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Table of Contents
  1. Formation phénoménologique d’une pensée
  2. L’intentionnalité et la constitution du sens
  3. Les limites de l’idéalisme transcendantal
  4. La greffe de l’herméneutique sur la phénoménologie
  5. Du cogito exalté au cogito blessé
  6. Phénoménologie de la lecture et herméneutique du texte
  7. La question de la chose même
  8. Temps vécu et temps raconté
  9. Le dialogue avec la tradition phénoménologique française
  10. L’héritage husserlien dans l’œuvre tardive
  11. Bilan d’une transformation féconde
  12. Actualité d’un dialogue philosophique
  13. Testament d’un héritier critique
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Ricœur et Husserl : phénoménologie et herméneutique

  • 29/09/2025
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La relation de Paul Ricœur avec Edmund Husserl structure toute sa trajectoire philosophique : formé à la phénoménologie husserlienne, il en intègre les acquis tout en la dépassant vers une herméneutique qui rompt avec l’idéal d’intuition directe et de transparence de la conscience.

En raccourci…

Paul Ricœur découvre Husserl dans les années 1930 et cette rencontre marque toute sa vie intellectuelle. Husserl avait fondé la phénoménologie sur un programme ambitieux : revenir « aux choses mêmes », décrire les structures essentielles de la conscience, atteindre une connaissance absolument certaine par intuition directe. Cette méthode rigoureuse fascine le jeune Ricœur qui y voit la possibilité de refonder la philosophie sur des bases solides. Fait prisonnier pendant la Seconde Guerre mondiale, il traduit en captivité les « Idées directrices » de Husserl, s’imprégnant profondément de la pensée du maître allemand. Pourtant, dès ses premières œuvres, Ricœur prend ses distances. Il ne croit pas qu’on puisse atteindre l’essence des choses par intuition pure, il doute de la transparence de la conscience à elle-même, il conteste l’idée d’un ego transcendantal qui fonderait toute connaissance. Sa confrontation avec les maîtres du soupçon (Marx, Nietzsche, Freud) achève de le convaincre : la conscience se méconnaît, elle n’a pas d’accès direct à elle-même, elle doit passer par l’interprétation de signes, de symboles, de textes. Ricœur opère alors ce qu’il nomme une « greffe de l’herméneutique sur la phénoménologie » : il conserve l’exigence phénoménologique de description rigoureuse mais renonce à l’intuition directe, il maintient le retour aux choses mêmes mais par la médiation de l’interprétation.

Formation phénoménologique d’une pensée

La relation de Ricœur à Husserl commence dans les années 1930, période de formation intellectuelle intense. À l’École Normale Supérieure, puis à la Sorbonne, le jeune philosophe découvre la phénoménologie husserlienne qui commence à peine à être connue en France. Cette découverte constitue un événement décisif.

Husserl propose un programme philosophique d’une ambition extraordinaire. Face à la crise des sciences et du rationalisme européen, il veut refonder la philosophie comme « science rigoureuse ». Son mot d’ordre – « Aux choses mêmes ! » – rejette les constructions spéculatives, les systèmes abstraits, pour revenir à la description minutieuse de ce qui se donne à la conscience. La phénoménologie ne présuppose rien, elle décrit.

Cette méthode repose sur plusieurs opérations fondamentales. D’abord, l’épochè ou réduction phénoménologique : suspendre toute thèse sur l’existence du monde, mettre entre parenthèses nos croyances naïves, pour se concentrer uniquement sur le mode de donation des phénomènes à la conscience. Ensuite, la description eidétique : dégager par variation imaginative les essences, les structures invariantes qui définissent tel ou tel type d’expérience.

Ricœur est immédiatement séduit par cette rigueur méthodologique. La phénoménologie offre une alternative à la fois au positivisme (qui réduit tout à des faits empiriques) et à l’idéalisme spéculatif (qui construit des systèmes abstraits coupés de l’expérience). Elle propose une philosophie descriptive, rigoureuse, enracinée dans l’expérience vécue.

