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Table of Contents
  1. La nécessité d’une confrontation
  2. Marx et la critique de l’idéologie
  3. Nietzsche et la généalogie des valeurs
  4. Freud et l’inconscient
  5. L’idéologie et l’utopie : une dialectique fondamentale
  6. La dialectique du soupçon et de la confiance
  7. La fonction utopique de l’imaginaire social
  8. Pouvoir et légitimité
  9. Critique de l’idéologie et démocratie
  10. L’actualité d’une pensée critique
  11. Les limites du soupçon généralisé
  12. Une méthode pour notre temps
  13. L’héritage critique d’une pensée nuancée
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Ricœur et la critique de l’idéologie de Marx, Nietzsche et Freud

  • 29/09/2025
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Dans ses écrits des années 1960-1970, particulièrement dans « L’idéologie et l’utopie » (1986), Paul Ricœur confronte sa pensée herméneutique aux trois grands critiques de la conscience moderne, intégrant leur soupçon radical tout en en montrant les limites.

En raccourci…

Comment penser après Marx, Nietzsche et Freud ? Cette question traverse toute la philosophie du XXe siècle. Ces trois penseurs ont en commun d’avoir radicalement mis en doute la transparence de la conscience à elle-même. Marx montre que nos idées reflètent notre position dans les rapports de production. Nietzsche démasque derrière nos valeurs morales la volonté de puissance déguisée. Freud révèle que l’inconscient détermine nos pensées à notre insu. Ricœur les nomme les « maîtres du soupçon » : ils nous apprennent à ne pas faire confiance au sens manifeste, à chercher derrière ce qui se dit ce qui se cache. Cette école du soupçon transforme l’herméneutique. On ne peut plus croire naïvement que comprendre un texte consiste simplement à saisir ce qu’il dit explicitement. Il faut décrypter, démystifier, déchiffrer les intentions cachées, les intérêts masqués, les désirs refoulés. Pourtant, Ricœur refuse de s’arrêter au soupçon. Après avoir traversé la critique, il faut retrouver une capacité de confiance, d’écoute, de recueillement du sens. Le soupçon n’est pas le dernier mot de l’herméneutique, il en est un moment nécessaire mais non définitif. Cette dialectique du soupçon et de la confiance structure toute l’herméneutique ricœurienne et reste d’une actualité brûlante à l’ère des fake news et des théories du complot.

La nécessité d’une confrontation

Lorsque Ricœur élabore son herméneutique dans les années 1960, il ne peut ignorer le défi posé par Marx, Nietzsche et Freud. Ces trois penseurs ont profondément transformé le paysage intellectuel moderne en introduisant le soupçon systématique envers toutes les productions de la conscience.

Avant eux, la philosophie occidentale faisait largement confiance à la conscience. Descartes affirmait la certitude du cogito : je pense, donc je suis. La conscience possédait un accès privilégié à elle-même, elle pouvait se connaître immédiatement, directement. Même les philosophies plus critiques maintenaient cette confiance fondamentale : Kant distinguait phénomène et chose en soi, mais la conscience phénoménale restait transparente à elle-même.

Les maîtres du soupçon brisent cette confiance. Ils montrent que la conscience se méconnaît systématiquement, que nos pensées les plus assurées dissimulent des déterminations qui nous échappent, que le sens manifeste masque un sens latent. Cette découverte n’est pas un simple ajout au savoir philosophique, elle oblige à repenser entièrement le projet herméneutique.

Ricœur doit donc affronter ces penseurs non comme des adversaires à réfuter mais comme des interlocuteurs dont il faut intégrer les acquis. Comment maintenir un projet herméneutique – comprendre le sens des textes, des symboles, des actions – après avoir appris que le sens se dissimule, se déguise, se travestit ? Comment articuler la confiance nécessaire à toute compréhension et le soupçon critique qui démasque les illusions ?

Marx et la critique de l’idéologie

La confrontation avec Marx structure une part importante de la réflexion ricœurienne sur l’idéologie. Pour Marx, les idées dominantes d’une époque sont les idées de la classe dominante. La philosophie, la religion, le droit, l’art constituent des superstructures idéologiques qui reflètent et légitiment l’infrastructure économique, les rapports de production.

