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Table of Contents
  1. L’urgence d’une éthique pour notre temps
  2. La distinction terminologique : éthique et morale
  3. La visée éthique : vie bonne, avec et pour autrui
  4. Le passage par la norme morale
  5. La règle d’or et son interprétation
  6. Le retour à la sagesse pratique
  7. La conviction et la responsabilité
  8. Justice distributive et justice corrective
  9. L’éthique de la discussion
  10. Bioéthique et cas limites
  11. Héritage et actualité d’une éthique dialectique
  12. Une voie étroite mais praticable
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Ricœur et l’éthique : de la visée éthique à la norme morale

  • 29/09/2025
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Dans « Soi-même comme un autre » (1990) et d’autres écrits, Paul Ricœur élabore une « petite éthique » qui articule la tradition aristotélicienne de la vie bonne et l’exigence kantienne d’universalisation, proposant un dépassement des oppositions classiques en philosophie morale.

En raccourci…

Comment vivre bien ? Cette question ancestrale traverse toute l’histoire de la philosophie, mais les réponses divergent radicalement. Pour Aristote et les Anciens, l’éthique vise le bonheur, l’accomplissement de soi dans une vie réussie. Pour Kant et les Modernes, la morale se fonde sur le devoir, l’obligation universelle qui s’impose à tous indépendamment de nos désirs. Paul Ricœur refuse de choisir entre ces deux traditions. Il propose une articulation dialectique où l’éthique garde la primauté mais doit passer par le crible de la morale. Sa formule célèbre condense tout son projet : « Viser à la vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes. » Cette phrase apparemment simple contient une profondeur remarquable. D’abord, la visée éthique fondamentale : nous aspirons à une vie accomplie, épanouie, digne d’être vécue. Ensuite, la dimension relationnelle : cette vie bonne n’est pas solitaire, elle se construit avec les autres et pour les autres, dans la réciprocité. Enfin, la dimension institutionnelle : l’éthique ne se limite pas aux relations interpersonnelles, elle exige des structures sociales justes. Mais cette visée éthique doit se soumettre à la norme morale quand surgissent les conflits et la violence. La sagesse pratique, enfin, permet d’appliquer ces principes aux situations concrètes dans leur complexité irréductible.

L’urgence d’une éthique pour notre temps

Lorsque Ricœur développe sa réflexion éthique, particulièrement dans les années 1980-1990, la philosophie morale traverse une crise profonde. Le relativisme ambiant semble avoir dissous toute prétention à des valeurs universelles. Chacun revendique sa propre morale, son propre système de valeurs, sans pouvoir justifier rationnellement ses choix face à d’autres.

Simultanément, des questions éthiques inédites émergent avec force. La bioéthique pose des dilemmes nouveaux sur le début et la fin de la vie. Les progrès technologiques soulèvent des interrogations sur nos responsabilités envers les générations futures. Les catastrophes écologiques obligent à repenser notre rapport à la nature. Les conflits internationaux ravivent les débats sur la guerre juste et les droits humains.

Face à ces défis, les grandes traditions philosophiques semblent impuissantes ou dépassées. L’éthique aristotélicienne des vertus paraît trop liée à une conception du bien commun qui n’existe plus dans nos sociétés pluralistes. La morale kantienne du devoir semble trop abstraite, trop formelle pour guider l’action dans des situations complexes. L’utilitarisme qui calcule le bonheur collectif se heurte au refus de sacrifier l’individu au nom de la majorité.

Ricœur entreprend donc une reconstruction de l’éthique qui emprunte à plusieurs traditions sans s’enfermer dans aucune. Il cherche à articuler ce qui semble inconciliable : la visée du bonheur et l’exigence du devoir, l’enracinement dans des traditions particulières et la prétention à l’universel, la spontanéité de la vie morale et le besoin de normes rationnelles.

La distinction terminologique : éthique et morale

Ricœur commence par une clarification terminologique souvent négligée. Il propose de distinguer systématiquement « éthique » et « morale », deux termes que le langage ordinaire utilise souvent comme synonymes. Cette distinction n’est pas purement verbale, elle structure toute son approche.

Par « éthique », il désigne la visée téléologique de la vie bonne, héritée d’Aristote. L’éthique concerne nos aspirations profondes, notre désir d’accomplissement, notre quête de sens. Elle répond à la question : qu’est-ce qu’une vie réussie ? Comment vivre de manière épanouissante et digne ? Cette perspective privilégie la finalité (le telos), elle est orientée vers le bien plutôt que vers l’obligation.

