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Structure
  1. L’aporie augustinienne du temps
  2. Le temps d’Aristote : le temps du mouvement
  3. Le récit comme médiateur
  4. Les trois mimèsis
  5. La synthèse de l’hétérogène
  6. Temps historique et temps fictionnel
  7. L’entrecroisement de l’histoire et de la fiction
  8. L’identité narrative
  9. Le temps fragmenté de la modernité
  10. La critique du récit et ses enjeux
  11. L’héritage de Temps et récit
  12. Une œuvre pour notre temps
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Temps et récit : la condition narrative de l’existence humaine

  • 29/09/2025
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Entre 1983 et 1985, Paul Ricœur publie « Temps et récit », une trilogie monumentale qui démontre que notre expérience du temps ne peut être saisie que par la médiation du récit, et que l’identité humaine est fondamentalement narrative.

En raccourci…

Comment vivons-nous le temps ? Cette question hante la philosophie depuis saint Augustin qui constatait : « Si personne ne me le demande, je sais ce qu’est le temps ; si on me le demande, je ne le sais plus. » Dans « Temps et récit », Paul Ricœur propose une réponse audacieuse : nous comprenons le temps en le racontant. Le récit n’est pas un simple compte-rendu d’événements passés, il est la forme même par laquelle le temps devient humain et l’expérience devient intelligible. Quand nous racontons notre journée, quand nous lisons un roman, quand nous suivons une intrigue historique, nous transformons la succession brute des instants en une totalité signifiante. Ricœur montre que le récit effectue une « synthèse de l’hétérogène » : il unifie des événements dispersés, donne une direction au temps, crée de la continuité dans la dispersion. Plus profondément, notre identité elle-même est narrative. Nous ne sommes pas des substances immuables mais des histoires en cours, des identités qui se construisent à travers les récits que nous faisons de nos vies. « Qui suis-je ? » trouve sa réponse dans « Quelle est mon histoire ? ». Cette théorie transforme notre compréhension de nous-mêmes : nous sommes des êtres de récit, condamnés à nous raconter pour exister, à configurer le temps pour le vivre.

L’aporie augustinienne du temps

« Temps et récit » s’ouvre sur une relecture magistrale des « Confessions » de saint Augustin, en particulier du livre XI consacré au temps. Augustin pose le problème dans toute sa radicalité : le temps semble à la fois évident dans l’expérience et insaisissable dans la réflexion.

Le passé n’est plus, le futur n’est pas encore, et le présent n’a pas d’épaisseur : dès qu’on veut le saisir, il a déjà basculé dans le passé. Si seul le présent existe, mais que le présent est un point sans durée, comment le temps peut-il exister ? Plus encore : comment pouvons-nous mesurer le temps puisque le passé et le futur, qui constituent la durée, n’existent pas ?

La réponse d’Augustin est lumineuse : le temps n’existe que dans l’âme. Il ne s’agit pas du temps cosmique, celui des astres et des saisons, mais du temps vécu par la conscience. L’âme étend le présent en trois directions : vers le passé par la mémoire (le présent du passé), vers le futur par l’attente (le présent du futur), et elle saisit le présent lui-même par l’attention. Cette triple extension de l’âme constitue ce qu’Augustin nomme la « distension » : la conscience est tiraillée entre ces trois dimensions temporelles.

Ricœur admire la profondeur de cette analyse phénoménologique avant la lettre. Mais il en pointe aussi l’aporie fondamentale : Augustin décrit admirablement le temps de l’âme, le temps subjectif de la conscience, mais il peine à rendre compte du temps du monde, du temps objectif dans lequel se déroulent les événements cosmiques et historiques. Comment articuler ces deux temps, le temps vécu et le temps cosmique, le temps de la conscience et le temps des choses ?

Le temps d’Aristote : le temps du mouvement

Pour sortir de cette aporie, Ricœur se tourne vers Aristote et sa « Physique ». Aristote définit le temps comme « le nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur ». Cette définition énigmatique signifie que le temps est ce qui permet de nombrer, de compter les phases d’un mouvement.

Contrairement à Augustin qui intériorise le temps dans l’âme, Aristote l’ancre dans le monde physique. Le temps est lié au mouvement des astres, au changement des choses. Il est mesurable, objectif, indépendant de la conscience qui l’observe. C’est le temps des horloges, des calendriers, de la chronologie historique.

