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Table of Contents
  1. Le détour par Freud
  2. Les trois maîtres du soupçon
  3. L’herméneutique freudienne : une énergétique et une herméneutique
  4. La sémantique du désir
  5. Archéologie et téléologie du sujet
  6. Herméneutique du soupçon et herméneutique de la confiance
  7. Le conflit des interprétations
  8. La psychanalyse et la culture
  9. Au-delà de Freud : Jung et la fonction symbolique
  10. Psychanalyse et herméneutique textuelle
  11. Les limites de la psychanalyse
  12. L’héritage d’un dialogue fécond
  13. Une pensée pour aujourd’hui
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Ricœur et la psychanalyse : herméneutique du soupçon et herméneutique de la restauration

  • 29/09/2025
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Dans « De l’interprétation : Essai sur Freud » (1965) et « Le Conflit des interprétations » (1969), Paul Ricœur développe une lecture philosophique de la psychanalyse qui transforme notre compréhension de l’interprétation en distinguant deux approches opposées mais complémentaires du sens.

En raccourci…

Lorsque Paul Ricœur se confronte à Freud dans les années 1960, il ne cherche ni à rejeter la psychanalyse comme pseudo-science, ni à l’adopter inconditionnellement comme vérité révélée. Il veut comprendre ce que la découverte freudienne de l’inconscient change à notre manière d’interpréter les symboles, les textes, les actions humaines. Sa réponse tient dans une distinction qui deviendra célèbre : il existe deux grands types d’herméneutique. L’herméneutique du soupçon, incarnée par Marx, Nietzsche et Freud, ne fait pas confiance au sens manifeste. Elle postule que derrière ce que nous disons se cache autre chose : pour Marx, les intérêts de classe ; pour Nietzsche, la volonté de puissance ; pour Freud, les désirs refoulés. Le rêve, le lapsus, le symptôme ne disent pas ce qu’ils semblent dire, ils masquent un sens caché qu’il faut déchiffrer. À l’opposé, l’herméneutique de la restauration ou de la confiance cherche à recueillir le message des symboles, à déployer leurs richesses de sens, à comprendre ce qu’ils révèlent authentiquement. Ces deux herméneutiques semblent incompatibles : comment soupçonner et faire confiance simultanément ? Pourtant, Ricœur montre qu’elles sont complémentaires. Un symbole possède toujours plusieurs niveaux de sens, et nous avons besoin des deux approches pour en saisir la complexité. Cette pensée dialectique refuse les réductions : la psychanalyse révèle quelque chose d’essentiel sur le désir humain, mais elle ne peut prétendre tout expliquer.

Le détour par Freud

Au milieu des années 1960, Ricœur entreprend une lecture approfondie de Freud qui aboutit à la publication en 1965 de « De l’interprétation : Essai sur Freud », un ouvrage monumental de plus de cinq cents pages. Cette confrontation avec la psychanalyse n’est pas un simple exercice académique, elle répond à une nécessité interne de sa propre philosophie.

Ricœur, formé à la phénoménologie husserlienne, partageait initialement la conviction que la conscience possède un accès privilégié à elle-même. La phénoménologie repose sur l’idée qu’en revenant « aux choses mêmes », en décrivant patiemment les vécus de conscience, on peut atteindre une compréhension authentique du sens. Mais Freud vient ébranler cette confiance dans la transparence de la conscience à elle-même.

La découverte freudienne de l’inconscient signifie que nous ne sommes pas maîtres dans notre propre maison. Nos pensées, nos désirs, nos actes sont déterminés par des forces psychiques qui nous échappent. Le lapsus révèle un désir que je ne voulais pas exprimer. Le rêve masque des pensées que je ne peux avouer. Le symptôme névrotique exprime un conflit que je ne comprends pas. Partout, la conscience se méconnaît elle-même.

Cette leçon psychanalytique oblige Ricœur à réformer profondément son projet phénoménologique. Il ne peut plus prétendre à une intuition directe du sens, il doit accepter que la compréhension passe par des détours, des médiations, des interprétations. C’est ce qu’il appelle la « greffe de l’herméneutique sur la phénoménologie » : on maintient l’exigence phénoménologique de retour au sens vécu, mais on reconnaît que ce sens n’est accessible qu’indirectement, à travers le déchiffrement de signes qui le dissimulent autant qu’ils le révèlent.

