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Table of Contents
    1. En raccourci
  1. Yoga : immortalité et liberté — la lecture de Mircea Eliade
    1. Une voie plutôt qu’un sport
  2. Un regard « de l’intérieur »
  3. Le diagnostic : illusion, cycle et souffrance
    1. La souffrance est structurelle à l’identification
  4. La méthode : corps, souffle, attention
  5. Le sommet : samadhi et sens de l’«immortalité»
  6. La liberté : déplacement du centre de gravité
  7. Dialogue avec la modernité : attention, plasticité, empirisme
  8. Limites, critiques, précisions
  9. Héritage : dépouiller pour voir
  10. Ce que “liberté” veut dire
  11. Convergences entre yoga et approches occidentales
  12. Peut-on critiquer l’approche du yoga ?
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la pratique du yoga dans l'espace une voie qui ouvre à plus et mieux
  • Indienne

Yoga : immortalité et liberté, la voie spirituelle de l’Inde

  • 04/10/2025
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En raccourci

Le yoga, tel que l’explique Mircea Eliade dans son ouvrage de 1954 « Le Yoga. Immortalité et liberté.« , n’est pas une gymnastique ni une mode bien-être. C’est une méthode exigeante pour se libérer intérieurement.

Elle part d’un constat simple : nous nous identifions à ce qui change et nous en souffrons. En apprenant à stabiliser le corps, à apaiser le souffle et à clarifier l’attention, on découvre une autre façon d’être, moins prise dans la peur et l’agitation.

La tradition appelle « moksha » cette délivrance, et « samadhi » l’expérience où cesse la séparation entre celui qui voit et ce qu’il voit. L’« immortalité » dont parle Eliade n’est pas la survie de l’ego, mais la réalisation d’un plan de la conscience qui n’est pas atteint par la naissance et la mort.

Son livre montre aussi les limites des versions occidentales du yoga qui oublient sa portée spirituelle. Il invite à redécouvrir une discipline cohérente, pratique et métaphysique à la fois, qui vise la liberté intérieure plutôt que la performance et dont certaines philosophies occidentales se sont fait écho. Mais des limites existent à cette approche.


Yoga : immortalité et liberté — la lecture de Mircea Eliade

Une voie plutôt qu’un sport

Le philosophe Mircea Eliade publie en 1954 Le Yoga. Immortalité et liberté. Il y déploie une thèse simple et forte, qu’il met en place après avoir analysé l’approche originale indienne : le yoga est une voie de transformation radicale de l’être humain.

Il ne s’agit ni d’un code moral, ni d’une technique de gymnastique isolée, ni d’une curiosité exotique, mais d’un système cohérent où pratiques, symboles et concepts métaphysiques s’éclairent mutuellement.

La modernité a souvent réduit le yoga à des postures, parfois utiles et apaisantes, mais amputées de leur finalité. Eliade rétablit la visée : une libération existentielle, nommée moksha, qui rend à la conscience sa qualité de présence non conditionnée.

« Le yoga promet moins de choses qu’il n’en ôte : il ne promet pas la toute-puissance, il retire l’illusion.»

Cela change tout. L’enjeu n’est pas d’ajouter des pouvoirs au moi, mais d’en défaire les illusions. L’“immortalité” dont il est question dans le titre, n’est autre que la découverte d’un niveau d’expérience que la naissance et la mort n’atteignent pas.

Qu’est-ce que cela signifie ? On ne parle pas ici d’une vie sans fin pour “soi”, avec nos goûts, nos souvenirs et notre histoire. Dans la perspective du yoga qu’expose Eliade, l’ego — le personnage psychologique auquel on s’identifie — est quelque chose de fabriqué et changeant. Il naît, évolue et disparaît comme tout le reste. L’« immortalité » n’est pas le prolongement indéfini de ce personnage.