Mais cette conception cosmologique du temps engendre elle aussi une aporie symétrique de celle d’Augustin. En traitant le temps comme une mesure du mouvement, Aristote le spatialise, il en fait une ligne géométrique sur laquelle on peut repérer des points. Or, cette représentation spatiale du temps rate précisément ce qui fait sa spécificité : son irréversibilité, son écoulement vécu, sa qualité existentielle.

Ricœur se trouve donc face à deux conceptions du temps également nécessaires et également insuffisantes. Le temps d’Augustin, purement subjectif, manque d’extériorité. Le temps d’Aristote, purement objectif, manque d’intériorité. Comment penser ensemble ces deux dimensions du temps ? Comment articuler la phénoménologie de la temporalité vécue et la cosmologie du temps mesurable ?

Le récit comme médiateur

La thèse centrale de « Temps et récit » est que la narration opère cette médiation impossible pour la spéculation philosophique pure. Le récit constitue un tiers terme qui articule le temps vécu et le temps cosmique, l’expérience phénoménologique et la succession objective des événements.

Comment le récit accomplit-il cette médiation ? Par ce que Ricœur nomme la « mise en intrigue » (muthos en grec, que Ricœur reprend d’Aristote). La mise en intrigue ne se contente pas de reproduire chronologiquement une succession d’événements. Elle opère une transformation de la simple succession en configuration signifiante.

Prenons un exemple simple. Si je dis : « Le roi est mort, puis la reine est morte », je relate deux événements successifs dans le temps chronologique. Mais si je dis : « Le roi est mort, puis la reine est morte de chagrin », j’ai créé une intrigue. Les deux événements ne sont plus simplement successifs, ils sont liés par une relation de causalité et de sens. Le second découle du premier, l’histoire possède une cohérence interne.

Cette opération de mise en intrigue transforme le temps de trois manières fondamentales. D’abord, elle crée de la continuité dans la dispersion : des événements épars deviennent les moments d’une même histoire. Ensuite, elle instaure une directionalité : l’intrigue tend vers sa fin, elle crée une attente qui oriente notre lecture du temps. Enfin, elle produit de l’intelligibilité : nous comprenons pourquoi les choses se sont passées ainsi en saisissant la logique narrative de l’histoire.

Les trois mimèsis

Pour analyser plus finement cette fonction médiatrice du récit, Ricœur élabore sa célèbre théorie des trois mimèsis (ou trois niveaux de la mimésis). Cette tripartition structure l’ensemble de sa réflexion.

Mimèsis I désigne la préfiguration. C’est le monde de l’action avant qu’il ne soit mis en récit. Nous vivons dans un monde déjà structuré symboliquement, où les actions possèdent des significations, où les événements s’inscrivent dans des temporalités. Nous comprenons intuitivement ce que signifie agir, souffrir, attendre. Cette compréhension pratique constitue le sol sur lequel s’édifiera le récit.

Mimèsis II correspond à la configuration narrative proprement dite. C’est l’acte de mise en intrigue qui transforme les événements préfigurés en histoire racontée. Le récit sélectionne certains événements, en omet d’autres, les organise selon une logique narrative, crée des liens de causalité, construit une totalité signifiante. Cette configuration ne se réduit pas à une simple reproduction du vécu, elle opère une transformation créatrice.

Mimèsis III désigne la refiguration. Le récit ne s’achève pas dans sa clôture textuelle, il s’accomplit dans la lecture ou la réception. C’est le lecteur (ou l’auditeur) qui actualise l’œuvre, qui se l’approprie, qui en fait une médiation pour comprendre sa propre expérience. Le récit lu transforme notre compréhension du monde et de nous-mêmes.

Cette triple mimésis dessine un arc herméneutique complet : du monde vécu au texte, puis du texte au lecteur et retour au monde vécu, désormais transformé par la médiation narrative. Le récit n’est donc pas une simple représentation du temps, il est une opération active qui configure le temps et nous permet de le comprendre et de le vivre autrement.

La synthèse de l’hétérogène

Au cœur de la mise en intrigue se trouve ce que Ricœur nomme la « synthèse de l’hétérogène ». Une intrigue narrative unifie des éléments hétérogènes : des agents divers, des buts contradictoires, des interactions complexes, des circonstances changeantes, des hasards et des nécessités.