Cette thèse possède une portée critique radicale. Elle signifie que nos pensées les plus nobles, nos valeurs les plus élevées, nos convictions les plus sincères ne sont peut-être que des rationalisations de nos intérêts matériels. Quand le bourgeois défend la propriété privée au nom de la liberté, il masque (souvent à ses propres yeux) la défense de ses privilèges économiques. Quand le dominé accepte sa domination au nom de l’ordre naturel ou de la volonté divine, il intériorise l’idéologie de ses oppresseurs.

Ricœur reconnaît la puissance de cette critique. L’idéologie comme dissimulation, comme légitimation du pouvoir existant, comme naturalisation de l’arbitraire social : ces analyses marxistes restent pertinentes pour déchiffrer les mécanismes de domination. Toute société a besoin de se raconter des histoires sur elle-même, de justifier sa structure, de masquer ses contradictions. L’idéologie remplit cette fonction de dissimulation productive.

Mais Ricœur refuse la réduction marxiste qui ferait de toute pensée le simple reflet des rapports économiques. Cette réduction commet plusieurs erreurs philosophiques. D’abord, elle présuppose qu’on peut accéder à une position non-idéologique, un point de vue absolu d’où juger toutes les idéologies. Or, d’où Marx parle-t-il ? Sa propre pensée n’est-elle pas également située socialement, historiquement ?

Ensuite, le marxisme ne rend pas compte de la fonction intégratrice positive de l’idéologie. Toute communauté a besoin d’une représentation d’elle-même, d’une identité collective, de récits fondateurs qui créent du lien social. Cette dimension symbolique ne se réduit pas à une simple mystification. Sans elle, aucune action collective ne serait possible, aucun projet commun ne pourrait mobiliser les énergies.

Nietzsche et la généalogie des valeurs

Le soupçon nietzschéen porte plus radicalement encore. Pour Nietzsche, toutes nos valeurs – le bien, le vrai, le beau – dissimulent la volonté de puissance. La morale n’est pas une vérité éternelle révélée mais une invention, une création humaine qui exprime des rapports de force.

La généalogie nietzschéenne déconstruit impitoyablement les valeurs que nous croyons les plus nobles. La compassion ? Une faiblesse déguisée en vertu. L’humilité ? La vengeance du faible contre le fort. La vérité ? Une métaphore usée qu’on a oublié être métaphore. Derrière chaque valeur se cache un instinct, un affect, une stratégie de la volonté de puissance.

Cette critique atteint toute entreprise philosophique. La volonté de vérité elle-même n’échappe pas au soupçon : pourquoi voulons-nous la vérité plutôt que l’erreur ? Cette question déconcertante révèle que même la valeur suprême de la philosophie (la vérité) n’est pas fondée, elle est un choix, une évaluation qui pourrait être autre.

Ricœur admire la puissance critique de Nietzsche. La généalogie libère des idoles conceptuelles, elle montre que ce qui se présente comme éternel est historique, que ce qui prétend à l’universalité exprime des intérêts particuliers. Elle oblige à une lucidité radicale sur nos motivations réelles, sur les affects qui sous-tendent nos jugements prétendument rationnels.

Mais cette généalogie comporte aussi des dangers. Si toutes les valeurs ne sont que volonté de puissance déguisée, si la vérité n’est qu’une métaphore oubliée, alors le discours nietzschéen lui-même perd toute prétention à la vérité. Le soupçon généralisé se retourne contre lui-même, il devient auto-destructeur. Le nihilisme qui dissout toutes les valeurs finit par dissoudre aussi la possibilité même d’affirmer quoi que ce soit.

Ricœur cherche donc à intégrer la critique nietzschéenne sans tomber dans le nihilisme qu’elle risque d’engendrer. Il faut traverser la généalogie, accepter qu’elle démasque nos illusions, mais ne pas s’y arrêter. Après avoir déconstruit les valeurs naïves, il faut reconstruire des valeurs critiques, assumées lucidement dans leur contingence historique mais néanmoins affirmées comme nécessaires à l’existence humaine.

Freud et l’inconscient

La psychanalyse freudienne constitue le troisième grand courant du soupçon. Freud montre que le moi conscient n’est pas maître dans sa propre maison. L’inconscient produit nos pensées, nos désirs, nos rêves selon des mécanismes qui échappent totalement à la conscience.

Cette découverte transforme radicalement l’herméneutique. Interpréter un rêve, un lapsus, un symptôme ne consiste plus à saisir leur sens apparent mais à déchiffrer le sens caché que la censure psychique a déformé. Le contenu manifeste masque le contenu latent. Le travail du rêve déforme, condense, déplace pour rendre acceptable à la conscience ce qui doit rester refoulé.