Ce qui est visé, c’est la découverte d’un plan plus profond de l’expérience : la simple conscience d’être, une conscience nue, qui précède et soutient tous les contenus (pensées, émotions, rôles, souvenirs). Ces contenus vont et viennent — comme des vagues sur la mer. Naissance, pensées, émotions, souvenirs et mort ne concernent que les vagues, pas la mer. Ce ne sont que des formes passagères que prend la surface de l’eau, mais la mer reste la mer : elle ne change pas. Si on prend une autre métaphore, l’écran affiche le match de foot mais ne meurt pas avec lui : il existe sans être affecté par les actions de jeu, le score ni la fin du match

L’« immortalité » est donc le nom donné à une dimension stable, non personnelle, que l’on peut reconnaître quand l’identification au flux des pensées et des formes se relâche (ce que les textes relient à samādhi, Ātman/Brahman, moksha).

Dit autrement : ce n’est pas “moi pour toujours”, c’est “ce en quoi le moi apparaît” — une présence sans âge. La pratique ne fabrique pas cette présence, elle apprend à la laisser se révéler en apaisant le corps, le souffle et l’esprit. Quand cette reconnaissance se produit, la mort n’est plus envisagée comme l’anéantissement de ce que nous sommes au plus profond, mais comme un changement dans les formes.

Ainsi, la “liberté” n’est pas le caprice sans entraves, mais la capacité de ne plus être possédé par ses compulsions.

Un regard « de l’intérieur »

Eliade a étudié les concepts, le vocabulaire sanskrit et les textes qui ont structuré la tradition : Upanishad, Yoga-Sūtra de Patañjali, traités de haṭha et corpus tantriques. Il ne cherche pas à plaquer pas la logique occidentale sur un matériau étranger ; il cherche la cohérence interne de ce monde où le souffle, ‘énergie, le geste, la parole et la conscience s’entretiennent.

On découvre là une anthropologie spirituelle. L’homme n’est pas seulement un animal rationnel ou social ; il est une conscience qui s’est oubliée en se confondant avec les flux du désir et de la crainte. Le yoga propose une pédagogie de rappel à soi : revenir du dispersé au simple, de l’agité au clair, du réactif au présent. Rien de spectaculaire ; beaucoup d’exigence, de patience, de répétition, et un savoir empirique transmis, affiné, vérifié.

« Le yoga n’est pas une croyance à entretenir mais une expérience à éprouver.»

Le diagnostic : illusion, cycle et souffrance

Trois idées structurent l’arrière-plan métaphysique de la démarche yogique.

La première est celle de maya, le voile qui recouvre la réalité ultime sans l’abolir. Nous ne voyons pas “faux”, nous voyons “partiellement”, et nous identifions ce fragment à la totalité.

La deuxième est celle de samsara, le cycle des naissances et des morts, nourri par le karma, c’est-à-dire par les traces laissées par nos actes, nos paroles et même nos intentions.

La troisième est celle de duhkha, la souffrance comprise non comme une somme d’accidents tragiques, mais comme la tonalité d’une existence attachée à l’impermanent.

La souffrance est structurelle à l’identification

La souffrance est donc structurelle à l’identification. Qu’est-ce que cela signifie ? Dès que l’esprit s’identifie à quelque chose — un rôle, une opinion, une relation, une sensation, une image de soi — la souffrance vient avec, non par accident mais par construction.

Pourquoi ? Parce que tout ce à quoi on s’identifie change. Si je m’identifie à mon corps, chaque ride ou douleur devient une menace. Si je m’identifie à mon statut, chaque critique entame “qui je suis”. Si je m’identifie à une émotion agréable, sa fin est vécue comme une perte. Même quand c’est plaisant, c’est fragile : l’ombre de la fin est déjà là. Autrement dit, “moi = cette chose” , dont si cette chose change, alors “moi” est en danger ce qui créé inquiétude, tension, agitation.

Ici, « structurel” veut dire que la souffrance ne vient pas seulement d’événements malheureux, mais du mécanisme même qui consiste à prendre des contenus changeants pour son identité (“c’est moi”, “c’est à moi”). Tant que ce réflexe opère, la peur de perdre, l’envie de retenir, la colère contre ce qui contrarie, et l’insatisfaction sourde (duhkha) reviennent encore et encore.

