À travers ses nombreux écrits sur les textes bibliques, Paul Ricœur élabore une herméneutique philosophique qui respecte la spécificité du discours religieux tout en maintenant la rigueur de l’analyse rationnelle, ouvrant un dialogue fécond entre foi et philosophie.
En raccourci…
Comment un philosophe peut-il lire la Bible ? Cette question traverse toute l’œuvre de Paul Ricœur, protestant pratiquant mais refusant de mélanger confession religieuse et enquête philosophique. Sa réponse dessine une voie étroite entre deux écueils : d’un côté, la réduction scientiste qui traiterait les textes bibliques comme de simples documents historiques ou anthropologiques ; de l’autre, le fidéisme qui les soustrairait à toute analyse critique. Ricœur propose une herméneutique philosophique des Écritures qui prend au sérieux leur prétention à la vérité sans présupposer la foi. Le texte biblique se présente comme témoignage d’une expérience religieuse fondatrice, il utilise des formes littéraires spécifiques (récit, prophétie, sagesse, évangile, épître) qui demandent une lecture adaptée. Le philosophe peut analyser ces structures narratives, ces genres littéraires, ces effets de sens, sans se prononcer sur leur vérité religieuse. Mais cette analyse même révèle que le texte biblique propose un monde, ouvre des possibilités d’existence, transforme le lecteur qui s’y expose. Entre exégèse historico-critique et lecture croyante, Ricœur trace une troisième voie : l’herméneutique philosophique qui interroge ce que ces textes disent de l’humain, du temps, du mal, de l’espérance.
Une position philosophique singulière
La relation de Ricœur aux textes bibliques occupe une place unique dans le paysage intellectuel du XXe siècle. Protestant de tradition réformée, fils et petit-fils de pasteurs, il possède une connaissance intime des Écritures nourrie depuis l’enfance. Mais il refuse systématiquement de faire de sa foi personnelle un argument philosophique ou d’instrumentaliser la philosophie au service d’une apologétique.
Cette double appartenance – à la communauté croyante et à la communauté philosophique – structure toute son approche. Dans ses écrits philosophiques, il ne présuppose jamais la foi, il ne cite jamais la Bible comme autorité argumentative. Dans ses textes d’inspiration plus théologique (conférences en milieu ecclésial, contributions à des revues protestantes), il maintient néanmoins l’exigence de rationalité philosophique.
Cette séparation méthodologique n’est pas hypocrisie ou schizophrénie intellectuelle. Elle procède d’une conviction profonde : foi et raison relèvent de registres différents qui doivent rester distincts pour pouvoir dialoguer authentiquement. Confondre les deux conduirait soit à une foi irrationnelle imperméable à la critique, soit à une raison qui se croirait compétente pour trancher des questions qui la dépassent.
Ricœur pratique ce qu’il appelle une « herméneutique de la distance ». Le philosophe doit prendre distance avec ses appartenances, suspendre ses croyances personnelles, pour analyser objectivement les textes. Mais cette distance n’est pas oubli ou reniement, elle est condition d’une compréhension approfondie. Seul celui qui peut prendre distance peut ensuite s’approprier authentiquement, librement, sans naïveté.
Le monde du texte et la proposition de monde
L’approche ricœurienne des textes bibliques s’enracine dans sa théorie générale du texte développée dès les années 1970. Un texte ne se réduit pas aux intentions psychologiques de son auteur (ce que l’auteur a voulu dire), ni à sa structure linguistique immanente (ce que dit le texte en lui-même). Le texte ouvre un monde, propose une façon d’habiter l’existence, révèle des possibilités d’être.
Cette conception transforme radicalement la lecture des Écritures. Plutôt que de chercher derrière le texte les événements historiques qu’il rapporterait (quête du Jésus historique, archéologie biblique) ou les intentions des auteurs sacrés, Ricœur s’intéresse à ce qui se déploie devant le texte : le monde biblique, avec sa compréhension spécifique du temps, de l’histoire, de l’humain, de Dieu.
Les récits de la Genèse, par exemple, ne doivent pas être lus comme des comptes-rendus historiques de la création. Ils proposent une certaine vision du monde : le monde comme création (pas une nécessité éternelle), l’humanité créée à l’image de Dieu (donc dotée d’une dignité unique), le mal introduit par la faute humaine (non par un défaut de la création divine). Cette proposition de monde structure une manière d’exister, elle ouvre des possibilités de compréhension de soi et du réel.
Cette perspective permet au philosophe de travailler sur les textes bibliques sans présupposer leur inspiration divine. Il analyse les mondes que ces textes ouvrent, les propositions d’existence qu’ils formulent, indépendamment de la question de savoir s’ils sont révélés ou non. Le croyant, lui, reconnaîtra dans ces propositions une parole de Dieu qui l’interpelle. Mais cette reconnaissance relève de l’acte de foi, pas de l’analyse philosophique.