La captivité en Allemagne pendant la guerre renforce cette immersion phénoménologique. Prisonnier de 1940 à 1945, Ricœur traduit les « Ideen I » de Husserl avec ses compagnons de captivité. Cette traduction n’est pas un simple exercice linguistique, c’est une appropriation profonde de la pensée husserlienne. Traduire, c’est comprendre de l’intérieur, c’est épouser le mouvement de la pensée de l’auteur.

L’intentionnalité et la constitution du sens

Le concept central de la phénoménologie husserlienne est l’intentionnalité : toute conscience est conscience de quelque chose, elle vise toujours un objet. Cette structure intentionnelle de la conscience transforme radicalement la compréhension de la relation sujet-objet.

Avant Husserl, on concevait souvent la conscience comme une substance close sur elle-même, qui devrait ensuite « sortir » pour atteindre les objets extérieurs (problème classique du pont entre sujet et objet). Husserl montre que cette conception est erronée dès le départ. La conscience n’est pas d’abord un en-soi qu’il faudrait relier au monde : elle est par essence ouverture au monde, visée d’objets.

Cette intentionnalité se décline selon différents modes : perception, imagination, souvenir, jugement, désir, etc. Dans chaque cas, la conscience vise son objet d’une manière spécifique. Percevoir une pomme, imaginer une pomme, désirer une pomme : ce sont trois modes différents de visée intentionnelle du même objet. La phénoménologie décrit ces différents modes et leur structure propre.

Ricœur s’approprie pleinement cette analyse de l’intentionnalité. Toute sa philosophie ultérieure en portera la marque. L’intentionnalité devient un fil conducteur pour analyser l’action (l’action vise un but), le récit (le récit vise un référent), l’éthique (nous visons la vie bonne). Mais il va progressivement enrichir et transformer cette notion husserlienne.

Car Husserl concevait l’intentionnalité de manière essentiellement cognitive : la conscience vise des objets pour les connaître. Ricœur élargit considérablement cette perspective. L’intentionnalité n’est pas seulement théorique, elle est aussi pratique (nous agissons dans le monde), affective (nous désirons, aimons, détestons), symbolique (nous interprétons des signes).

Les limites de l’idéalisme transcendantal

Si Ricœur hérite profondément de la méthode phénoménologique, il refuse dès l’origine l’idéalisme transcendantal dans lequel Husserl fait culminer sa pensée. Cette divergence devient de plus en plus explicite au fil de son œuvre.

L’idéalisme transcendantal husserlien affirme que toute objectivité est constituée par la conscience. Les objets du monde ne sont pas des choses en soi indépendantes de la conscience, ils sont des corrélats intentionnels, constitués par les actes de la conscience transcendantale. Cette conscience transcendantale – l’ego pur dégagé par la réduction phénoménologique – serait le fondement absolu de toute connaissance.

Ricœur refuse cette prétention à fonder absolument la connaissance sur un ego transcendantal transparent à lui-même. Plusieurs arguments motivent ce refus. D’abord, l’influence de Gabriel Marcel et sa philosophie du mystère : il existe des dimensions de l’existence (le corps propre, autrui, l’être) qui résistent à toute réduction à des corrélats de conscience, qui possèdent une opacité irréductible.

Ensuite, la confrontation avec les maîtres du soupçon achève de disqualifier la prétention à une conscience transparente fondatrice. Marx, Nietzsche, Freud ont montré que la conscience se méconnaît, qu’elle est traversée par des déterminations qui lui échappent. Comment maintenir l’idée d’un ego transcendantal qui constituerait souverainement le sens alors que la conscience ordinaire se révèle opaque à elle-même ?

Enfin, l’expérience concrète de l’interprétation contredit l’intuitionisme husserlien. Comprendre un texte, un symbole, une action humaine ne se fait pas par intuition directe des essences mais par un travail patient d’interprétation, toujours provisoire, toujours révisable. Le sens n’est jamais donné immédiatement, il se conquiert médiatement à travers des signes.

La greffe de l’herméneutique sur la phénoménologie

Face à ces difficultés, Ricœur opère ce qu’il nomme une « greffe de l’herméneutique sur la phénoménologie ». Cette expression, souvent citée, résume parfaitement son projet : ni abandonner la phénoménologie, ni la conserver intacte, mais la transformer de l’intérieur en l’ouvrant à l’herméneutique.