Par « morale », il désigne le moment déontologique de l’obligation, hérité de Kant. La morale intervient avec l’impératif, le devoir, la norme universelle. Elle répond à la question : qu’est-ce que je dois faire ? Quelle règle doit guider mon action ? Cette perspective privilégie l’universalité (ce qui vaut pour tous) et l’obligation (ce qui s’impose à moi indépendamment de mes inclinations).

Ricœur affirme clairement la primauté de l’éthique sur la morale. La visée de la vie bonne est première, fondamentale, constitutive de notre humanité. Nous aspirons spontanément au bonheur, à l’accomplissement, à la vie bonne. L’obligation morale vient ensuite, non pour abolir cette visée mais pour la réguler, la critiquer, l’universaliser.

La visée éthique : vie bonne, avec et pour autrui

La formule centrale de l’éthique ricœurienne se déploie en trois moments : « Viser à la vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes. » Chacun de ces moments possède sa logique propre et son importance spécifique.

« Viser à la vie bonne » constitue la dimension téléologique fondamentale. Ricœur retrouve ici Aristote et son concept d’eudaimonia, souvent traduit par « bonheur » mais qui signifie plus précisément la vie accomplie, réussie, florissante. Cette vie bonne n’est pas réductible au plaisir (qui n’en est qu’une dimension), elle englobe l’épanouissement de toutes nos capacités, la réalisation de notre humanité.

Cette visée n’est pas égoïste. Ricœur la distingue soigneusement de l’utilitarisme qui calcule le bonheur comme une somme de plaisirs. La vie bonne inclut nécessairement la dimension de l’estime de soi : je veux pouvoir m’estimer moi-même, juger ma vie digne d’être vécue. Or cette estime de soi n’est possible que si je mène une vie effectivement estimable, une vie qui mérite respect.

« Avec et pour autrui » introduit la dimension interpersonnelle, relationnelle de l’éthique. La vie bonne n’est jamais solitaire, elle se construit dans la relation à d’autres. Ricœur nomme « sollicitude » cette dimension éthique de la relation à autrui, pour la distinguer de l’obligation morale du respect.

La sollicitude se manifeste paradigmatiquement dans l’amitié, telle qu’Aristote l’analysait. L’ami n’est pas un simple moyen pour mon bonheur, il est un « autre soi-même ». Dans l’amitié véritable, je veux le bien de l’autre pour lui-même, je me réjouis de son bonheur, je partage ses peines. Cette réciprocité généreuse définit l’éthique dans sa pureté : donner et recevoir dans un échange qui enrichit tous les participants.

Ricœur souligne l’importance du « et » dans « avec et pour ». La relation éthique comporte une dimension d’égalité (avec) et une dimension de dissymétrie (pour). Parfois je suis en position de donner de l’aide, parfois en position d’en recevoir. Cette alternance des rôles caractérise la sollicitude authentique, qui n’est ni domination charitable ni dépendance passive.

« Dans des institutions justes » élargit la perspective au-delà des relations interpersonnelles. L’éthique ne se limite pas au face-à-face, elle doit s’inscrire dans des structures sociales, des règles collectives, des institutions. La justice est la sollicitude étendue au-delà du cercle des proches, elle vise le « chacun » anonyme plutôt que le « tu » de la relation personnelle.

Cette dimension institutionnelle est essentielle. Sans institutions justes, la sollicitude interpersonnelle reste limitée, voire impuissante. Je peux être généreux avec mes proches, mais si je vis dans une société injuste, ma générosité personnelle ne change rien aux structures d’oppression. L’éthique exige donc une transformation des institutions, pas seulement des vertus individuelles.

Le passage par la norme morale

Si l’éthique était suffisante, on pourrait s’en tenir à la visée de la vie bonne. Mais Ricœur reconnaît la nécessité d’un passage par la norme morale, par l’obligation kantienne. Pourquoi ce détour ? Parce que la vie morale connaît le conflit, la violence, le mal.

Dans un monde idéal où tous viseraient spontanément la vie bonne en harmonie, l’obligation morale serait superflue. Mais nous vivons dans un monde marqué par l’égoïsme, la violence, l’injustice. Mes désirs entrent en conflit avec ceux d’autrui. Ma conception de la vie bonne peut opprimer les autres. Les relations de pouvoir déséquilibrent la réciprocité.

Face à ces conflits, la visée éthique spontanée ne suffit plus. Il faut un critère qui permette de départager les prétentions concurrentes, qui protège les faibles contre les forts, qui limite l’arbitraire. C’est ici qu’intervient la norme morale avec son exigence d’universalisation.

