désirons ce qui ne dépend pas de nous (la météo, l’avis des autres, le passé) et nous négligeons ce qui en dépend entièrement : nos choix, nos opinions, nos réactions.
La « reconnexion » stoïcienne est donc une discipline radicale. Elle consiste à faire le tri à chaque instant. Face à un événement (un embouteillage, une critique), le stoïcien se demande : « Est-ce en mon pouvoir ? ». Si non, il l’accepte. Si oui il agit avec vertu. Se reconnecter, c’est se recentrer sur sa « citadelle intérieure » : le pouvoir de notre propre jugement.
Une autre méthode est celle de l’introspection incarnée, à la manière de Montaigne. Dans ses Essais, Montaigne ne cherche pas un « vrai soi » stable. Au contraire, il admet : « Je ne peins pas l’être. Je peins le passage. » Il s’observe changer, douter, se contredire. La reconnexion, pour lui, passe par l’écriture, le dialogue (se « frotter et limer la cervelle contre celle d’autrui ») et l’acceptation de sa propre complexité. Il s’agit moins de trouver une identité fixe que d’habiter pleinement sa propre condition fluctuante. Comme s’il n’existait pas un soi unique, mais une multitude de soi apparentés, ou peut-être un soi flou et fluctuant.
Méfiance donc
Le sentiment de vivre en pilote automatique, de voir les jours défiler sans y prendre part, est un signal d’alarme; qui montre que nous vivons de manière un peu trop automatiques. Le marché du bien-être y répond par la promesse d’un retour à un « soi » perdu, un lieu de paix originel.
Mais la philosophie nous invite à la prudence. Elle nous demande d’abord : quel est ce « soi » que vous cherchez ? Est-ce une essence cachée ou la liberté de vous définir ? Est-ce une vérité intérieure ou une construction sociale ?
Se « se reconnecter » ne signifie pas retrouver une destination perdue. Peut-être s’agit-il simplement de reprendre la barre, de cesser d’être le passager d’une vie subie pour devenir, autant que possible, l’auteur de ses propres jugements. Ce n’est pas un état à atteindre, mais un acte à répéter à chaque instant. Pour cela, on peut par exemple chercher à déterminer ses valeurs internes, les principes qui nous guident. C’est probablement le meilleur moyen de ne pas passer à côté de notre vie. Si nous avons pour valeur principale l’expression personnelle à travers un travail manuel, ne vaut-il pas mieux être menuisier ou chirurgien, plutôt que data scientist? Si nous plaçons la valeur « famille » au centre de notre univers, est-il bon de partir travailler aux aurores pour ne revenir que dans la nuit sans voir notre progéniture ? Il est ainsi des choix que l’on doit faire, avant que le temps ne passe et que le regret ne s’installe.
C’est ce à quoi nous invite Frankl dont l’ouvrage « Retrouver le sens de la vie » constitue probablement l’une des lectures les plus efficaces que l’on puisse faire.
Pour aller plus loin
Viktor Frankl, Retrouver le sens de la vie, Interéditions
Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, Suivi de Manuel d’Epictète, GF
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra,
Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Folio
Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Folio
Epictète, Le Manuel d’Épictète: L’Enchiridion, Le Chemin vers le Stoïcisme,