Qu’est-ce que cette greffe conserve de la phénoménologie ? D’abord, l’exigence descriptive : il faut décrire les phénomènes tels qu’ils se donnent, sans les réduire à autre chose, sans leur imposer de cadres théoriques préconçus. Ensuite, l’attention aux structures : la phénoménologie cherche les invariants, les essences, les structures qui organisent l’expérience. Enfin, le souci de la rigueur : la philosophie doit procéder méthodiquement, argumenter ses thèses, éviter les généralités vagues.

Qu’apporte la greffe herméneutique ? Elle introduit la médiation là où Husserl cherchait l’immédiateté. Le sens n’est pas donné directement à l’intuition, il doit être déchiffré, interprété, compris à travers des signes. Cette médiation n’est pas un obstacle regrettable qu’il faudrait surmonter pour atteindre l’intuition pure. Elle est constitutive de notre accès au sens.

Cette herméneutisation de la phénoménologie passe par plusieurs étapes dans l’œuvre ricœurienne. Dans « Finitude et culpabilité » (1960), il montre que le mal ne peut être pensé conceptuellement qu’après avoir été symbolisé. Le symbole précède le concept, il donne à penser. Dans « De l’interprétation » (1965), l’étude de Freud révèle que la conscience doit être interprétée plutôt qu’intuitivement saisie.

Dans « Le Conflit des interprétations » (1969), la rupture avec l’intuitionisme husserlien devient explicite. Il n’y a pas d’intuition pure, toute compréhension passe par l’interprétation, et toute interprétation est conflictuelle. Face au même symbole, plusieurs lectures s’affrontent : herméneutique du soupçon et herméneutique de la confiance, réduction archéologique et amplification téléologique. Ce conflit est fécond, non une aporie à résoudre.

Du cogito exalté au cogito blessé

Une des transformations les plus importantes que Ricœur fait subir à la phénoménologie husserlienne concerne le statut du cogito, du sujet. Husserl exaltait le cogito comme fondement absolu : dans le doute hyperbolique cartésien radicalisé par la réduction phénoménologique, le cogito demeure la certitude ultime, le sol inébranlable de toute connaissance.

Ricœur propose au contraire un « cogito blessé ». Le sujet n’est pas transparent à lui-même, il n’a pas de connaissance immédiate et certaine de son être. Il ne se saisit que médiatement, à travers les signes qu’il interprète, les actions qu’il accomplit, les récits qu’il construit. Cette médiation n’est pas un défaut accidentel mais une structure constitutive.

Le cogito blessé est blessé de trois manières. D’abord par le corps : je ne suis pas un pur esprit mais une existence incarnée. Mon corps m’échappe partiellement (je ne contrôle pas tous ses processus), il possède une opacité que nulle réflexion ne peut entièrement dissiper. Gabriel Marcel, dont Ricœur est proche, avait déjà souligné le mystère du corps propre qui est à la fois sujet (je suis mon corps) et objet (j’ai un corps).

Ensuite par l’inconscient : Freud a montré que je ne suis pas maître dans ma propre maison. L’inconscient produit mes pensées, mes désirs, mes actes selon des mécanismes qui m’échappent. Cette dimension inconsciente du psychisme ruine définitivement la prétention à une conscience transparente fondatrice.

Enfin par autrui : je ne me constitue pas moi-même souverainement, je suis constitué par et dans la relation à autrui. Mon identité se forme dans le dialogue, la reconnaissance mutuelle, les récits que je fais de moi et que les autres font de moi. Le soi n’est pas une donnée immédiate mais une tâche, une construction narrative toujours provisoire.

Phénoménologie de la lecture et herméneutique du texte

Un domaine où la transformation ricœurienne de la phénoménologie devient particulièrement claire concerne l’analyse des textes. Husserl n’avait pas vraiment développé de théorie de la lecture ou de l’écriture. Ricœur en fait un objet central de réflexion.

Le texte possède selon Ricœur des caractéristiques spécifiques qui le distinguent de la parole orale. L’écrit se détache de son auteur : celui-ci n’est plus là pour préciser ce qu’il voulait dire, le texte développe une autonomie sémantique. Il se détache aussi de sa situation d’origine : inscrit dans un temps et un lieu spécifiques, il peut néanmoins être lu et compris dans d’autres contextes.