L’impératif catégorique kantien fournit ce critère : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle. » Cette formulation, malgré son abstraction apparente, possède une puissance critique remarquable. Elle oblige à se demander : puis-je vouloir que tous agissent comme je m’apprête à le faire ? Si la réponse est non, mon action est moralement inacceptable.

Ricœur ne critique pas Kant, il le situe. La morale kantienne du devoir n’est pas première, elle est seconde par rapport à l’éthique. Elle intervient comme moment critique quand la visée éthique spontanée est menacée. Mais ce moment critique est nécessaire, pas facultatif. Sans lui, l’éthique risquerait de n’être qu’un vœu pieux, impuissant face à la violence et à l’injustice.

La règle d’or et son interprétation

Un exemple particulièrement éclairant de l’articulation entre éthique et morale concerne la « règle d’or » : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse » (formulation négative) ou « Fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fasse » (formulation positive).

Cette règle, présente dans presque toutes les cultures et traditions religieuses, semble à première vue évidente et universelle. Ricœur en propose une interprétation sophistiquée qui révèle sa profondeur et ses limites.

Au niveau éthique, la règle d’or exprime la réciprocité fondamentale de la sollicitude. Elle reconnaît qu’autrui est un autre soi-même, qu’il possède la même dignité, les mêmes aspirations que moi. En me mettant à sa place, en imaginant ce que je ressentirais, je peux développer une empathie qui guide mon action.

Mais cette règle peut aussi être mal comprise. Si je la prends littéralement, je risque de projeter sur autrui mes propres désirs, mes propres conceptions du bien. Je voudrais qu’on m’offre tel cadeau, donc je l’offre à autrui – sans me demander s’il le désire vraiment. Cette projection peut devenir oppressive, imposant à l’autre ma vision de ce qui est bon pour lui.

C’est ici que le passage par la morale kantienne s’avère nécessaire. L’impératif catégorique corrige la règle d’or en introduisant l’exigence d’universalisation. Il ne s’agit pas de traiter autrui comme je voudrais être traité (ce qui reste prisonnier de ma subjectivité), mais de traiter autrui selon une règle que tous pourraient accepter rationnellement.

Cette correction kantienne ne supprime pas la règle d’or, elle l’approfondit. Elle transforme l’empathie spontanée en respect rationnel. Elle protège l’altérité d’autrui contre ma tendance à l’assimiler à moi-même.

Le retour à la sagesse pratique

Après avoir affirmé la primauté de l’éthique, puis reconnu la nécessité du passage par la norme morale, Ricœur opère un troisième mouvement : le retour à la sagesse pratique dans l’application concrète. Ce mouvement complète la dialectique de l’éthique et de la morale.

Ni la visée éthique générale ni les normes morales abstraites ne suffisent pour guider l’action dans des situations concrètes, toujours singulières, complexes, ambiguës. Il faut un jugement en situation, une capacité de discernement que les Grecs nommaient phronesis et que Ricœur traduit par « sagesse pratique ».

La sagesse pratique n’est pas l’application mécanique d’une règle générale à un cas particulier. Elle exige une intelligence des situations, une sensibilité aux contextes, une capacité à percevoir ce qui est moralement pertinent dans la complexité du réel. Parfois, les règles entrent en conflit et il faut choisir laquelle privilégier. Parfois, les circonstances exceptionnelles justifient des exceptions aux règles habituelles.

Ricœur illustre cette nécessité de la sagesse pratique par l’analyse des « situations tragiques » où aucune solution pleinement satisfaisante n’existe. Dans certains dilemmes moraux, toute décision implique un mal, une transgression, une perte. La sagesse pratique consiste alors à choisir le moindre mal, tout en reconnaissant qu’il s’agit bien d’un mal, en assumant la responsabilité de ce choix tragique.

Cette insistance sur la sagesse pratique rapproche Ricœur d’Aristote tout en enrichissant la perspective aristotélicienne. Aristote avait déjà montré que la vertu ne se réduit pas à suivre des règles, qu’elle exige un jugement prudent adapté aux circonstances. Ricœur ajoute que cette sagesse pratique s’exerce après le passage par l’exigence critique de l’universalisation kantienne. Elle n’est pas une sagesse naïve et spontanée, mais une sagesse critique et réfléchie.

La conviction et la responsabilité

Dans ses écrits sur l’éthique politique, notamment dans « Lectures 1 », Ricœur dialogue avec Max Weber et sa distinction entre « éthique de conviction » et « éthique de responsabilité ». Cette distinction éclaire différemment la dialectique de l’éthique et de la morale.