Les genres littéraires bibliques
Une contribution majeure de Ricœur à l’herméneutique biblique concerne l’attention aux genres littéraires. La Bible n’est pas un livre homogène mais une bibliothèque de textes relevant de genres très divers : récits, prophéties, hymnes, lois, paraboles, apocalypses, épîtres. Chaque genre possède ses règles propres, sa logique spécifique, ses effets de sens particuliers.
Le récit biblique, notamment dans les Évangiles, ne fonctionne pas comme une chronique historique neutre. Il configure le temps en intrigue, il construit des personnages, il crée du suspense et de la surprise. Ricœur applique à ces récits les outils développés dans « Temps et récit » : la triple mimèsis (préfiguration, configuration, refiguration), la mise en intrigue, la synthèse de l’hétérogène.
Les paraboles de Jésus constituent un genre particulièrement intéressant. Ricœur leur consacre des analyses minutieuses montrant comment elles fonctionnent par « extravagance ». La parabole raconte une histoire qui commence de façon ordinaire puis introduit un élément extraordinaire, choquant, qui bouleverse les attentes. Cette extravagance narrative vise à transformer l’imagination de l’auditeur, à lui faire voir le monde autrement.
Le bon Samaritain, par exemple, subvertit les catégories établies du pur et de l’impur, du prochain et de l’étranger. Le père qui court vers le fils prodigue transgresse la dignité patriarcale attendue. Ces récits ne se contentent pas d’illustrer une morale préexistante, ils créent un choc qui ouvre à une nouvelle compréhension du Royaume de Dieu.
Le discours prophétique possède sa logique propre : il annonce, il dénonce, il promet. Il ne prédit pas l’avenir comme un voyant, il interprète le présent à la lumière d’une parole divine qui juge et qui sauve. La prophétie crée une tension temporelle entre le déjà (le jugement présent sur l’injustice) et le pas encore (la promesse d’un avenir meilleur).
La fonction testimoniale des Écritures
Un concept central de l’herméneutique biblique ricœurienne est celui de témoignage. Les textes bibliques se présentent comme témoignages d’une expérience religieuse fondatrice. Les prophètes témoignent d’une parole reçue de Dieu. Les évangélistes témoignent de leur rencontre avec le Christ. Les apôtres témoignent de la résurrection.
Le témoignage possède une structure paradoxale qui intéresse Ricœur philosophiquement. D’un côté, c’est un récit à la première personne : « J’ai vu, j’ai entendu, je témoigne. » Le témoin engage sa crédibilité personnelle, il dit : « Croyez-moi sur parole. » De l’autre côté, le témoignage vise une vérité qui dépasse le témoin : il ne témoigne pas de lui-même mais de quelque chose ou quelqu’un d’autre.
Dans le témoignage biblique, cette structure se radicalise. Le témoin atteste non pas simplement d’un fait ordinaire mais d’une irruption de l’extraordinaire dans l’ordinaire. Il témoigne d’avoir rencontré le tout Autre, d’avoir entendu une parole qui le dépasse absolument. Comment croire un tel témoignage ? Comment évaluer sa véracité ?
Ricœur montre que le témoignage biblique ne peut être validé ou invalidé par les méthodes ordinaires d’établissement des faits. On ne peut « prouver » la résurrection comme on prouve un fait historique ordinaire. Le témoignage sollicite une forme spécifique d’adhésion : non pas la certitude empirique mais la confiance, la foi.
Cette analyse ne préjuge pas de la vérité du témoignage. Le philosophe constate simplement que le texte fonctionne comme témoignage, qu’il sollicite une réponse spécifique du lecteur. Reconnaître cette structure testimoniale n’oblige pas à croire, mais permet de comprendre comment la foi devient possible pour celui qui choisit d’accorder crédit au témoin.
Nomination de Dieu et herméneutique du nom divin
Les textes bibliques nomment Dieu de multiples façons : Créateur, Libérateur, Père, Roi, Juge, Époux, Berger, Rocher, Lumière. Cette profusion de noms intéresse Ricœur car elle révèle quelque chose d’essentiel sur le discours religieux : Dieu ne peut être nommé directement, conceptuellement, mais seulement indirectement, à travers une multiplicité d’images, de métaphores, de symboles.
Cette nomination indirecte possède une double signification. D’abord, elle reconnaît l’inadéquation fondamentale entre le langage humain et la transcendance divine. Aucun nom ne capture l’essence de Dieu, tous sont des approximations, des désignations imparfaites qui pointent vers ce qui les dépasse infiniment.
Ensuite, cette multiplicité des noms empêche l’idolâtrie du concept. Si Dieu n’était nommé que d’une seule façon, ce nom risquerait de devenir une idole, une représentation figée que nous manipulerions à notre guise. La profusion des noms oblige à reconnaître qu’aucun ne suffit, que tous doivent être dépassés, corrigés, complétés par d’autres.
Ricœur relie cette analyse à la scène biblique du buisson ardent où Moïse demande à Dieu son nom. La réponse divine – « Je suis celui qui suis » ou « Je serai celui que je serai » selon les traductions – ne donne pas un nom mais refuse plutôt de se laisser nommer. C’est un nom qui dit le refus de se laisser capturer dans un nom.
