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Table of Contents
  1. Le cogito brisé et la question du sujet
  2. Idem et ipse : deux identités enchevêtrées
  3. Les trois médiations du soi
  4. L’altérité au cœur du soi
  5. La sollicitude et la justice
  6. L’attestation plutôt que la certitude
  7. La fragilité de l’identité
  8. Le soi capable
  9. L’héritage d’une œuvre majeure
  10. Une pensée pour aujourd’hui
  11. Le testament philosophique
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Soi-même comme un autre : l’identité personnelle repensée

  • 29/09/2025
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En 1990, Paul Ricœur publie « Soi-même comme un autre », un ouvrage qui transforme radicalement notre compréhension de l’identité personnelle en montrant que le soi ne se constitue qu’à travers sa relation à l’altérité.

En raccourci…

Qui suis-je ? Cette question apparemment simple cache une complexité vertigineuse que Paul Ricœur déploie dans « Soi-même comme un autre ». Sa thèse centrale tient dans le titre même : être soi-même, ce n’est pas posséder une identité fixe et close, c’est se constituer dans une relation fondamentale à l’autre. Le « comme » du titre porte une double signification : être soi à la manière d’un autre (comparaison), mais aussi être soi en tant qu’autre (implication). Ricœur distingue deux formes d’identité souvent confondues : l’identité-idem, celle de la permanence dans le temps (j’ai le même caractère, les mêmes traits), et l’identité-ipse, celle de la fidélité à soi dans le changement (je tiens mes promesses même si j’ai changé). Entre ces deux pôles se joue notre identité personnelle. Plus radicalement, Ricœur montre que le soi ne peut se comprendre qu’à travers trois médiations : le langage (je me désigne en parlant), l’action (je me reconnais dans mes actes), et le récit (je me raconte pour me connaître). Et toujours, l’autre est présent : je ne suis moi-même que parce qu’un autre me reconnaît, me parle, m’interpelle. Cette philosophie du soi évite deux écueils : le cogito narcissique qui se croit transparent à lui-même, et la dissolution postmoderne du sujet. Le soi ricœurien est humble mais réel, fragile mais responsable.

Le cogito brisé et la question du sujet

« Soi-même comme un autre » s’inscrit dans un contexte philosophique marqué par la « mort du sujet ». Depuis Nietzsche, Marx et Freud, que Ricœur appelait les « maîtres du soupçon », la philosophie moderne a appris à se méfier du sujet transparent à lui-même, maître de ses pensées et de ses actes.

Le structuralisme des années 1960 a radicalisé cette critique. Pour Lévi-Strauss, les sujets individuels ne pensent pas vraiment les mythes, ce sont les mythes qui se pensent entre eux à travers les sujets. Pour Foucault, le sujet est une construction historique qui émerge à un certain moment et pourrait disparaître « comme à la limite de la mer un visage de sable ». Pour Lacan, le moi est fondamentalement aliéné, constitué par le regard de l’autre dans le stade du miroir.

Ricœur refuse aussi bien l’exaltation cartésienne du cogito que sa déconstruction radicale. Il cherche une voie médiane : reconnaître la fragilité du sujet sans le dissoudre, admettre ses méconnaissances sans renoncer à son existence. C’est ce qu’il appelle le « cogito brisé » : un sujet qui n’est plus immédiatement certain de lui-même, qui ne se connaît qu’à travers des médiations, mais qui demeure néanmoins un sujet capable d’agir et de répondre de ses actes.

Le titre même de l’ouvrage annonce cette position : « Soi-même comme un autre ». Le terme « soi-même » (ipse en latin) remplace le « je » du cogito cartésien. Ce n’est plus un sujet qui s’affirme dans la certitude immédiate de sa pensée, c’est un soi qui se découvre progressivement à travers ses expressions, ses actions, ses récits. Et ce soi n’est pas séparable de l’autre : il se constitue dans et par la relation à l’altérité.

Idem et ipse : deux identités enchevêtrées

La distinction conceptuelle la plus importante de l’ouvrage concerne les deux sens de l’identité, souvent confondus dans le langage ordinaire. Quand nous parlons d’identité personnelle, nous oscillons entre deux significations différentes sans toujours le remarquer.

L’identité-idem (du latin idem, « le même ») désigne la permanence dans le temps. C’est l’identité comme mêmeté. Elle se décline en deux formes : la permanence d’une structure invariante (mon code génétique, ma structure caractérielle fondamentale) et la continuité ininterrompue du changement (comme une mélodie qui reste reconnaissable malgré ses variations).