Prenons l’exemple d’une biographie. Une vie humaine est faite d’événements multiples : naissance, éducation, rencontres, choix, succès, échecs, aléas. Pris isolément, ces événements forment une collection dispersée, sans unité évidente. La narration biographique opère une synthèse : elle fait de cette dispersion une histoire dotée d’une certaine cohérence.

Cette synthèse n’est jamais définitive ni unique. On peut raconter une même vie de multiples manières, en sélectionnant différents événements, en privilégiant différents fils conducteurs. Chaque récit propose une configuration différente de la même matière temporelle. C’est ce qui explique qu’une autobiographie diffère toujours d’une biographie : le sujet se raconte autrement qu’il n’est raconté par autrui.

La synthèse narrative effectue aussi ce que Ricœur appelle une « concordance dans la discordance ». Une bonne intrigue maintient une tension entre l’ordre et le désordre, entre l’attendu et l’inattendu. Si tout était parfaitement prévisible, l’histoire serait ennuyeuse. Si tout était pure contingence, elle serait incompréhensible. L’art narratif consiste à créer des surprises tout en maintenant une cohérence globale qui, rétrospectivement, rend ces surprises intelligibles.

Temps historique et temps fictionnel

Les deux premiers tomes de « Temps et récit » explorent séparément le récit historique et le récit de fiction. Ricœur montre qu’ils partagent la même structure narrative fondamentale, tout en différant par leur rapport à la vérité et à la référence.

Le récit historique prétend dire la vérité sur le passé réel. Il se soumet aux contraintes de la preuve documentaire, de la critique des sources, de la vérification. Pourtant, l’historien ne se contente pas d’accumuler des faits, il les organise en intrigue. Écrire l’histoire, c’est toujours raconter une histoire, donc configurer les événements selon une logique narrative.

Cette dimension narrative de l’histoire a longtemps été déniée par les historiens positivistes qui rêvaient d’une histoire purement factuelle, objective, scientifique. Ricœur montre que ce rêve est illusoire. Même l’histoire la plus rigoureuse ne peut échapper à la mise en intrigue. Elle doit sélectionner les faits pertinents, les organiser, leur donner un sens. Cette part narrative n’invalide pas la scientificité de l’histoire, mais elle en révèle la nature spécifique : l’histoire est une science interprétative qui use de la narration pour rendre le passé intelligible.

Le récit de fiction, quant à lui, ne prétend pas à la vérité factuelle. Le romancier invente ses personnages et ses événements. Pourtant, la fiction possède une vérité d’un autre ordre : elle révèle des possibilités de l’existence humaine, elle explore des expériences temporelles que l’histoire factuelle ne peut atteindre. Le roman nous fait vivre des temporalités fictives qui éclairent notre propre rapport au temps.

Proust, dans « À la recherche du temps perdu », invente une temporalité spécifique faite de mémoire involontaire et de résurrections du passé. Cette temporalité fictive n’existe dans aucune vie réelle, mais elle révèle quelque chose de vrai sur notre expérience du temps : la possibilité de retrouver le passé autrement que par la simple remémoration volontaire.

L’entrecroisement de l’histoire et de la fiction

Le troisième tome de « Temps et récit » développe une thèse audacieuse : histoire et fiction, malgré leurs différences, s’entrecroisent de multiples manières. L’histoire emprunte des procédés narratifs à la fiction, et la fiction imite souvent le mode de véracité de l’histoire.

D’un côté, l’historien « fictionnalise » inévitablement son récit en comblant les lacunes documentaires, en imaginant les motivations des acteurs, en construisant des intrigues cohérentes là où le réel fut peut-être incohérent. Il ne peut accéder au passé qu’en le configurant narrativement, donc en lui appliquant des schémas qui relèvent aussi de l’imagination créatrice.

De l’autre côté, le romancier « historicise » sa fiction en l’ancrant dans des contextes historiques réels, en respectant certaines vraisemblances, en traitant de questions humaines universelles. Le roman historique pousse cet entrecroisement à l’extrême : il mêle personnages réels et fictifs, événements avérés et inventés, dans une configuration narrative unique.