L’éthique de conviction juge les actions selon leur conformité à des principes absolus, indépendamment des conséquences. « Fais ce qui est juste, advienne que pourra. » Cette posture morale refuse le compromis avec le mal, maintient l’intégrité des principes même au prix de l’efficacité.

L’éthique de responsabilité prend en compte les conséquences prévisibles des actions. Elle accepte parfois de transiger avec les principes pour éviter des conséquences catastrophiques. Le responsable politique doit parfois « se salir les mains », accepter des compromis imparfaits pour préserver des biens plus fondamentaux.

Ricœur refuse d’opposer radicalement ces deux éthiques. Une conviction qui ignorerait totalement les conséquences serait irresponsable. Une responsabilité qui abandonnerait toute conviction ne serait qu’opportunisme cynique. La véritable sagesse éthique articule conviction et responsabilité, maintient des principes fermes tout en les appliquant avec discernement aux situations concrètes.

Cette articulation rejoint la dialectique de l’éthique et de la morale. Les convictions éthiques profondes (la visée de la vie bonne, le respect d’autrui) doivent être maintenues fermement. Mais leur application responsable exige de passer par le crible de la norme universelle et par l’exercice de la sagesse pratique.

Justice distributive et justice corrective

Dans sa réflexion sur les institutions justes, Ricœur développe une analyse de la justice qui distingue, à la suite d’Aristote, deux dimensions complémentaires : la justice distributive et la justice corrective.

La justice distributive concerne le partage équitable des biens, des charges, des honneurs au sein d’une communauté. Elle répond à la question : comment répartir justement ce qui est à partager ? Aristote définissait la justice distributive par la proportionnalité : à chacun selon son mérite, sa contribution, ses besoins.

Ricœur reconnaît la difficulté de définir le critère juste de distribution. Selon le mérite ? Mais comment le mesurer équitablement ? Selon les besoins ? Mais comment les hiérarchiser ? Selon l’égalité stricte ? Mais ne faut-il pas tenir compte des différences légitimes ? Ces questions traversent tous les débats contemporains sur la justice sociale.

Sans proposer de solution définitive, Ricœur souligne que la justice distributive exige des institutions. On ne peut laisser la répartition des biens à la spontanéité des relations interpersonnelles. Il faut des règles collectives, des procédures reconnues, des structures qui garantissent une certaine équité dans la distribution.

La justice corrective intervient quand la distribution a été faussée, quand une injustice a été commise. Elle vise à restaurer l’équilibre rompu, à réparer le tort causé, à sanctionner le coupable. C’est la justice des tribunaux, celle qui juge les conflits et les crimes.

Cette justice corrective ne se réduit pas à la vengeance, même si elle en procède historiquement. Elle introduit une médiation rationnelle, une règle impersonnelle, une procédure équitable qui remplace l’arbitraire de la vengeance privée. Le tiers impartial (le juge) se substitue à la réciprocité violente de l’offense et de la riposte.

Ricœur insiste sur l’articulation nécessaire de ces deux justices. Sans justice distributive, la justice corrective ne fait que réprimer les symptômes d’injustices structurelles. Sans justice corrective, la justice distributive reste impuissante face aux violations, aux abus, aux crimes.

L’éthique de la discussion

Dans ses derniers travaux, Ricœur dialogue avec Habermas et son « éthique de la discussion ». Habermas propose de fonder la morale sur les conditions d’un dialogue rationnel entre sujets autonomes. Est juste ce qui pourrait être accepté par tous les participants à une discussion libre et équitable.

Cette approche procédurale possède des avantages certains. Dans nos sociétés pluralistes où les conceptions substantielles du bien divergent, elle offre un terrain commun : la discussion rationnelle. Elle ne préjuge pas du contenu des normes, elle définit les conditions formelles de leur légitimation.

Ricœur apprécie cette contribution mais en pointe aussi les limites. D’abord, l’éthique de la discussion présuppose des conditions idéales (égalité des participants, absence de contrainte, rationalité parfaite) rarement réalisées dans les discussions concrètes. Les rapports de pouvoir, les inégalités culturelles et économiques faussent le dialogue réel.

Ensuite, la discussion ne peut tout régler. Certaines décisions doivent être prises rapidement, dans l’urgence, sans pouvoir attendre l’issue d’une délibération idéale. Certains conflits d’intérêts ne se résolvent pas par le dialogue mais par la négociation, le compromis, voire le rapport de forces.

Enfin, l’éthique de la discussion risque de négliger la dimension téléologique. En se concentrant sur les procédures, elle peut perdre de vue la question substantielle : vers quelle vie bonne tendons-nous ? Quelle société voulons-nous construire ? Ces questions ne se réduisent pas à des procédures, elles engagent des visions de l’existence humaine accomplie.