Cette autonomie du texte bouleverse la relation herméneutique. Dans le dialogue oral, je peux interroger mon interlocuteur, clarifier les malentendus, ajuster ma compréhension. Avec un texte, je suis seul face à lui, je dois l’interpréter sans pouvoir vérifier auprès de l’auteur si j’ai bien compris. Cette solitude du lecteur face au texte constitue la situation herméneutique fondamentale.

Ricœur applique néanmoins une méthode phénoménologique à l’analyse de l’acte de lecture. Il décrit les opérations que le lecteur accomplit : l’appropriation (faire sien le sens du texte), la distanciation (prendre distance avec ses préjugés pour s’ouvrir au monde du texte), la refiguration (se laisser transformer par la proposition de monde du texte).

Cette phénoménologie de la lecture rompt avec l’intuitionisme husserlien. Comprendre un texte n’est pas saisir par intuition directe ce que l’auteur a voulu dire. C’est un processus complexe, médiatisé par le langage, impliquant une dialectique de la distanciation et de l’appropriation, toujours susceptible de révision.

La question de la chose même

Un point de tension persistant entre Ricœur et Husserl concerne le principe fondamental de la phénoménologie : « Aux choses mêmes ! » Ce mot d’ordre signifiait pour Husserl : écarter tous les préjugés, toutes les théories préconçues, pour décrire les phénomènes tels qu’ils se donnent réellement à la conscience.

Ricœur maintient cette exigence de retour aux choses mêmes, mais il en transforme radicalement le sens. Pour Husserl, ce retour se faisait par réduction eidétique et intuition d’essence. Pour Ricœur, il passe nécessairement par la médiation de signes, de symboles, de textes. Les « choses mêmes » ne sont jamais données nues à l’intuition, elles sont toujours déjà interprétées, symbolisées, médiatisées.

Cette transformation n’est pas un renoncement à l’exigence phénoménologique mais son approfondissement. En reconnaissant que nous n’avons accès aux choses que médiatement, on évite l’illusion d’une connaissance absolue, on assume la finitude constitutive de notre condition. Le « long détour » herméneutique n’est pas un détour qu’on pourrait court-circuiter pour atteindre l’intuition directe, c’est le seul chemin disponible.

Cette position ricœurienne se rapproche de celle de Heidegger, autre phénoménologue qui avait rompu avec l’intuitionisme husserlien. Pour Heidegger, l’être ne se donne jamais directement mais toujours à travers des étants, dans un retrait constitutif. Comprendre l’être demande une herméneutique, pas une intuition d’essence.

Ricœur partage avec Heidegger cette conviction que l’herméneutique n’est pas une simple méthode pour les sciences humaines mais la structure fondamentale de notre rapport au monde. Nous sommes des êtres herméneutiques : nous interprétons avant de connaître objectivement, nous comprenons avant d’expliquer scientifiquement.

Temps vécu et temps raconté

L’analyse ricœurienne du temps dans « Temps et récit » illustre parfaitement cette transformation herméneutique de la phénoménologie. Husserl avait consacré des analyses célèbres à la conscience intime du temps. Il décrivait comment la conscience « retient » le passé immédiat (rétention) et « anticipe » le futur immédiat (protention) tout en saisissant le présent (impression originaire).

Ces analyses husserliennes restent précieuses, Ricœur les intègre. Mais il montre leur insuffisance. La phénoménologie du temps décrit le temps vécu au niveau le plus élémentaire (la conscience du flux temporel), mais elle ne rend pas compte du temps humain dans sa complexité : le temps historique, le temps biographique, le temps raconté.

Pour comprendre ce temps humain, il faut passer par la médiation du récit. Nous ne vivons pas le temps comme un flux continu et homogène mais comme une histoire articulée en événements, en périodes, en époques. Cette articulation narrative structure notre expérience temporelle : nous configurons le temps en le racontant.

Le récit opère ce que Ricœur nomme une « synthèse de l’hétérogène » : il unifie des événements dispersés en une histoire cohérente, il crée du sens là où il n’y aurait autrement que succession. Cette fonction médiatrice du récit ne peut être saisie par une simple phénoménologie du vécu, elle requiert une herméneutique du texte narratif.