Cet entrecroisement ne signifie pas que tout se vaut, que la distinction entre histoire et fiction s’effondre. Ricœur maintient fermement qu’il existe une différence de prétention référentielle. Mais il montre que cette différence n’empêche pas une profonde parenté structurelle et une fertilisation mutuelle.

Plus profondément, histoire et fiction collaborent à notre compréhension du temps humain. Ensemble, elles constituent ce que Ricœur nomme le « temps raconté », qui médiatise le temps vécu et le temps cosmique. Ni purement subjectif ni purement objectif, le temps raconté est le temps humanisé par la narration.

L’identité narrative

La théorie du temps raconté débouche sur une conception de l’identité personnelle qui deviendra centrale dans l’œuvre ultérieure de Ricœur, notamment dans « Soi-même comme un autre ». Si le temps humain est essentiellement narratif, alors l’identité humaine l’est aussi.

Qu’est-ce qui fait que je reste le même à travers le temps ? La philosophie moderne a oscillé entre deux réponses. Locke ancrait l’identité personnelle dans la continuité de la conscience et de la mémoire. Hume, sceptique, niait toute substance du moi : nous ne sommes qu’un faisceau d’impressions changeantes sans unité réelle.

Ricœur propose une voie médiane : l’identité narrative. Je suis la même personne non parce qu’il existerait un moi-substance immuable, mais parce que je peux raconter mon histoire comme l’histoire d’un même sujet. Mon identité est la cohérence narrative de ma vie, la capacité à unifier mes expériences dispersées dans le récit d’une existence.

Cette identité narrative possède deux dimensions. D’abord, une dimension « ipse » : je reste identique à moi-même par fidélité à mes engagements, à mes promesses, à mon histoire. Cette identité-ipse se distingue de l’identité-idem, celle de la permanence substantielle. Ensuite, une dimension dialogique : mon identité se construit aussi à travers les récits que les autres font de moi, dans l’interaction entre mon autocompréhension et la compréhension qu’autrui a de moi.

Nous sommes donc des êtres de récit, condamnés à nous raconter pour nous comprendre, à configurer notre passé pour projeter notre avenir. L’identité n’est pas donnée, elle se construit narrativement. C’est ce qui explique qu’une vie puisse être « racontée différemment », qu’une psychanalyse puisse transformer notre identité en nous amenant à réinterpréter notre histoire.

Le temps fragmenté de la modernité

Dans ses analyses du roman moderne, Ricœur montre comment la littérature contemporaine expérimente des formes de temporalité qui défient la linéarité narrative classique. Chez Woolf, Joyce, Faulkner, le temps éclate, se fragmente, se dédouble.

Ces expérimentations narratives ne sont pas de simples jeux formels. Elles témoignent d’une crise du temps dans la modernité. L’expérience temporelle contemporaine est marquée par la discontinuité, l’accélération, la perte des repères chronologiques traditionnels. Le roman moderne reflète et amplifie cette crise en proposant des temporalités narratives qui déconstruisent l’ordre chronologique.

Pourtant, même dans les formes les plus expérimentales, Ricœur discerne le maintien d’une fonction narrative minimale. Même quand le récit se fragmente, même quand la chronologie est bouleversée, le lecteur continue de chercher une cohérence, de construire mentalement une intrigue. La capacité narrative semble résister à toutes les déconstructions.

Cette analyse du roman moderne conduit Ricœur à une réflexion sur les limites du récit. Y a-t-il des expériences temporelles qui résistent à toute mise en récit ? La souffrance extrême, le traumatisme, certaines expériences mystiques défient peut-être la narrativité. Ricœur reconnaît ces limites sans renoncer à sa thèse fondamentale : là où le récit devient impossible, c’est l’humanisation même du temps qui est menacée.

La critique du récit et ses enjeux

La théorie ricœurienne de l’identité narrative a suscité d’importantes discussions critiques. Certains philosophes, notamment Galen Strawson, ont contesté l’universalité de la narrativité. Tous les humains ne se comprennent pas narrativement, certains vivent dans un présent plus discontinu, moins unifié par un arc narratif.

D’autres critiques, d’inspiration féministe, ont pointé les dangers politiques du récit. Les identités imposées par les récits dominants peuvent être oppressives. L’injonction à « raconter son histoire » peut devenir une forme de violence quand certaines histoires ne sont pas audibles, quand certaines expériences résistent à la mise en récit.