Ricœur consacre un ouvrage entier – « De l’interprétation : Essai sur Freud » (1965) – à l’analyse philosophique de la psychanalyse. Il y développe l’idée que Freud pratique une « herméneutique du soupçon » : il ne fait pas confiance au sens donné par le sujet lui-même, il cherche sous le sens manifeste le désir inconscient qui s’y exprime de manière déguisée.

Cette herméneutique psychanalytique possède une légitimité incontestable dans son domaine. Elle révèle effectivement des mécanismes inconscients, elle permet de comprendre des formations de l’inconscient (rêves, symptômes, lapsus) qui resteraient autrement inintelligibles. Elle libère le patient de répétitions compulsives en lui permettant d’élaborer ce qui restait refoulé.

Mais Ricœur refuse d’étendre cette herméneutique du soupçon à toute la réalité humaine. La psychanalyse opère une réduction énergétique et archéologique : elle ramène tout sens à une économie du désir, toute création culturelle à une sublimation de la pulsion. Cette réduction capture une dimension essentielle de l’humain (nous sommes des êtres de désir) mais elle ne peut prétendre à l’exhaustivité.

Il existe des productions humaines – l’art, la philosophie, la religion – qui ne se laissent pas entièrement réduire à des formations réactionnelles ou des sublimations. Elles possèdent leur créativité propre, leur capacité à instaurer du sens nouveau. La téléologie (orientation vers l’avenir, projection de possibilités) complète nécessairement l’archéologie (régression vers l’origine, le désir infantile).

L’idéologie et l’utopie : une dialectique fondamentale

Dans « L’idéologie et l’utopie » (1986), Ricœur développe une théorie sophistiquée qui articule critique et confiance, démystification et reconnaissance des fonctions positives. Cette dialectique entre idéologie et utopie constitue une des contributions majeures de sa philosophie sociale.

L’idéologie possède trois fonctions enchevêtrées. Au niveau le plus superficiel, elle déforme et dissimule : c’est l’idéologie comme mystification dénoncée par Marx. Elle légitime le pouvoir en place, naturalise l’ordre social existant, masque les rapports de domination. Cette fonction dissimulante mérite effectivement la critique.

À un niveau intermédiaire, l’idéologie légitime l’autorité. Tout pouvoir a besoin de se justifier, de transformer sa force brute en autorité légitime. Les récits fondateurs, les mythes d’origine, les symboles nationaux remplissent cette fonction de légitimation. Cette dimension n’est pas purement négative : sans légitimation symbolique, seule la violence nue régirait les rapports sociaux.

Au niveau le plus profond, l’idéologie intègre et identifie. Elle fournit à une communauté sa représentation d’elle-même, son identité collective, sa mémoire partagée. Cette fonction intégratrice est indispensable à toute vie sociale. Sans elle, la société se dissoudrait en une somme d’individus atomisés incapables d’action collective.

Face à cette triple fonction de l’idéologie, Ricœur situe l’utopie. L’utopie n’est pas simplement un rêve irréaliste, elle joue un rôle critique et créateur essentiel. En imaginant des sociétés radicalement autres, des organisations sociales impossibles ou improbables, l’utopie met à distance l’ordre existant, elle révèle son arbitraire, elle ouvre l’imagination politique.

L’utopie exerce une fonction critique analogue à celle de l’idéologie mais en sens inverse. Alors que l’idéologie tend à légitimer l’existant, l’utopie le conteste. Elle montre que ce qui est n’est pas nécessaire, que d’autres mondes sont possibles. Elle libère l’imagination de la dictature du fait accompli.

Mais l’utopie comporte aussi ses dangers. Elle peut devenir pathologique, totalitaire quand elle prétend réaliser intégralement son idéal, quand elle refuse tout compromis avec le réel. Les utopies devenues idéologies (le marxisme-léninisme, par exemple) ont engendré des catastrophes en voulant imposer par la force leur vision du monde parfait.

La dialectique du soupçon et de la confiance

Au cœur de toute la confrontation de Ricœur avec les maîtres du soupçon se trouve une conviction fondamentale : le soupçon est nécessaire mais insuffisant. On ne peut faire l’économie de la critique marxiste, nietzschéenne, freudienne. Elles ont révélé des mécanismes réels de mystification, de dissimulation, de refoulement. Tout projet herméneutique contemporain doit intégrer ces acquis.