Les trois maîtres du soupçon

Dans « De l’interprétation », Ricœur introduit un concept qui fera fortune : les « maîtres du soupçon ». Il désigne ainsi Marx, Nietzsche et Freud, trois penseurs du XIXe siècle qui ont en commun d’avoir radicalement mis en question la conscience et ses prétentions.

Marx montre que la conscience n’est pas autonome mais déterminée par les conditions matérielles d’existence. Les idées que nous croyons librement penser sont en réalité l’expression des rapports de production dans lesquels nous sommes pris. La philosophie, la religion, l’art, le droit constituent des superstructures idéologiques qui dissimulent et légitiment l’infrastructure économique. Derrière les belles idées se cachent des intérêts de classe.

Nietzsche déconstruit les valeurs morales en montrant qu’elles expriment la volonté de puissance, notamment celle des faibles qui se vengent des forts. La morale chrétienne, avec ses valeurs de compassion, d’humilité, de sacrifice, n’est pas une vérité éternelle mais l’invention d’une « morale d’esclaves » qui condamne la force et la vie. Derrière les valeurs se cache la volonté de puissance, souvent sous forme ressentiment.

Freud révèle que la conscience est traversée par l’inconscient. Nos motivations réelles nous échappent. Ce que nous prenons pour des choix rationnels résulte souvent de mécanismes inconscients : refoulement, sublimation, identification. Le moi n’est qu’une instance parmi d’autres dans l’appareil psychique, constamment menacé par les pulsions du ça et les exigences du surmoi.

Ces trois penseurs partagent une méthode commune : ils ne font pas confiance au sens manifeste, ils cherchent le sens caché. Ils déchiffrent les productions de la conscience (discours philosophiques, valeurs morales, rêves) comme des symptômes qui dissimulent leur véritable signification. L’interprétation devient démystification, démasquage, réduction du manifeste au latent.

L’herméneutique freudienne : une énergétique et une herméneutique

La grande originalité de la lecture ricœurienne de Freud est de montrer que la psychanalyse combine deux discours hétérogènes : un discours énergétique et un discours herméneutique.

Le discours énergétique traite des forces, des pulsions, de l’économie libidinale. Freud parle de « quantum d’affect », de « cathexis », de « décharge ». Il utilise un vocabulaire quasi-physique, empruntant ses métaphores à la thermodynamique et à l’hydraulique. Les pulsions sont des forces qui demandent satisfaction, qui peuvent être refoulées, détournées, sublimées. L’appareil psychique gère ces énergies selon des principes économiques (principe de plaisir, principe de réalité).

Ce discours énergétique semble relever d’une science naturelle. Freud lui-même rêvait de fonder la psychanalyse comme une science exacte, comparable à la physique. Il cherchait les lois qui régissent le fonctionnement de l’appareil psychique, les mécanismes causaux qui expliquent les symptômes.

Mais parallèlement, Freud développe un discours herméneutique centré sur le sens. Le rêve doit être interprété, le lapsus révèle un sens caché, le symptôme a une signification symbolique. L’analyste n’observe pas seulement des mécanismes causaux, il déchiffre des messages, il traduit un langage inconscient en langage conscient.

Ricœur montre que ces deux discours coexistent chez Freud sans jamais être vraiment articulés. Freud oscille entre une prétention scientifique (expliquer causalement les phénomènes psychiques) et une pratique herméneutique (interpréter le sens des productions de l’inconscient). Cette tension traverse toute son œuvre et explique beaucoup des controverses autour du statut scientifique de la psychanalyse.

Pour Ricœur, cette dualité n’est pas un défaut mais révèle quelque chose d’essentiel : les phénomènes psychiques possèdent simultanément une dimension causale (forces, énergies) et une dimension sémantique (sens, significations). On ne peut les réduire ni à de pures forces naturelles ni à de purs contenus de conscience. Ils requièrent une approche mixte qui articule explication énergétique et compréhension herméneutique.

La sémantique du désir

Un des apports majeurs de Ricœur à la compréhension de Freud concerne ce qu’il nomme la « sémantique du désir ». Contre les lectures réductionnistes qui ne voient dans la psychanalyse qu’une théorie des pulsions biologiques, Ricœur montre que le désir freudien est toujours déjà inscrit dans le langage et la culture.