L’identité-idem répond à la question : « Qu’est-ce qui reste identique en moi à travers le temps ? » C’est ce qui permet de me reconnaître sur d’anciennes photos, de constater que j’ai gardé tel trait de caractère depuis l’enfance, d’établir une continuité biographique entre le nourrisson d’autrefois et l’adulte d’aujourd’hui.

L’identité-ipse (du latin ipse, « soi-même ») désigne la fidélité à soi. C’est l’identité comme maintien de soi, qui n’implique aucune permanence substantielle. Elle répond à la question : « Qui suis-je en tant que je me tiens responsable de mes actes et fidèle à mes engagements ? »

L’exemple paradigmatique de l’identité-ipse est la promesse. Quand je promets quelque chose, je m’engage pour l’avenir. Je serai peut-être différent demain, mes désirs auront peut-être changé, mais je tiendrai ma promesse parce que je me maintiens comme le même malgré ces changements. Cette fidélité ne repose sur aucune permanence psychologique ou caractérielle, elle est un acte de maintien de soi par soi.

Cette distinction résout de nombreuses apories classiques. On se demandait : comment puis-je rester le même alors que tout change en moi ? Ricœur répond : je ne reste pas le même au sens de l’idem (permanence substantielle), mais je me maintiens comme le même au sens de l’ipse (fidélité à soi). L’identité personnelle n’est pas une donnée mais une tâche, elle ne se constate pas mais se construit.

Les trois médiations du soi

Le soi ne se donne jamais immédiatement à lui-même. Contrairement au cogito cartésien qui prétendait à une intuition directe de soi, le soi ricœurien ne se découvre qu’à travers des médiations. Ricœur en identifie trois fondamentales : la médiation linguistique, la médiation de l’action, et la médiation narrative.

La première médiation est celle du langage. Je me désigne moi-même en parlant, en disant « je ». Mais ce « je » n’est pas une substance, c’est une position dans le discours. Benveniste avait montré que « je » est un « indicateur de subjectivité » : il désigne celui qui parle au moment où il parle. Le sujet n’existe pas avant le langage, il s’institue dans l’acte de parole.

Plus profondément, la capacité de se désigner soi-même implique la capacité de désigner autrui comme « tu ». « Je » et « tu » sont corrélatifs : je ne peux me dire « je » que dans une situation d’interlocution où un autre peut me dire « tu ». Le soi se constitue donc dans la réciprocité linguistique. Parler, c’est toujours parler avec quelqu’un, et c’est dans ce dialogue que je me découvre comme sujet parlant.

La deuxième médiation est celle de l’action. Je me reconnais dans mes actes. Ricœur développe toute une philosophie de l’action inspirée de la philosophie analytique (notamment Anscombe et Davidson). Agir, c’est faire advenir quelque chose qui n’existerait pas sans mon intervention. Dans l’action, je m’objective, je me projette dans le monde, je laisse une trace qui atteste mon existence comme agent.

L’action possède une dimension intentionnelle : elle vise un but, répond à des motifs. Comprendre une action, c’est comprendre ces intentions et ces motifs. Mais l’action a aussi des conséquences non intentionnelles, elle s’inscrit dans des réseaux de causalité qui la dépassent. Je suis responsable de mes actes, mais je ne maîtrise pas tous leurs effets. Cette tension entre l’intentionnalité de l’action et ses conséquences imprévues structure notre condition d’agents dans le monde.

La troisième médiation est celle du récit. Ricœur reprend ici les acquis de « Temps et récit ». L’identité narrative ne se réduit ni à l’idem ni à l’ipse, elle les articule. En racontant ma vie, je crée une continuité temporelle (dimension idem), mais cette continuité n’est pas une simple permanence, elle résulte d’une construction narrative qui unifie des événements dispersés. Simultanément, le récit manifeste ma capacité à me maintenir comme le même à travers les changements (dimension ipse).

L’identité narrative est toujours fragile, provisoire, ouverte à révision. Je peux raconter ma vie différemment selon les contextes, selon mon âge, selon les défis que je traverse. Une psychanalyse, par exemple, peut m’amener à réinterpréter mon histoire, à y découvrir des significations ignorées. L’identité narrative n’est jamais figée, elle est en perpétuelle reconfiguration.

L’altérité au cœur du soi

Le titre « Soi-même comme un autre » suggère une thèse radicale : l’altérité n’est pas extérieure au soi, elle le constitue de l’intérieur. Cette thèse se décline à plusieurs niveaux que Ricœur analyse avec une grande finesse.