Ricœur plaide donc pour une articulation de l’éthique de la discussion (comme moment procédural de validation des normes) et de l’éthique téléologique (comme visée substantielle de la vie bonne). L’une sans l’autre reste insuffisante.

Bioéthique et cas limites

L’application de la « petite éthique » ricœurienne aux questions de bioéthique révèle sa fécondité pratique. Face aux dilemmes posés par les avancées médicales et biotechnologiques, la dialectique de l’éthique et de la morale offre un cadre de réflexion équilibré.

Prenons l’exemple de l’euthanasie. Au niveau de la visée éthique, on peut reconnaître la légitimité du désir de mourir dignement, d’éviter une souffrance insupportable, de maîtriser sa fin. Cette aspiration à une « bonne mort » s’inscrit dans la visée plus large de la vie bonne.

Au niveau de la norme morale, des objections surgissent. L’interdiction de tuer constitue une norme fondamentale qui protège la vie humaine. Autoriser l’euthanasie, même dans des cas limites, risque d’ouvrir une brèche dangereuse. Comment garantir qu’elle ne sera pratiquée que librement, sans pression sociale ou économique ?

Au niveau de la sagesse pratique, il faut examiner chaque situation dans sa singularité. Toutes les demandes d’euthanasie ne se valent pas. Certaines expriment une souffrance authentiquement insupportable, d’autres masquent une dépression traitable ou résultent de pressions familiales. La sagesse pratique exige de discerner, au cas par cas, ce qui est réellement en jeu.

Cette approche trichotomique évite aussi bien le laxisme (qui accepterait toute demande au nom du respect de l’autonomie) que le rigorisme (qui refuserait toute exception au nom de l’interdiction absolue de tuer). Elle maintient la tension entre des exigences légitimes mais potentiellement conflictuelles.

Héritage et actualité d’une éthique dialectique

L’éthique ricœurienne a profondément influencé la philosophie morale contemporaine, particulièrement dans l’espace francophone. Sa capacité à articuler des traditions philosophiques opposées (Aristote et Kant, téléologie et déontologie, éthique des vertus et morale de l’obligation) a ouvert des voies nouvelles.

En bioéthique, l’approche ricœurienne structure de nombreux comités d’éthique qui cherchent à combiner le respect de principes fondamentaux et l’attention aux situations concrètes dans leur complexité. La reconnaissance que certaines décisions demeurent tragiques, qu’aucune solution n’est pleinement satisfaisante, introduit une humilité salutaire dans les débats.

En éthique politique, la réflexion ricœurienne sur les institutions justes nourrit les discussions sur la démocratie, l’État de droit, la justice sociale. Elle rappelle que l’éthique ne se limite pas aux vertus individuelles mais exige des structures collectives équitables.

En éthique professionnelle (médicale, judiciaire, journalistique), l’insistance sur la sagesse pratique et le jugement en situation résonne fortement. Les codes déontologiques, aussi nécessaires soient-ils, ne peuvent prévoir tous les cas. Il faut former le jugement éthique, cultiver la sensibilité morale, développer la capacité de discernement face à des situations toujours singulières.

Une voie étroite mais praticable

L’éthique ricœurienne ne promet pas de solutions faciles. Elle ne fournit pas de règles mécaniques qui dispenseraient de penser. Au contraire, elle exige un effort constant de réflexion, un va-et-vient patient entre principes et situations, une capacité à maintenir ensemble des exigences apparemment contradictoires.

Cette difficulté même témoigne de sa vérité. La vie morale n’est pas simple, elle comporte des tensions irréductibles. Vouloir les éliminer par une théorie unificatrice serait une simplification abusive. Ricœur nous apprend à habiter ces tensions, à naviguer entre des exigences légitimes sans prétendre les réconcilier définitivement.

Sa « petite éthique » – qu’il qualifie ainsi par modestie, non par dévalorisation – offre un cadre souple et robuste pour penser l’action morale. Elle ne se substitue pas au jugement personnel mais le guide et l’éclaire. Elle ne donne pas de réponses toutes faites mais indique une méthode, une démarche, un chemin.

Dans un monde moralement complexe, traversé de conflits de valeurs, confronté à des dilemmes inédits, cette éthique dialectique qui articule visée du bien et exigence du devoir, conviction et responsabilité, principe et contexte, demeure une ressource philosophique précieuse. Elle nous rappelle que l’éthique n’est pas un luxe théorique mais une nécessité pratique, que nous devons constamment réfléchir à ce que signifie vivre bien, agir justement, être pleinement humains.

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