Le désir inconscient ne s’exprime jamais directement. Il passe par des médiations symboliques : rêves, symptômes, lapsus, actes manqués. Ces formations de l’inconscient sont des compromis entre le désir et la censure, entre ce qui cherche à s’exprimer et ce qui doit rester caché. Elles possèdent donc une structure sémantique complexe : elles disent quelque chose tout en le masquant, elles révèlent en déguisant.

Cette structure sémantique du désir rapproche la psychanalyse de l’herméneutique. Interpréter un rêve, c’est passer du contenu manifeste (le récit du rêve tel qu’il est raconté) au contenu latent (les pensées du rêve qui ont été déformées). Cette opération interprétative mobilise des techniques de déchiffrement : attention aux condensations (plusieurs éléments fusionnés en un seul), aux déplacements (un accent mis sur un élément secondaire pour masquer l’élément important), aux symbolisations (une chose représentée par une autre).

Le désir se dit dans un langage symbolique qu’il faut apprendre à décoder. Ce langage possède ses règles, même si elles diffèrent des règles du discours rationnel. L’inconscient a sa grammaire, sa rhétorique, sa logique propre. Comprendre le désir, c’est apprendre à lire ce langage de l’inconscient.

Ricœur montre ainsi que Freud, malgré son ambition naturaliste, a en réalité découvert la dimension symbolique du désir. La psychanalyse n’est pas seulement une théorie biologique des pulsions, c’est une herméneutique du désir qui explore comment le désir se symbolise, se déguise, se manifeste indirectement.

Archéologie et téléologie du sujet

Une des thèses les plus importantes de « De l’interprétation » concerne la limitation de la psychanalyse. Freud propose ce que Ricœur appelle une « archéologie du sujet » : il remonte aux origines, aux expériences infantiles, aux fixations archaïques qui déterminent notre psychisme actuel. Le présent s’explique par le passé, l’adulte se comprend à partir de l’enfant.

Cette perspective archéologique est légitime mais unilatérale. Elle privilégie la régression vers l’origine au détriment de la progression vers l’avenir. Elle voit dans le présent la répétition du passé plutôt que l’anticipation de possibilités nouvelles. Elle réduit le sens au désir infantile refoulé au lieu de reconnaître la capacité créatrice du sujet.

Ricœur oppose à cette archéologie une « téléologie du sujet » : le sujet n’est pas seulement déterminé par son passé, il se projette vers l’avenir, il vise des fins, il construit du sens. Cette dimension téléologique, largement ignorée par Freud, est tout aussi constitutive de l’être humain.

Il trouve chez Hegel une pensée téléologique qui complète et corrige Freud. Pour Hegel, la conscience se développe dialectiquement à travers des figures toujours plus élaborées. Elle ne régresse pas vers l’origine mais progresse vers une reconnaissance mutuelle et une liberté accomplie. Le sens n’est pas derrière (dans l’enfance refoulée) mais devant (dans le projet de devenir sujet autonome).

Cette dialectique de l’archéologie et de la téléologie structure toute la philosophie ricœurienne du sujet. Nous sommes à la fois déterminés par notre passé (dimension archéologique) et ouverts à l’avenir (dimension téléologique). Nous ne pouvons nous comprendre qu’en articulant ces deux perspectives : d’où venons-nous ? Où allons-nous ?

Herméneutique du soupçon et herméneutique de la confiance

La distinction la plus célèbre introduite par Ricœur dans sa confrontation avec la psychanalyse oppose deux types d’herméneutique : l’herméneutique du soupçon et l’herméneutique de la restauration (ou de la confiance).

L’herméneutique du soupçon, incarnée par Marx, Nietzsche et Freud, ne fait pas confiance au sens apparent. Elle postule que derrière ce qui se donne à voir se cache autre chose, que le sens manifeste dissimule le sens réel. Interpréter, c’est démasquer, démystifier, réduire l’apparent au caché.

Pour Freud, le rêve est un déguisement. Son sens manifeste (l’histoire racontée) masque son sens latent (le désir refoulé). L’interprétation consiste à défaire le travail de déguisement, à retrouver sous le masque le visage du désir. Cette herméneutique est essentiellement réductrice : elle ramène le complexe au simple, le culturel au biologique, le symbolique au pulsionnel.

L’herméneutique de la restauration, à l’inverse, fait confiance au symbole. Elle cherche à recueillir son message, à déployer ses richesses de sens, à comprendre ce qu’il révèle authentiquement. Cette herméneutique est caractéristique de la phénoménologie religieuse (Mircea Eliade, Rudolf Otto) qui étudie les symboles sacrés en les prenant au sérieux, en écoutant ce qu’ils disent de l’expérience humaine du divin.