Mais on ne peut s’arrêter au soupçon. Une herméneutique purement critique, qui ne verrait partout que mystification et illusion, se détruirait elle-même. Si tout sens est suspect, si toute parole dissimule, si toute pensée est déterminée à son insu, alors le discours critique lui-même perd sa légitimité. D’où le critique parle-t-il ? De quelle position non-idéologique prétend-il démasquer les idéologies des autres ?

Ricœur propose donc une dialectique : après avoir traversé le soupçon, il faut reconquérir une capacité de confiance, d’écoute, de recueillement du sens. Cette confiance n’est plus naïve, elle est passée par le feu de la critique. Elle sait que le sens peut se déguiser, se dissimuler. Mais elle maintient que le sens peut aussi se révéler authentiquement, que la parole peut dire ce qu’elle veut dire, que les symboles peuvent révéler et pas seulement masquer.

Cette dialectique structure toute l’herméneutique ricœurienne. Elle se formule de multiples manières : archéologie et téléologie, régression vers l’origine et progression vers le sens, herméneutique du soupçon et herméneutique de la restauration. Dans tous les cas, il s’agit d’articuler critique et confiance, démystification et reconnaissance, réduction et amplification.

La fonction utopique de l’imaginaire social

Un des apports les plus originaux de Ricœur à la théorie sociale concerne la fonction créatrice de l’imaginaire. Contre les approches qui ne voient dans l’imaginaire social qu’une mystification (Marx) ou une compensation illusoire (Freud), Ricœur défend sa capacité productive, sa puissance d’innovation.

L’imaginaire social ne se réduit pas à l’idéologie. Il comprend aussi l’utopie, les récits alternatifs, les projections de sociétés autres. Cet imaginaire utopique joue un rôle moteur dans les transformations sociales. Avant de changer le monde, il faut pouvoir l’imaginer autrement. Les grandes révolutions politiques ont toujours été précédées et accompagnées d’une floraison utopique.

Cette fonction utopique opère à plusieurs niveaux. D’abord, elle relativise l’ordre existant en montrant sa contingence. Ce qui est aurait pu être autrement, ce qui est pourrait devenir autre. Cette mise à distance libère de la tyrannie du fait accompli, du « il n’y a pas d’alternative » par lequel le pouvoir naturalise sa domination.

Ensuite, l’utopie explore des possibilités inédites. En imaginant des formes d’organisation radicalement différentes (la cité idéale de Platon, l’abbaye de Thélème de Rabelais, les phalanstères de Fourier), elle élargit l’horizon du pensable et du faisable. Même si ces utopies ne se réalisent jamais intégralement, elles influencent le réel en inspirant des réformes partielles, en orientant les luttes sociales.

Enfin, l’utopie maintient une tension créatrice entre l’idéal et le réel. Elle empêche la société de se refermer sur elle-même, de considérer son état présent comme définitif. Elle nourrit le mécontentement fécond qui pousse à l’amélioration, elle alimente l’insatisfaction qui est le moteur du progrès.

Pouvoir et légitimité

La réflexion de Ricœur sur l’idéologie le conduit à interroger la nature du pouvoir politique et les sources de sa légitimité. Tout pouvoir repose ultimement sur la force – capacité de contraindre, de punir, d’imposer. Mais aucun pouvoir ne peut se maintenir durablement par la seule coercition. Il doit transformer sa force brute en autorité légitime, il doit obtenir le consentement, au moins tacite, de ceux qu’il gouverne.

C’est ici qu’intervient la dimension symbolique, idéologique du pouvoir. Les rituels, les cérémonies, les discours officiels, les symboles nationaux ne sont pas de simples décorations. Ils accomplissent un travail essentiel de légitimation. Ils racontent une histoire sur l’origine du pouvoir (le mythe fondateur), sur sa nature (démocratie, monarchie, théocratie), sur sa finalité (le bien commun, la grandeur nationale, la réalisation de l’histoire).

Ricœur analyse particulièrement la « demande de récit » qui caractérise toute communauté politique. Les citoyens veulent qu’on leur raconte l’histoire de leur nation, qu’on leur explique d’où ils viennent, qui ils sont, où ils vont. Cette demande peut être saine (elle crée du lien social, de l’identité collective) ou pathologique (elle engendre le nationalisme, le culte du chef, l’exclusion de l’autre).