Ricœur était conscient de ces limites. Il ne prétendait pas que toute vie est déjà un récit cohérent, mais que la mise en récit est une ressource pour construire l’identité. Cette nuance est importante : le récit n’est pas une donnée mais une tâche, il ne décrit pas l’identité telle qu’elle est mais propose un modèle pour la comprendre et la construire.

Par ailleurs, Ricœur distinguait soigneusement entre l’identité narrative et l’idéologie narrative. Les grands récits totalisants, les histoires officielles qui effacent les voix minoritaires, les autobiographies trop lisses qui gomment les contradictions : tout cela représente une perversion de la fonction narrative. Le bon récit maintient la tension, reconnaît les incohérences, laisse place à la pluralité des voix.

L’héritage de Temps et récit

L’influence de « Temps et récit » dépasse largement la philosophie. En narratologie, l’œuvre a stimulé de nouvelles recherches sur les structures narratives et leurs fonctions. En histoire, elle a contribué au « tournant narratif » qui reconnaît la dimension littéraire de l’écriture historique sans renoncer à l’exigence de vérité.

En psychologie et en psychothérapie, la notion d’identité narrative a été largement adoptée. Les thérapies narratives aident les patients à réinterpréter leur histoire, à trouver de nouveaux récits de soi qui rendent possible un changement. L’idée que nous pouvons nous transformer en racontant notre vie autrement est devenue un outil thérapeutique majeur.

En théorie littéraire, Ricœur a contribué à réhabiliter le récit face aux assauts du structuralisme et de la déconstruction. Contre ceux qui voyaient dans le récit une forme idéologique qu’il fallait déconstruire, il a montré sa fonction anthropologique fondamentale : le récit est la forme par laquelle nous comprenons l’action humaine et la temporalité.

Une œuvre pour notre temps

À l’ère numérique, la question du récit prend une actualité nouvelle. Les réseaux sociaux fragmentent nos existences en instants déconnectés : photos, tweets, stories. La capacité à maintenir une cohérence narrative semble menacée par cette atomisation de l’expérience.

Pourtant, paradoxalement, on assiste aussi à une prolifération de récits : podcasts autobiographiques, témoignages en ligne, séries narratives complexes. L’être humain semble irrésistiblement poussé à raconter, à transformer l’expérience brute en histoire signifiante.

La leçon de Ricœur demeure précieuse : nous ne pouvons échapper à la narration sans perdre quelque chose d’essentiel de notre humanité. Comprendre le temps, construire une identité, donner sens à l’action : tout cela passe par le récit. Non pas comme un carcan qui enfermerait l’expérience dans des schémas préétablis, mais comme une ressource créatrice qui nous permet de configurer notre existence.

« Temps et récit » nous rappelle que nous sommes des animaux raconteurs d’histoires. Cette dimension narrative n’est pas superficielle, elle est constitutive de ce que nous sommes. Renoncer au récit, ce serait renoncer à une part essentielle de notre humanité : la capacité à unifier notre expérience temporelle dispersée, à créer du sens dans la succession des événements, à nous comprendre nous-mêmes à travers l’histoire de nos vies.

Dans un monde qui semble privilégier l’instant sur la durée, le fragment sur la totalité, le flux sur la structure, la pensée ricœurienne nous invite à maintenir la dimension narrative de l’existence. Non par nostalgie d’un passé révolu, mais parce que c’est dans le récit que le temps devient humain, que l’action devient intelligible, que l’identité peut se construire. Raconter n’est pas un luxe culturel, c’est une nécessité existentielle. Nous racontons, donc nous sommes.

Pour approfondir

#HermenéutiqueDuSoi
Paul Ricœur — Soi-même comme un autre (Seuil)

#MémoireHistoireOubli
Paul Ricœur — La mémoire, l’histoire, l’oubli (Seuil)

#TempsEtRécit
Paul Ricœur — Temps et récit, Tome 1 : L’intrigue et le récit historique (Seuil)

#MétaphoreVive
Paul Ricœur — La Métaphore vive (Seuil)

#BiographieDeRéférence
François Dosse — Paul Ricœur : Les sens d’une vie (1913-2005) (La Découverte)

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