Pour cette approche, le symbole n’est pas un masque mais une manifestation. Il ne cache pas, il révèle. Le mythe ne dissimule pas un désir infantile, il dit quelque chose de vrai sur la condition humaine. Le rite ne compense pas une frustration, il ouvre un accès au sacré. Cette herméneutique est amplifiante : elle montre comment les symboles enrichissent notre compréhension du réel.

Ces deux herméneutiques semblent s’exclure mutuellement. Comment peut-on simultanément soupçonner et faire confiance ? Comment le même symbole peut-il à la fois masquer et révéler, régresser et progresser ?

Le conflit des interprétations

La réponse de Ricœur tient dans son refus de choisir entre ces deux herméneutiques. Il maintient leur tension dans ce qu’il appelle « le conflit des interprétations ». Ce conflit n’est pas une aporie à résoudre mais une fécondité à préserver.

Un symbole possède toujours plusieurs niveaux de sens. Le symbole religieux, par exemple, peut effectivement exprimer des désirs inconscients refoulés (lecture psychanalytique), mais il peut aussi manifester une expérience authentique du sacré (lecture phénoménologique). Ces deux lectures ne s’annulent pas, elles éclairent des dimensions différentes du même phénomène.

Prenons l’exemple de la figure paternelle dans la religion. Freud y voit une projection de l’imago paternelle de l’enfance, une façon de perpétuer la dépendance infantile envers le père protecteur. Cette lecture n’est pas fausse, elle révèle une dimension du symbole paternel. Mais elle ne l’épuise pas. Le Dieu-Père peut aussi symboliser authentiquement une expérience de transcendance, de providence, de paternité spirituelle qui ne se réduit pas au désir infantile.

Le conflit des interprétations est productif parce qu’il nous oblige à maintenir ensemble des perspectives apparemment incompatibles. Il nous empêche de nous enfermer dans une lecture unique, réductrice. Il nous force à reconnaître la surdétermination du symbole : un même symbole est à la fois régression et progression, répétition et création, masque et révélation.

Cette pensée dialectique refuse les alternatives simplistes. Elle ne dit pas « ou bien psychanalyse ou bien phénoménologie », mais « et psychanalyse et phénoménologie ». Elle ne choisit pas entre soupçon et confiance mais les articule dans une herméneutique complexe qui fait droit aux deux dimensions.

La psychanalyse et la culture

Ricœur consacre une attention particulière aux textes où Freud s’aventure hors de la clinique pour analyser des phénomènes culturels : religion, art, société. Ces textes (« Totem et tabou », « L’avenir d’une illusion », « Malaise dans la civilisation ») appliquent la méthode psychanalytique à des productions collectives.

Freud interprète la religion comme une illusion, c’est-à-dire une croyance motivée par un désir plutôt que par des raisons rationnelles. L’homme religieux projette dans le ciel un père protecteur qui le console de sa détresse face à la nature hostile et à la finitude. La religion perpétue l’infantilisme en maintenant l’humanité dans la dépendance envers une figure paternelle imaginaire.

Cette critique freudienne de la religion est radicale et influente. Elle s’inscrit dans le mouvement des Lumières qui dénonce la religion comme superstition. Mais Ricœur en montre les limites philosophiques.

D’abord, Freud commet ce qu’on pourrait appeler une « erreur génétique » : il croit que montrer l’origine psychologique d’une croyance (le désir infantile) suffit à invalider cette croyance. Or, une croyance peut avoir des motifs psychologiques et être vraie. Découvrir que la religion répond à des besoins affectifs ne prouve pas qu’elle soit fausse.

Ensuite, la psychanalyse appliquée à la culture outrepasse sa compétence. Dans le cabinet de l’analyste, on dispose du matériel clinique : les associations libres du patient, ses rêves, ses résistances. Ce matériel permet de valider ou d’invalider les interprétations. Mais comment valider une interprétation psychanalytique de la religion en général ? On ne peut pas psychanalyser l’humanité entière. La psychanalyse culturelle devient spéculation invérifiable.

Enfin, Ricœur reproche à Freud de ne voir dans la culture que des formations réactionnelles, des sublimations de la pulsion, des illusions consolatrices. Cette vision réductrice ne rend pas justice à la créativité culturelle authentique. L’art, la philosophie, la religion ne sont pas seulement des symptômes à déchiffrer, ce sont aussi des créations de sens qui enrichissent l’existence humaine.