Ricœur articule donc phénoménologie et herméneutique : la phénoménologie husserlienne décrit le temps vécu au niveau le plus fondamental, l’herméneutique ricœurienne montre comment ce temps vécu devient temps humain à travers la médiation narrative.

Le dialogue avec la tradition phénoménologique française

La position de Ricœur dans le paysage phénoménologique français est singulière. Il appartient à la génération qui introduit la phénoménologie en France (avec Sartre, Merleau-Ponty, Levinas), mais il emprunte une voie originale qui ne se confond avec aucune des leurs.

Sartre développe une phénoménologie existentialiste centrée sur la liberté radicale du pour-soi. Ricœur admire l’analyse sartrienne de la conscience imageante ou de l’émotion, mais il refuse l’absolutisation de la liberté. L’être humain n’est pas liberté pure, il est liberté incarnée, située, limitée. De plus, Sartre reste dans une phénoménologie du vécu sans vraiment s’ouvrir à l’herméneutique du signe.

Merleau-Ponty explore la dimension corporelle de l’existence, le corps propre comme « être au monde ». Ricœur se sent proche de cette attention au corps vécu, au « je peux » plutôt qu’au « je pense ». Mais Merleau-Ponty reste largement dans une philosophie de la perception, là où Ricœur s’oriente vers la philosophie du langage et du texte.

Levinas développe une phénoménologie de l’altérité où autrui n’est pas un alter ego (un autre moi) mais le tout Autre qui m’interpelle éthiquement. Ricœur reconnaît l’importance de cette dimension éthique de l’altérité, mais il refuse l’asymétrie radicale que Levinas introduit. Pour Ricœur, la relation éthique doit rester réciproque : je reconnais autrui et autrui me reconnaît.

Ces dialogues avec les phénoménologues français montrent que Ricœur occupe une position originale. Il partage avec eux la formation husserlienne, la méthode phénoménologique, l’attention au vécu. Mais il s’en distingue par son tournant herméneutique, par son attention au langage et au texte, par son refus des absolutisations (liberté absolue chez Sartre, altérité absolue chez Levinas).

L’héritage husserlien dans l’œuvre tardive

Même dans ses œuvres les plus tardives, Ricœur continue de dialoguer avec Husserl. Cette fidélité critique traverse toute sa trajectoire intellectuelle. Il ne « dépasse » pas Husserl comme on dépasserait une étape démodée, il maintient avec lui un dialogue constant.

Dans « Soi-même comme un autre » (1990), la référence husserlienne reste présente. L’analyse de l’attestation (cette certitude de soi qui n’est ni la certitude cartésienne ni le scepticisme radical) prolonge et transforme la problématique husserlienne du cogito. Le soi ricœurien n’est pas l’ego transcendantal husserlien, mais il conserve quelque chose de la certitude de soi phénoménologique.

Dans « La mémoire, l’histoire, l’oubli » (2000), Ricœur revient à Husserl pour analyser la conscience imageante, le souvenir, la différence entre mémoire et imagination. Il s’appuie sur les analyses husserliennes tout en montrant leurs limites : la mémoire individuelle ne se comprend pleinement qu’articulée à la mémoire collective, dimension que la phénoménologie pure ne peut saisir.

Cette persistance de la référence husserlienne témoigne d’une conviction profonde : la phénoménologie reste un acquis définitif de la philosophie, même si elle doit être transformée. On ne peut plus faire de la philosophie comme si Husserl n’avait pas existé, comme si la méthode phénoménologique n’avait rien apporté. Mais on ne peut plus non plus s’en tenir à la phénoménologie pure, on doit la greffer avec l’herméneutique.

Bilan d’une transformation féconde

Le rapport de Ricœur à Husserl illustre parfaitement sa méthode philosophique générale : ni rejet pur et simple, ni adhésion inconditionnelle, mais appropriation critique qui conserve ce qui reste valide tout en transformant ce qui ne l’est plus.