Le premier niveau est celui du corps propre. Mon corps m’appartient d’une manière unique (c’est mon corps, pas celui d’un autre), mais il possède aussi une dimension d’altérité. Je ne maîtrise pas tous ses processus, je ne peux pas empêcher mon cœur de battre ou mes poumons de respirer. Mon corps vieillit, tombe malade, me trahit parfois. Il est à la fois le plus intime et le plus étranger.

Husserl avait déjà analysé cette ambiguïté : le corps est à la fois « Leib » (corps vécu de l’intérieur) et « Körper » (corps objectif vu du dehors). Ricœur pousse plus loin : cette dualité du corps manifeste une forme d’altérité constitutive du soi. Je suis mon corps, mais mon corps m’échappe partiellement.

Le deuxième niveau est celui de la conscience et de l’inconscient. Freud a montré que le moi n’est pas maître dans sa propre maison. L’inconscient me constitue tout en m’échappant. Je ne suis pas transparent à moi-même, une part de moi-même m’est autre. Cette altérité intime rend caduque la prétention cartésienne à une connaissance absolue de soi.

Le troisième niveau, le plus fondamental, est celui d’autrui. Je ne peux me constituer comme soi qu’à travers la médiation d’autrui. C’est autrui qui me reconnaît comme sujet, qui me parle, qui m’interpelle. L’identité personnelle est dialogique : elle se construit dans l’interaction avec d’autres soi.

Ricœur s’inspire ici de Hegel et de sa dialectique du maître et de l’esclave, mais aussi de la philosophie du dialogue (Buber, Levinas). Pour Levinas, autrui n’est pas d’abord un objet que je connais mais un visage qui m’interpelle éthiquement. Cette interpellation précède ma constitution comme sujet : je suis responsable avant d’être conscient de moi.

La sollicitude et la justice

La reconnaissance de l’altérité constitutive du soi débouche sur une éthique. Les dernières études de « Soi-même comme un autre » développent ce que Ricœur appelle la « petite éthique », qui articule trois niveaux : la visée éthique, la norme morale, et la sagesse pratique.

La visée éthique fondamentale se formule ainsi : « Viser à la vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes ». Cette formule condense toute la philosophie morale de Ricœur. Elle comporte trois dimensions indissociables.

D’abord, la vie bonne : l’éthique vise l’accomplissement de soi, l’épanouissement d’une vie qui se déploie dans la durée. Ricœur rejoint ici Aristote et sa conception de l’eudaimonia. Mais cette vie bonne n’est pas égoïste, elle implique nécessairement la dimension du « avec et pour autrui ».

La sollicitude désigne cette dimension relationnelle de l’éthique. Elle se distingue de la simple sympathie ou de la pitié. La sollicitude reconnaît autrui comme un autre soi-même, capable de réciprocité. Dans l’amitié, paradigme de la sollicitude, je donne et je reçois, je reconnais l’autre et je suis reconnu par lui. La relation éthique est foncièrement symétrique, même si elle peut temporairement comporter une asymétrie (comme dans le soin médical où l’un est en position de faiblesse).

Mais la sollicitude interpersonnelle ne suffit pas. L’éthique doit s’inscrire « dans des institutions justes ». La justice étend la sollicitude au-delà du face-à-face, elle l’inscrit dans des structures sociales. Les institutions (au sens large : lois, règles, organisations) sont nécessaires pour que la vie bonne soit possible pour tous, pas seulement pour quelques-uns.

Le second niveau est celui de la norme morale, incarnée par l’impératif kantien. Face à la violence, au conflit, au mal, la visée éthique doit se soumettre au crible de la norme universalisable. L’impératif catégorique de Kant (« Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle ») fournit ce critère.

Ricœur ne rejette pas Kant, mais il le subordonne à l’éthique aristotélicienne. La norme morale n’est pas première, elle intervient comme moment critique quand la visée éthique est menacée. L’obligation morale surgit sur fond de désir de vie bonne, elle ne le remplace pas.

Le troisième niveau est celui de la sagesse pratique, le phronesis aristotélicien. Dans les situations concrètes, complexes, conflictuelles, ni la visée éthique générale ni les normes morales abstraites ne suffisent. Il faut juger, délibérer, décider en contexte. La sagesse pratique est cette capacité de jugement en situation qui caractérise l’agent éthique mature.