Le danger apparaît quand le récit légitimant devient trop puissant, trop monolithique. Quand une seule histoire officielle prétend dire toute la vérité sur la nation, quand les récits alternatifs sont réprimés, quand le pouvoir contrôle totalement la mémoire collective, l’idéologie devient totalitaire. La fonction utopique peut alors jouer son rôle critique en proposant des contre-récits, en maintenant ouvert l’espace de la contestation.

Critique de l’idéologie et démocratie

Les analyses ricœuriennes sur l’idéologie possèdent des implications directes pour la théorie démocratique. La démocratie, plus que tout autre régime, nécessite un équilibre délicat entre idéologie intégratrice et critique utopique.

D’un côté, la démocratie a besoin d’une idéologie minimale. Un consensus sur les valeurs fondamentales (droits humains, État de droit, pluralisme), une mémoire partagée (les événements fondateurs, les figures exemplaires), des symboles communs (drapeau, hymne, fêtes nationales) créent le sentiment d’appartenance sans lequel la démocratie se fragmente. La citoyenneté démocratique n’est pas seulement une adhésion rationnelle à des principes abstraits, elle s’enracine dans des affects, des symboles, des récits.

De l’autre côté, la démocratie doit maintenir l’espace de la critique. Elle se distingue des régimes totalitaires précisément par sa capacité à tolérer, voire à encourager, la contestation de ses propres fondements. Le pluralisme démocratique suppose la coexistence de récits concurrents, de mémoires conflictuelles, d’utopies divergentes.

L’équilibre est fragile. Trop d’idéologie tue la démocratie en étouffant la critique, en imposant un conformisme de pensée. Trop peu d’idéologie la fragilise en dissolvant le lien social, en atomisant les citoyens, en rendant impossible l’action collective. La démocratie vit de cette tension entre intégration et contestation, consensus et conflit, identité partagée et pluralisme des visions du monde.

Ricœur note que les démocraties contemporaines tendent vers deux pathologies opposées. Soit l’excès d’idéologie nationaliste, identitaire, qui rejette l’autre, ferme les frontières, rêve de pureté communautaire. Soit l’excès de désintégration, où ne subsiste qu’un agrégat d’individus sans projet commun, sans capacité à se mobiliser pour des causes collectives. Entre ces deux écueils, la voie démocratique reste étroite et exigeante.

L’actualité d’une pensée critique

Plus de trente ans après la parution de « L’idéologie et l’utopie », les analyses ricœuriennes conservent une pertinence remarquable. Notre époque semble même caractérisée par une intensification des phénomènes qu’il avait identifiés.

Les fake news, la désinformation massive sur internet, les théories du complot proliférantes témoignent d’une crise généralisée du rapport à la vérité. Le soupçon s’est banalisé au point de devenir pathologique. Plus personne ne croit personne, toute information officielle est suspectée de manipulation, la parole publique a perdu sa crédibilité. Ce soupçon généralisé engendre un paradoxe : on se méfie de tout sauf des théories les plus délirantes, pourvu qu’elles prétendent démasquer un complot.

Ricœur nous aide à comprendre cette situation. Il montre que le soupçon non tempéré par la confiance devient auto-destructeur. Quand on soupçonne systématiquement, on perd la capacité de distinguer la vraie critique de la paranoia. La pensée critique doit maintenir des critères, elle ne peut soupçonner indistinctement tout et n’importe quoi.

Simultanément, les replis identitaires, les nationalismes agressifs, les fondamentalismes religieux révèlent le danger d’idéologies closes. Face à la complexité du monde globalisé, face à la dissolution des repères traditionnels, certains se réfugient dans des identités rigides, des récits simplistes, des utopies réactionnaires qui rêvent d’un passé fantasmé.

Ricœur nous rappelle que toute identité collective nécessite des récits, des symboles, une mémoire partagée. Mais ces récits doivent rester ouverts, pluriels, critiques. Une identité saine intègre la diversité interne, elle accepte les récits minoritaires, elle maintient la possibilité de se raconter autrement. Une identité pathologique se fige dans un récit unique, elle exclut tout ce qui ne correspond pas au modèle, elle transforme la différence en menace.

Les limites du soupçon généralisé

Un des enseignements majeurs de la confrontation ricœurienne avec les maîtres du soupçon concerne les limites de la pensée critique elle-même. Le soupçon est un instrument intellectuel puissant, mais il ne peut constituer la totalité de l’attitude philosophique.