Ce que Ricœur conserve de Husserl : la rigueur méthodologique, l’exigence descriptive, l’attention aux structures de l’expérience, le concept d’intentionnalité (élargi et enrichi), la phénoménologie du temps vécu, les analyses du corps propre, l’idée d’une philosophie qui part de l’expérience concrète plutôt que de constructions abstraites.

Ce que Ricœur transforme ou rejette : l’intuitionisme (l’idée qu’on pourrait saisir directement les essences), l’idéalisme transcendantal (la prétention à fonder absolument la connaissance sur un ego pur), la transparence de la conscience à elle-même, la possibilité d’une réduction complète qui suspendrait toutes les présuppositions, l’autosuffisance de la description phénoménologique pure.

Cette transformation n’affaiblit pas la phénoménologie, elle la renforce en l’ouvrant à des dimensions qu’elle négligeait. L’herméneutique n’est pas l’ennemie de la phénoménologie mais son accomplissement nécessaire. En reconnaissant que nous n’avons accès au sens que médiatement, par l’interprétation, on ne renonce pas à la rigueur phénoménologique, on l’adapte à notre condition herméneutique.

Actualité d’un dialogue philosophique

Le dialogue ricœurien avec Husserl conserve toute sa pertinence pour la philosophie contemporaine. Les débats actuels sur la conscience, l’intentionnalité, la perception, le corps reprennent souvent des thèmes husserliens. Mais ils butent sur les mêmes difficultés que Ricœur avait identifiées.

Les sciences cognitives contemporaines, par exemple, redécouvrent l’importance de la phénoménologie pour comprendre la conscience. Décrire l’expérience vécue de la première personne ne peut être entièrement remplacé par l’explication objective à la troisième personne. Mais les neurophénoménologues qui tentent d’articuler phénoménologie et neurosciences rencontrent exactement le problème ricœurien : comment articuler description phénoménologique et explication causale ?

En philosophie du langage, le tournant linguistique a parfois conduit à négliger la dimension vécue, expérientielle du sens. Certains philosophes analytiques ont réduit la signification à des règles d’usage linguistique, évacuant le sujet parlant et son expérience. Le retour ricœurien à une phénoménologie herméneutique rappelle que le sens n’est pas seulement affaire de règles syntaxiques mais d’expérience vécue et interprétée.

En éthique et philosophie politique, la tension entre universalisme et contextualisme reproduit la tension entre phénoménologie (qui cherche les structures universelles) et herméneutique (qui reconnaît l’historicité et la contextualité). L’articulation ricœurienne montre qu’on peut maintenir ensemble l’exigence d’universalité et la reconnaissance de la situation historique.

Testament d’un héritier critique

La relation de Ricœur à Husserl témoigne d’une attitude philosophique exemplaire : celle de l’héritier qui assume son héritage tout en le transformant. Ricœur ne renie jamais sa formation husserlienne, il ne cherche pas à « tuer le père » comme certains disciples rebelles. Mais il ne se contente pas non plus de répéter fidèlement l’enseignement du maître.

Cette posture d’héritier critique caractérise toute sa démarche philosophique. Avec Aristote, Kant, Hegel, Heidegger, Freud : chaque fois, Ricœur s’approprie sans annexer, il critique sans détruire, il dépasse sans mépriser. Cette capacité de dialogue respectueux mais exigeant fait de lui un modèle de ce que devrait être le travail philosophique.

Car la philosophie ne progresse ni par table rase (rejeter tout le passé pour recommencer à zéro) ni par simple répétition (redire sans cesse la même chose). Elle avance par reprises critiques, par transformations patientes, par dialogues exigeants avec la tradition. Ricœur nous enseigne qu’on peut être profondément enraciné dans une tradition philosophique tout en la dépassant créativement.

Le dialogue avec Husserl structure donc toute l’œuvre ricœurienne. De la traduction des « Ideen » pendant la captivité jusqu’aux dernières réflexions sur la mémoire et l’attestation, Husserl reste un interlocuteur constant. Cette fidélité dans la transformation, cette rigueur dans le dépassement, cette capacité à greffer le nouveau sur l’ancien sans le détruire : voilà peut-être la leçon méthodologique la plus précieuse que Ricœur nous lègue. Non pas une doctrine close mais une manière de philosopher qui reste d’une actualité constante.

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