L’attestation plutôt que la certitude

Une des contributions les plus originales de « Soi-même comme un autre » concerne l’épistémologie du soi. Comment puis-je connaître mon identité personnelle ? Ricœur récuse aussi bien la certitude cartésienne que le scepticisme radical.

Il propose un concept intermédiaire : l’attestation. S’attester soi-même, c’est se reconnaître comme sujet capable sans prétendre à une certitude absolue. L’attestation se situe entre la certitude apodictique (indubitable) et le doute hyperbolique (qui dissout tout).

Je m’atteste comme sujet parlant quand je prends la parole et assume la responsabilité de mon dire. Je m’atteste comme agent quand je reconnais mes actions comme miennes et en accepte les conséquences. Je m’atteste comme sujet moral quand je me tiens responsable de mes engagements et fidèle à mes promesses.

Cette attestation n’est jamais définitive. Elle est toujours menacée par le soupçon (peut-être me méconnais-je), par l’échec (je ne tiens pas toujours mes promesses), par la fragilité (je peux me perdre). Mais elle reste la modalité propre de la certitude de soi pour un cogito brisé, conscient de ses limites.

L’attestation implique aussi une dimension de confiance. Je me fie à moi-même, je compte sur ma capacité à demeurer fidèle. Mais cette confiance en soi n’est possible que sur fond d’une confiance reçue d’autrui. C’est parce qu’autrui me fait confiance, me reconnaît comme capable, que je peux m’attester moi-même.

La fragilité de l’identité

Ricœur ne cesse de souligner la fragilité constitutive de l’identité personnelle. Cette fragilité se manifeste à plusieurs niveaux qui constituent autant de menaces pesant sur le soi.

La première menace est celle de la méconnaissance de soi. L’inconscient freudien, les idéologies qui nous traversent à notre insu, les illusions que nous entretenons sur nous-mêmes : tout cela fait que nous ne sommes jamais entièrement transparents à nous-mêmes. Le « connais-toi toi-même » socratique est une tâche infinie, jamais achevée.

La deuxième menace est celle de la désintégration narrative. Certaines expériences (le traumatisme, la folie, la démence) peuvent briser la continuité narrative qui assure notre identité. Quand je ne peux plus raconter mon histoire, quand le fil narratif se rompt, mon identité vacille. Les pathologies de l’identité narrative sont au cœur de nombreux troubles psychiques.

La troisième menace est celle du non-respect des engagements. Si je romps systématiquement mes promesses, si je me révèle incapable de maintenir de soi, mon identité-ipse s’effondre. Je deviens imprévisible, instable, non-fiable. L’identité comme maintien de soi exige une certaine constance éthique qui n’est jamais garantie.

La quatrième menace est celle du non-reconnaissance par autrui. Si personne ne me reconnaît, si je suis méprisé, humilié, rendu invisible, mon identité en souffre profondément. Les luttes pour la reconnaissance, dont parlait déjà Hegel et qu’Axel Honneth a réactualisées, témoignent de ce besoin fondamental d’être reconnu par autrui pour pouvoir s’identifier soi-même.

Le soi capable

Face à ces fragilités, Ricœur ne sombre pas dans le pessimisme. Il développe ce qu’il appelle une « anthropologie de l’homme capable ». Le soi se définit par ses capacités fondamentales, qui attestent son existence et sa dignité.

Je suis capable de parler. Cette capacité linguistique n’est pas un simple outil, elle me constitue comme sujet. En parlant, je me désigne, je m’adresse à autrui, je participe à un espace de discours partagé.

Je suis capable d’agir. Je ne suis pas seulement un être qui subit les événements, je peux les causer, les initier. Cette puissance d’agir me rend responsable et me confère une certaine maîtrise sur ma vie.

Je suis capable de raconter et de me raconter. L’identité narrative manifeste cette capacité à configurer mon expérience temporelle, à créer du sens dans la dispersion des événements.

Je suis capable de m’imputer mes actions. L’imputabilité signifie que je peux reconnaître mes actes comme miens et en répondre devant autrui. C’est le fondement de la responsabilité morale et juridique.

Ces capacités ne sont pas des possessions assurées, elles sont toujours menacées, fragiles. Mais elles définissent ce qu’est un sujet humain. La dignité humaine réside dans ces capacités, et le respect éthique consiste à les reconnaître en tout être humain.

L’héritage d’une œuvre majeure

« Soi-même comme un autre » a profondément marqué la philosophie contemporaine. La distinction entre idem et ipse est devenue un outil conceptuel classique pour penser l’identité personnelle. Elle permet de sortir des impasses où s’enfermaient les théories substantialistes (qui cherchaient un noyau permanent d’identité) et les théories sceptiques (qui dissolvaient toute identité).