Exemple concret : si j’écris un texte comme celui-ci, que vous êtes en train de lire, et que je m’identifie à ce texte, alors un commentaire négatif ne sera plus “une info utile”, ou « l’avis d’un lecteur », mais signifiera “mon article est mauvais  » et par conséquence « mon article est mauvais” ce qui n’est pas éloigné de « j’ai mal fait » qui conduit à « je suis mauvais ».

L’identification transforme le fait en blessure. Si, au contraire, j’habite l’expérience sans la confondre avec mon être — “voici un texte, voici l’avis d’un lecteur” — la même situation peut être désagréable mais elle ne m’emporte pas : il y a de la marge.

C’est exactement ce que le yoga travaille, très simplement, en apprenant à voir sans se confondre : stabiliser le corps, apaiser le souffle, observer les pensées et les émotions comme des phénomènes qui passent. À mesure que l’identification diminue et se desserre, la souffrance cesse d’être “structurelle” et redevient ce qu’elle est : un épisode, et non pas une identité.

Ce diagnostic oriente la pratique du yoga : si la souffrance est structurelle à l’identification, alors la transformation ne passe pas d’abord par la conquête du monde extérieur, mais par la clarification de la conscience.

C’est là que le yoga se démarque des notions d’effort volontariste et des idéee de maîtrise technique : il déplace la question de la liberté vers le champ de l’expérience directe.

La méthode : corps, souffle, attention

Eliade insiste sur une évidence : le chemin ne commence pas dans la tête. Il commence par une manière de s’asseoir, de respirer, de tenir le regard, d’habiter le geste. C’est un concept proche des idées de la psychologie comportementale (activation comportementale) et des « keystone habits », illustrée par exemple dans le livre Make Your Bed (2017) de l’amiral William H. McRaven — en français, Faites votre lit. Il popularise l’idée : “Si vous voulez changer le monde, commencez par faire votre lit.” (tiré de son discours de 2014 à l’UT Austin). Autrement dit, l’action précède et façonne l’humeur, la motivation et l’identité ».

En Yoga, les postures demeurent essentielles mais ne sont jamais la finalité. Elles visent une stabilité sans crispation, une assise où l’attention peut se déposer longtemps sans douleur ni agitation. Le souffle devient alors le premier allié. Prāṇāyāma n’est pas une gymnastique respiratoire ; c’est une modulation de l’énergie vitale, prāṇa, qui ralentit, affine et harmonise. En se réglant, la respiration emporte l’émotionnel dans son sillage : la colère perd de son emprise, la peur devient négligeable, l’impatience s’érode.

La concentration vient ensuite, non comme un raidissement, mais comme une sorte de fidélité à ce qui est simple. On apprend à se tenir à un objet d’attention, puis à laisser ce support s’alléger. La méditation, dhyāna, n’est pas une rêverie paisible ; c’est une manière de voir sans poser des mots sur toute chose, d’accueillir sans saisir, de laisser venir et partir sans alimenter les chaînes mentales, les constructions issues de notre passé. Peu à peu, l’esprit découvre qu’il n’est pas obligé d’ajouter un commentaire à chaque sensation, à chaque pensée. C’est moins un combat qu’une déconstruction des liaisons.

« Stabiliser le corps, clarifier le souffle, simplifier le regard : ainsi commence la liberté.»

Cette gradation n’est pas mécanique. Elle repose sur une écoute. Le pratiquant ajuste, corrige, renonce à forcer. L’orgueil de “performer” est mis à l’épreuve. La tradition ne promet pas des résultats en un nombre de séances ; elle propose des conditions qui rendent possible un type d’expérience. C’est ici qu’Eliade parle de “science de la conscience” : non pas science au sens de laboratoire, mais savoir empirique reproductible, élaboré, transmis.

Le sommet : samadhi et sens de l’«immortalité»

La tradition décrit samadhi comme une expérience précise : l’absorption où la séparation entre le sujet et l’objet de l’expérience qui se défait.

Il existe des degrés, certains encore soutenus par un objet, d’autres sans support et non duels. Ce qui disparaît, ce n’est pas le monde, c’est la manière de s’y rapporter. La conscience cesse de se contracter en “moi” contre “le mionde” ; elle se sait comme présence, non localisée dans la pensée, qui dès lors devient un outil et non un maître.