Premièrement, le soupçon systématique se retourne contre lui-même. Si toute pensée est suspecte d’être idéologique, la pensée critique qui dénonce les idéologies est elle-même idéologique. D’où le critique parle-t-il ? De quelle position pure et neutre prétend-il juger les autres ? Cette auto-réfutation menace toute critique qui absolutise le soupçon.

Deuxièmement, le soupçon ne peut fonder une éthique ou une politique. Il déconstruit, démystifie, mais il ne propose rien. On ne peut vivre dans le soupçon perpétuel, on ne peut construire une société sur la méfiance généralisée. À un moment, il faut pouvoir faire confiance, reconnaître de l’authenticité, affirmer des valeurs. Cette affirmation sera toujours imparfaite, toujours contestable, mais elle est nécessaire à l’existence humaine.

Troisièmement, le soupçon risque de manquer ce qu’il y a de créateur, de généreux, d’authentique dans les productions humaines. À force de chercher derrière chaque œuvre l’intérêt caché, le désir refoulé, la volonté de puissance dissimulée, on perd la capacité de reconnaître la beauté, la bonté, la vérité quand elles se manifestent réellement.

Ricœur plaide donc pour une herméneutique post-critique qui, ayant traversé le soupçon, retrouve une « seconde naïveté ». Non pas le retour à la confiance naïve d’avant la critique, mais une confiance éclairée, lucide, consciente de ses limites mais néanmoins capable de se donner.

Une méthode pour notre temps

La dialectique ricœurienne du soupçon et de la confiance offre une méthode précieuse pour naviguer dans la complexité contemporaine. Face à un discours politique, un récit médiatique, une théorie scientifique, une œuvre d’art, nous devons maintenir ensemble deux attitudes apparemment contradictoires.

D’un côté, exercer l’esprit critique. Ne pas croire naïvement tout ce qui se dit, s’interroger sur les intérêts en jeu, débusquer les présupposés idéologiques, déceler les manipulations. Cette vigilance critique est plus nécessaire que jamais dans un monde saturé d’informations, de propagande, de désinformation.

De l’autre côté, maintenir une capacité d’écoute, d’ouverture, de confiance provisoire. Accorder un crédit initial à la parole d’autrui, accepter de se laisser transformer par un texte, reconnaître la possibilité d’une communication authentique. Sans cette confiance minimale, tout dialogue devient impossible, toute compréhension se bloque.

Cette double attitude demande un discernement, un jugement en situation qui ne peut s’automatiser. Il n’y a pas de règle mécanique pour savoir quand soupçonner et quand faire confiance. C’est précisément cette absence de règle qui fait la difficulté et la grandeur de la condition herméneutique. Nous sommes condamnés à interpréter, à juger, à nous tromper parfois, dans un mouvement qui n’atteint jamais la certitude absolue mais vise néanmoins la compréhension vraie.

L’héritage critique d’une pensée nuancée

La confrontation de Ricœur avec les maîtres du soupçon a profondément influencé l’herméneutique contemporaine et la théorie critique. Elle a montré qu’on pouvait intégrer la critique marxiste, nietzschéenne, freudienne sans renoncer au projet de compréhension, qu’on pouvait exercer le soupçon sans tomber dans le nihilisme.

Cette position médiane déplaît parfois aux partisans des positions extrêmes. Les marxistes orthodoxes reprochent à Ricœur d’édulcorer la critique radicale en lui adjoignant une herméneutique de la confiance. Les herméneutiques romantiques lui reprochent de contaminer l’écoute respectueuse du sens par le virus du soupçon.

Mais c’est précisément cette position d’entre-deux qui fait la force et l’actualité de la pensée ricœurienne. Dans un monde qui oscille entre crédulité naïve et cynisme désabusé, entre complotisme paranoïaque et conformisme béat, Ricœur trace une voie étroite mais praticable. Il nous enseigne qu’on peut être critique sans être destructeur, qu’on peut soupçonner sans désespérer, qu’on peut douter sans renoncer à chercher la vérité.

Cette leçon d’équilibre et de nuance reste plus que jamais nécessaire. Elle nous rappelle que la pensée authentique n’est ni crédulité ni scepticisme absolu, mais navigation patiente entre ces écueils, recherche obstinée d’une compréhension qui sait ses limites sans renoncer à son exigence. Le soupçon critique et la confiance herméneutique ne s’excluent pas, ils se présupposent et se corrigent mutuellement dans une dialectique qui n’atteint jamais de synthèse définitive mais reste pourtant le mode propre de la pensée humaine face à l’énigme du sens.

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