En éthique, la « petite éthique » ricœurienne offre une alternative convaincante au kantisme rigide et à l’utilitarisme calculateur. Elle articule harmonieusement la visée aristotélicienne de la vie bonne, l’exigence kantienne d’universalisation, et la sagesse pratique dans l’application concrète.

La philosophie de la reconnaissance, développée ensuite par Ricœur dans « Parcours de la reconnaissance » (2004) et par Axel Honneth dans « La Lutte pour la reconnaissance », prolonge les intuitions de « Soi-même comme un autre ». Elle montre que les conflits sociaux et politiques sont souvent des luttes pour la reconnaissance, des revendications de dignité et de respect.

En psychologie et en psychiatrie, la notion d’identité narrative a été largement adoptée. Elle permet de comprendre les pathologies de l’identité non comme des déficits substantiels mais comme des ruptures dans la capacité narrative. Les thérapies narratives s’inspirent de ces intuitions pour aider les patients à reconstruire des récits de vie plus cohérents et plus libérateurs.

Une pensée pour aujourd’hui

À l’ère de la crise identitaire contemporaine, « Soi-même comme un autre » conserve une pertinence remarquable. Nos sociétés sont traversées par des tensions identitaires multiples : identités nationales, ethniques, de genre, sexuelles. Ces identités revendiquées oscillent souvent entre l’essentialisme (l’identité comme substance immuable) et le constructivisme radical (l’identité comme pure construction sociale).

Ricœur offre une voie médiane. L’identité n’est ni une essence donnée ni une fiction arbitraire, elle se construit dans la durée par la fidélité à soi et la reconnaissance mutuelle. Elle comporte une dimension de permanence (idem) et une dimension de maintien de soi (ipse) qu’il ne faut pas confondre.

Les débats contemporains sur l’identité de genre, par exemple, peuvent s’éclairer de cette distinction. L’identité de genre comporte une dimension ipse (je me maintiens dans une identité choisie, assumée, revendiquée) qui n’exige aucune permanence biologique ou psychologique. La transition de genre manifeste précisément cette capacité à se maintenir soi-même autrement, à rester fidèle à soi en changeant.

Plus largement, dans un monde de plus en plus individualisé où chacun doit « construire son identité », la pensée ricœurienne rappelle que cette construction n’est pas solitaire. Le soi ne se constitue que dans et par la relation à l’autre. L’autonomie n’est pas l’autarcie, elle implique la reconnaissance mutuelle.

Le testament philosophique

« Soi-même comme un autre » représente l’aboutissement de toute la philosophie ricœurienne. On y retrouve les grandes intuitions développées dans les œuvres antérieures : l’herméneutique du soi (héritée du « Conflit des interprétations »), l’identité narrative (développée dans « Temps et récit »), la référence métaphorique (analysée dans « La Métaphore vive »).

Mais l’ouvrage va plus loin en articulant ces intuitions dans une philosophie complète du sujet, de l’action et de l’éthique. Il propose une anthropologie philosophique cohérente qui prend au sérieux à la fois la fragilité et la capacité du sujet humain.

Cette anthropologie évite deux écueils symétriques : l’hubris du cogito qui se croit tout-puissant, et le nihilisme qui dissout tout sujet. Le soi ricœurien est humble mais réel, fragile mais responsable, dépendant d’autrui mais capable d’autonomie. C’est un sujet « à la mesure humaine », conscient de ses limites sans renoncer à son existence.

Dans le paysage philosophique contemporain, souvent tiraillé entre un retour conservateur au sujet classique et une déconstruction radicale de toute subjectivité, Ricœur trace une voie originale. Il montre qu’on peut maintenir le sujet sans tomber dans le narcissisme, qu’on peut le critiquer sans le dissoudre, qu’on peut reconnaître sa constitution par l’altérité sans nier sa capacité d’initiative.

« Soi-même comme un autre » demeure ainsi une œuvre fondatrice qui continue d’inspirer philosophes, psychologues, sociologues, tous ceux qui s’interrogent sur ce que signifie être un sujet humain dans le monde contemporain. Sa leçon centrale – le soi ne se connaît et ne se construit que médiatement, à travers le langage, l’action, le récit, et toujours en relation avec l’autre – reste d’une actualité brûlante pour qui veut comprendre la condition humaine dans sa complexité irréductible.

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