Au-delà de Freud : Jung et la fonction symbolique

Ricœur dialogue aussi avec Carl Gustav Jung, le dissident le plus célèbre de la psychanalyse freudienne. Jung reproche à Freud son réductionnisme : tout ramener à la sexualité infantile appauvrit la richesse de la psyché. Il propose une psychologie des profondeurs qui reconnaît dans l’inconscient non seulement des pulsions refoulées mais aussi des potentialités créatrices.

L’inconscient jungien n’est pas seulement personnel mais collectif. Il contient des archétypes, ces structures symboliques universelles qu’on retrouve dans toutes les cultures : le héros, l’ombre, l’anima, le soi. Ces archétypes ne résultent pas d’expériences individuelles refoulées, ils sont hérités, ils constituent la matrice symbolique de l’humanité.

Cette conception valorise la fonction prospective du symbole. Le symbole ne se contente pas de répéter le passé (régression), il anticipe l’avenir, il indique des possibilités de développement (progression). Le processus d’individuation jungien vise l’accomplissement de soi, la réalisation des potentialités inscrites dans l’inconscient collectif.

Ricœur est sensible à cette dimension téléologique de la psychologie jungienne. Elle corrige le biais archéologique de Freud en reconnaissant que le sujet se construit aussi par projection vers l’avenir. Mais il reproche à Jung un certain mysticisme, une tendance à substantialiser les archétypes comme s’ils étaient des entités métaphysiques plutôt que des structures symboliques.

La position ricœurienne maintient une tension entre Freud et Jung. De Freud, il retient la rigueur clinique, l’attention aux mécanismes de défense, la reconnaissance du conflit psychique. De Jung, il retient la valorisation de la fonction symbolique créatrice et la dimension prospective du développement psychique.

Psychanalyse et herméneutique textuelle

Un aspect souvent négligé du dialogue de Ricœur avec la psychanalyse concerne l’interprétation des textes. La méthode psychanalytique peut-elle s’appliquer légitimement à l’interprétation littéraire ? Peut-on psychanalyser un auteur à travers ses œuvres ?

Ricœur distingue soigneusement plusieurs niveaux. On peut légitimement chercher dans une œuvre des structures symboliques, des configurations du désir, des mécanismes de défense analogues à ceux qu’on observe en clinique. L’œuvre littéraire mobilise l’imaginaire, met en scène des conflits psychiques, projette des fantasmes. Une lecture psychanalytique peut éclairer ces dimensions.

Mais il faut éviter deux écueils. D’abord, réduire l’œuvre à un simple symptôme de l’auteur. Interpréter « Hamlet » comme l’expression du complexe d’Œdipe de Shakespeare appauvrit considérablement la pièce. L’œuvre possède une autonomie sémantique qui déborde les intentions et les névroses de son auteur.

Ensuite, psychanalyser « l’auteur absent » à travers ses textes reste une entreprise hasardeuse. On ne dispose pas du matériel clinique nécessaire (associations libres, transfert, résistances). L’interprétation devient spéculation invérifiable.

L’approche la plus féconde consiste à analyser comment l’œuvre travaille l’imaginaire du lecteur. Plutôt que de chercher l’inconscient de l’auteur, on étudie la façon dont le texte sollicite, mobilise, transforme l’inconscient du lecteur. La lecture devient alors une expérience psychique où le lecteur projette ses propres fantasmes, s’identifie aux personnages, vit par procuration des situations impossibles.

Les limites de la psychanalyse

Malgré son admiration pour Freud, Ricœur n’hésite pas à pointer les limites de la psychanalyse. Ces limites ne sont pas des défauts à corriger mais révèlent les frontières légitimes d’une discipline.

La première limite est épistémologique. La psychanalyse ne peut prétendre au statut de science exacte que Freud revendiquait pour elle. Ses interprétations ne sont pas vérifiables au sens des sciences naturelles. Elles relèvent d’une rationalité herméneutique, non d’une rationalité expérimentale. Cela ne les invalide pas, mais cela définit leur statut propre.

La deuxième limite est méthodologique. La psychanalyse excelle dans la compréhension des processus inconscients, des mécanismes de défense, des formations de compromis. Mais elle ne peut tout expliquer. Il existe des dimensions de l’expérience humaine qui ne se laissent pas réduire à l’économie du désir : la création intellectuelle, l’engagement éthique, l’expérience religieuse authentique possèdent leur logique propre.