L’“immortalité” que nomme Eliade n’est pas la persistance indéfinie de l’individu psychologique. Elle désigne la découverte d’un registre de l’expérience qui ne naît pas et ne meurt pas, parce qu’il est ce dans quoi naître et mourir apparaissent.

La formule brahmanique Ātman = Brahman n’est pas un slogan métaphysique : elle signale une coappartenance, une non-séparation qui, vécue, dissout la peur de la fin en même temps que la vanité de se survivre comme personnage.

Ātman = Brahman – explication du concept

« Ātman = Brahman » est une formule des Upanishad. Elle affirme que le Soi profond (Ātman) — c’est-à-dire la conscience pure, la simple présence d’être, antérieure aux pensées et aux émotions — est de même nature que la Réalité ultime (Brahman), le fond absolu de tout ce qui existe.
Cela ne signifie pas que la personnalité psychologique (ego, souvenirs, goûts, peurs — appelée plutôt ahaṃkāra ou jīva) est l’équivalent d’une sorte de Dieu. La formule porte sur une dimension plus fondamentale que l’ego.

Une image classique aide à comprendre : l’“espace dans un vase” paraît séparé de l’espace extérieur ; mais lorsque le vase se brise, on voit qu’il n’y a en réalité qu’un seul espace.

Selon l’Advaita Vedānta (non-dualisme), la formule est littérale : il n’existe pas deux réalités séparées, et la libération consiste à reconnaître cette identité en cessant de s’identifier aux formes passagères. D’autres écoles nuancent : la Viśiṣṭādvaita parle d’une unité avec différence (le Soi appartient à Brahman sans s’y confondre totalement), et le Dvaita maintient une distinction réelle entre l’âme et l’Absolu. Dans la lecture non-duelle, « Ātman = Brahman » signifie : au niveau le plus profond, la conscience même et l’Absolu ne font qu’un.

Les textes parlent parfois de siddhi, ces “pouvoirs” que l’entraînement peut libérer : perceptions affinées, résistance au froid, régulation volontaire de fonctions physiologiques. Eliade ne les écarte pas ; il rappelle simplement qu’ils sont des effets de bord, souvent des pièges. La voie ne vise pas la démonstration, elle vise la délivrance.

La liberté : déplacement du centre de gravité

Dans le monde moderne, la liberté se définit volontiers comme l’absence de contraintes externes, la garantie de droits, l’élargissement du choix.

Le yoga propose autre chose : déplacer le centre de gravité de la question, de l’extérieur vers l’intérieur. Sommes-nous libres lorsque notre humeur dicte nos gestes, lorsque le regard d’autrui mène nos décisions, lorsque l’envie, la peur ou l’habitude bouclent indéfiniment la même scène ?

La liberté est un allègement des réflexes d’appropriation.

« On ne devient pas libre en ajoutant des options, mais en perdant la compulsion de choisir sans cesse.»

Cette liberté n’isole pas du monde. Elle ne prône ni retrait systématique, ni indifférence. Elle rend disponible. Elle desserre l’étreinte qui confond l’identité avec les rôles sociaux, l’ego avec la somme de ses histoires. L’éthique qui en découle n’est pas une série d’interdits ; c’est une qualité de relation. À mesure que la réactivité se calme, la justesse se découvre : parler moins lourdement, agir moins précipitamment, répondre au lieu de réagir.

Dialogue avec la modernité : attention, plasticité, empirisme

Eliade n’a pas besoin d’invoquer des preuves pour justifier la tradition. Il note cependant que la pratique patiente et rigoureuse modifie la manière dont la conscience se déploie. Des recherches contemporaines ont montré que l’entraînement attentionnel et la méditation peuvent transformer la perception du temps, réguler les affects et reconfigurer certaines dynamiques neurophysiologiques.

La tradition ne parle pas de découvertes privées et incommunicables. Elle détaille des conditions : postures, durées, respirations, contextes. Elle distingue des erreurs fréquentes, des illusions spécifiques, des “faux sommets”. Elle propose une cartographie.