La troisième limite est éthique. La psychanalyse vise la guérison, l’adaptation, la capacité d’aimer et de travailler. Ces buts sont légitimes mais limités. Ils ne couvrent pas toute la dimension éthique de l’existence. La psychanalyse ne dit pas ce qu’est une vie bonne, elle aide simplement à lever les obstacles psychiques qui empêchent de la vivre.

Ricœur résume ces limites par une formule lapidaire : « La psychanalyse guérit, elle ne sauve pas. » Elle peut libérer de la névrose, elle ne peut donner un sens à l’existence. Elle relève de la thérapeutique, non de la sotériologie. Confondre ces deux registres conduit soit à dévaluer la psychanalyse (en lui reprochant de ne pas être une philosophie complète), soit à la sacraliser indûment (en faisant d’elle une vision totale de l’homme).

L’héritage d’un dialogue fécond

Le dialogue de Ricœur avec la psychanalyse a profondément marqué aussi bien la philosophie que la psychanalyse elle-même. Il a montré qu’on pouvait prendre Freud au sérieux philosophiquement sans pour autant accepter toutes ses thèses, qu’on pouvait reconnaître l’apport de la psychanalyse sans la transformer en vision totalisante.

Pour la philosophie, Ricœur a introduit l’herméneutique du soupçon comme dimension incontournable. Après Freud, on ne peut plus croire naïvement à la transparence de la conscience. Toute philosophie du sujet doit intégrer la leçon de l’inconscient : le sujet ne se connaît qu’indirectement, médiatement, à travers l’interprétation de ses productions symboliques.

Pour la psychanalyse, Ricœur a offert une légitimation philosophique qui ne passe ni par la réduction scientiste ni par l’élévation mystique. Il a montré que la psychanalyse relève d’une rationalité herméneutique spécifique, qu’elle est une pratique interprétative rigoureuse même si elle ne peut prétendre à l’exactitude des sciences naturelles.

La distinction entre herméneutique du soupçon et herméneutique de la confiance est devenue un outil conceptuel classique. Elle permet de penser la pluralité des approches interprétatives sans les réduire à une méthode unique. Elle reconnaît que différents modes d’interprétation éclairent différentes dimensions du symbole.

Une pensée pour aujourd’hui

À l’époque contemporaine où la psychanalyse est parfois contestée (au profit des thérapies cognitivo-comportementales, des neurosciences, des approches médicamenteuses), la lecture ricœurienne conserve sa pertinence. Elle rappelle que la dimension herméneutique de la psyché ne peut être évacuée.

Nous ne sommes pas seulement des organismes biologiques régis par des lois causales, nous sommes des êtres de sens qui interprètent leur existence, qui racontent leur histoire, qui symbolisent leur désir. Cette dimension sémantique ne se laisse pas réduire aux mécanismes neuronaux, même si elle s’enracine en eux.

La psychanalyse, avec toutes ses limites et ses controverses, reste une des rares pratiques qui prend au sérieux cette dimension herméneutique du psychisme. Elle maintient qu’on ne peut comprendre un symptôme sans en écouter le sens, qu’on ne peut soigner une souffrance psychique sans élaborer narrativement son histoire.

Le dialogue ricœurien entre herméneutique du soupçon et herméneutique de la confiance offre aussi un modèle pour penser nos rapports contemporains aux symboles culturels. Face aux productions symboliques (religieuses, politiques, artistiques), nous avons besoin des deux approches. Nous devons exercer un soupçon critique pour démasquer les manipulations, les illusions, les instrumentalisations. Mais nous devons aussi maintenir une capacité d’écoute, de recueillement, de confiance envers ce que les symboles peuvent authentiquement révéler.

Cette double vigilance – critique et réceptive, soupçonneuse et confiante – définit peut-être la posture herméneutique la plus juste pour habiter un monde saturé de signes. Ricœur nous apprend qu’interpréter, ce n’est ni croire naïvement tout ce qui se dit, ni soupçonner systématiquement tout sens manifeste, mais maintenir la tension entre ces deux attitudes dans un conflit fécond. C’est dans ce conflit des interprétations que peut émerger une compréhension plus riche, plus nuancée, plus vraie de ce que signifie être humain.

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