Limites, critiques, précisions

Bien que puissant, a synthèse de Mircea Eliade a parfois tendu à homogénéiser “le yoga”, au risque d’estomper les divergences entre courants : dualisme du Sāṃkhya, non-dualisme du Vedānta, disciplines corporelles du haṭha, voies dévotionnelles de la Bhakti, méthodes rituelles du Tantra. Il arrive que l’accent sur la délivrance fasse passer au second plan les usages rituels, thérapeutiques ou dévotionnels qui ont structuré des communautés entières. Mais l’approche d’Eliade a une vertu : elle rappelle la cohérence d’une visée que la mondialisation du yoga a souvent dispersée.

Que dire de l’objection inverse : parler à propos de yoga de libération serait trop “métaphysique”, trop lointain. Eliade répond par la pratique. La libération n’est pas un récit imaginaire ; c’est un effet d’apprentissage. On devient moins prisonnier de la peur ou de l’envie non par décision personnelle, mais par la patiente construction d’une autre habitude de présence. Rien d’irréel là-dedans : on en constate les effets dans le ton de la voix, la précision du geste, la capacité de rester avec ce qui est sans dramatiser.

Héritage : dépouiller pour voir

Ainsi, le mérite d’Eliade est d’avoir réuni, dans une langue accessible, les éléments d’un savoir multiséculaire et de les avoir articulés selon une logique qui parle encore aujourd’hui. Il a aidé à corriger deux contresens : le yoga n’est pas un simple assouplissement du corps, mais ce n’est pas non plus une fuite hors du monde. C’est une manière d’habiter le réel autrement, avec moins d’avidité et plus de lucidité. Les appropriations contemporaines ne sont pas illégitimes mais elles effacent souvent cette finalité.

« Le yoga n’ajoute pas une identité de plus : il en enlève plusieurs.»

Redécouvrir cette finalité ne demande pas de renoncer à la modernité, encore moins d’exhumer naïvement un “Orient” idéalisé. Cela demande de remettre la pratique au centre, d’accepter qu’une voie soit une voie, c’est-à-dire un ensemble de conditions : régularité, patience, discernement, humilité. On ne “réussit” pas le yoga comme on coche un objectif ; on s’y rend disponible comme on fait silence pour entendre ce qui parlait déjà.

Ce que “liberté” veut dire

Le livre d’Eliade demeure actuel parce qu’il rappelle l’essentiel : la liberté ne tombe pas du ciel, ne s’arrache pas de l’extérieur, ne s’achète pas. Elle s’éprouve quand l’attention cesse d’être malmenée, quand le souffle retrouve une cadence apaisée, quand l’esprit renonce à se croire la mesure de tout. Alors, les mêmes circonstances pèsent moins lourd.

La mort ne devient pas un scandale absolu ; elle cesse de définir toute la valeur d’une vie. L’immortalité n’est ni promesse ni mythe ; elle est le nom de ce plan de présence où l’on n’est plus d’abord un individu qui s’accroche à l’existence, mais ce par quoi tout apparaît.

Cette perspective tente de clarifier l’existence. Elle apprend à ne pas se laisser happer par la douleur. Elle n’exige pas de s’arracher au monde ; elle propose d’y être avec plus de justesse. Il s’agit d’un art de perdre ce qui encombre pour laisser paraître ce qui ne manque jamais.

« Rien n’est ajouté ; ce qui tombait en travers s’en va. Et la liberté, qui n’était pas absente, peut se reconnaître.»

Convergences entre yoga et approches occidentales

Cette quête de liberté trouve des échos dans la philosophie occidentale, bien que par des chemins différents.

Les stoïciens comme Épictète distinguaient déjà ce qui « dépend de nous » (nos jugements, notre assentiment) de ce qui « ne dépend pas de nous » (les événements extérieurs), proposant une forme de détachement qui rappelle le non-attachement yogique. Marc Aurèle, dans ses Pensées pour moi-même, cultive cette même capacité à observer ses propres réactions sans s’y laisser emporter : « Tu as pouvoir sur ton esprit, non sur les événements extérieurs. Réalise cela, et tu trouveras la force. »

Plus près de nous, la phénoménologie d’Edmund Husserl invitait à suspendre nos adhésions spontanées au monde (l’épochè) pour retrouver la « conscience pure », ce regard qui précède tout jugement.

Martin Heidegger, de son côté, pointait notre tendance à fuir l’authenticité dans le « on » social, cette dispersion dans les préoccupations quotidiennes qui nous fait perdre de vue notre être propre.

Simone Weil quand à elle, parlait de « décréation », cette nécessité de défaire l’ego pour laisser place à une attention pure. De même, la psychanalyse lacanienne, avec son concept de « désir du désir de l’Autre », identifie un mécanisme d’aliénation qui n’est pas sans rappeler l’identification dont parle le yoga.

Plus récemment, la psychothérapie contemporaine redécouvre des intuitions similaires : les approches de pleine conscience (mindfulness) issues de Jon Kabat-Zinn, la thérapie d’acceptation et d’engagement (ACT) de Steven Hayes, ou encore les travaux de Christophe André sur la méditation, retrouvent tous cette idée centrale : observer ses pensées sans s’y identifier, accueillir l’expérience sans la juger, cultiver une présence qui ne se confond pas avec ses contenus.

Ces convergences ne sont pas fortuites ; elles signalent peut-être une structure universelle de la conscience humaine, cette capacité singulière à se retourner sur elle-même pour découvrir, par-delà l’agitation de surface, une présence plus stable et moins conditionnée — ce que l’Occident nomme parfois « authenticité » et que l’Orient appelle « éveil ».

Peut-on critiquer l’approche du yoga ?

La vision de la libération intérieure proposée par le yoga tel que le présente Mirce Elaide peut paraître séduisante. Elle n’échappe pourtant pas à plusieurs objections sérieuses.

D’abord, la critique sociologique : présenter la souffrance comme essentiellement liée à l’identification psychologique peut exclure des situations bien réelles. Quand quelqu’un souffre de précarité, de discrimination ou d’injustice sociale, lui suggérer que le problème vient de son « attachement » paraît un peu limitant. Un journaliste torturé par un régime de dictature aura peut-être des difficultés à percevoir les subtilités de la méthode. Le yoga de la libération, en étant trop systématique, peut donc détourner l’attention des causes véritables (et structurelles) de la souffrance vers une responsabilité purement individuelle. Une telle limitation trouve d’ailleurs un écho dans l’appropriation néolibérale du bien-être : l’injonction à « lâcher prise » devient une manière d’accepter l’inacceptable.

Sur le plan épistémologique, la prétention du yoga à constituer une « science de la conscience » pose problème. Les états décrits comme samadhi ou moksha restent des expériences subjectives, non reproductibles dans un cadre expérimental rigoureux. Le discours traditionnel mélange souvent descriptions phénoménologiques et affirmations métaphysiques invérifiables (réincarnation, karma, niveaux de réalité) sans toujours distinguer clairement les deux registres. Une confusion qui entretient une forme de pensée magique qui s’éloigne de l’analyse rationnelle.

Enfin, l’objection philosophique peut-être la plus fondamentale c’est que cette quête d’une présence « pure », antérieure à toute identification, repose sur un dualisme contestable entre une conscience supposée immuable et ses contenus changeants.

La philosophie post-moderne, de Nietzsche à Derrida, a montré que l’idée d’un sujet stable et transparent à lui-même était probablement une illusion. Nous serions toujours pris dans le langage, la culture, l’histoire — sans accès possible à une authenticité première. Autrement dit, la « liberté » proposée par la pratique ne serait qu’une illusion, une invention. Nous sommes humains et nous ne pouvons être autre chose. Au mieux, la pratique du yoga nous permet d’apprendre à maîtriser nos passions, mais il n’est pas nécessaire de la draper dans des vêtements pseudo-spirituels.

Dans cette perspective, la recherche yogique d’un « Soi véritable » pourrait n’être qu’une sophistication de l’ego en quête d’absolu, une forme d’orgueil spirituel déguisé en humilité.

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