Cette herméneutique du nom divin rejoint la tradition de la théologie négative (on ne peut dire ce que Dieu est, seulement ce qu’il n’est pas) tout en la renouvelant. Pour Ricœur, les noms positifs de Dieu ne sont pas simplement des échecs qu’il faudrait écarter. Ils sont nécessaires pour orienter la pensée et l’existence vers la transcendance, mais ils doivent être maintenus dans leur pluralité et leur inadéquation constitutive.
Exégèse et herméneutique : une articulation nécessaire
Ricœur se distingue soigneusement de l’exégèse historico-critique tout en reconnaissant sa nécessité. L’exégèse moderne, depuis le XIXe siècle, applique aux textes bibliques les méthodes scientifiques de la critique historique, de l’analyse littéraire, de l’étude des sources. Elle cherche à établir le sens originel des textes dans leur contexte historique.
Cette démarche critique est indispensable. Elle libère les textes des lectures naïves ou idéologiques, elle révèle leur épaisseur historique, leur genèse complexe, leurs dimensions culturelles. Ignorer l’exégèse critique, c’est s’exposer au fondamentalisme, à la lecture littéraliste qui confond symbole et concept, mythe et histoire.
Mais l’exégèse ne suffit pas. Elle reconstruit le sens originel (ce que le texte signifiait pour ses premiers destinataires) sans s’interroger sur le sens pour nous aujourd’hui. Elle reste prisonnière d’une conception archéologique de la signification : le sens serait derrière le texte, dans l’intention de l’auteur ou dans le contexte originel.
L’herméneutique philosophique ricœurienne propose un dépassement dialectique. Elle intègre les acquis de l’exégèse critique mais ne s’y arrête pas. Après avoir établi le sens historique, il faut s’interroger sur la proposition de monde du texte, sur les possibilités d’existence qu’il ouvre, sur sa capacité à transformer le lecteur contemporain.
Cette articulation exégèse/herméneutique évite deux écueils. D’un côté, l’historicisme qui enfermerait les textes dans leur passé, les réduirait à des documents d’époque sans pertinence actuelle. De l’autre, l’actualisation sauvage qui projetterait nos préoccupations modernes sur les textes anciens sans respecter leur altérité historique.
Le discours parabolique et le Royaume
Les paraboles du Royaume constituent un terrain privilégié pour l’herméneutique ricœurienne. Ces courts récits que Jésus raconte selon les Évangiles synoptiques possèdent une structure narrative particulière que Ricœur analyse avec une grande finesse.
La parabole opère ce que Ricœur appelle une « métaphore narrative ». Elle fonctionne comme la métaphore vive : elle crée un choc sémantique, une tension entre le familier et l’étrange, qui force à voir autrement. Le Royaume de Dieu n’est pas décrit conceptuellement mais approché indirectement à travers ces histoires qui le mettent en scène sans le définir.
Prenons la parabole du bon grain et de l’ivraie. Un homme sème du bon grain, mais un ennemi vient semer de l’ivraie. Les serviteurs veulent arracher l’ivraie immédiatement, mais le maître refuse : « Laissez croître ensemble l’un et l’autre jusqu’à la moisson. » Cette histoire apparemment simple dit quelque chose de profond sur le Royaume : il se manifeste déjà maintenant (le bon grain pousse) mais pas encore pleinement (l’ivraie coexiste avec lui). Il faut accepter cette coexistence ambiguë, renoncer au fantasme de pureté immédiate.
La parabole ne dit pas « Le Royaume est comme ceci », elle raconte une histoire qui oblige l’auditeur à repenser sa conception du Royaume. Cette indirection narrative est essentielle. Le Royaume ne peut être objectivé, transformé en concept clair et distinct. Il ne peut être approché que narrativement, symboliquement, en laissant les histoires travailler l’imagination de l’auditeur.
Ricœur montre aussi comment les paraboles subvertissent les attentes. Le maître qui paie le même salaire à tous les ouvriers quelle que soit leur durée de travail viole la justice ordinaire. Le père qui organise une fête pour le fils prodigue pendant que le fils fidèle travaille aux champs bouleverse l’ordre familial attendu. Ces extravagances narratives visent à choquer, à déstabiliser, à ouvrir à une logique autre que celle du calcul et de l’équité stricte.
La narrativité évangélique
Les Évangiles ne sont pas des biographies au sens moderne mais des récits théologiques qui configurent la vie de Jésus selon une intrigue spécifique. Ricœur applique à ces textes les catégories développées dans « Temps et récit », montrant comment ils opèrent une mise en intrigue du temps messianique.
Le récit évangélique possède une structure téléologique : il tend vers la Passion et la Résurrection. Tout ce qui précède prend sens rétrospectivement à la lumière de cette fin. Les miracles, les enseignements, les conflits avec les autorités ne sont pas des épisodes juxtaposés mais des moments d’une intrigue qui progresse vers son accomplissement.
Cette structure narrative crée un effet de nécessité rétrospective caractéristique du récit bien construit. En lisant les Évangiles, on a l’impression que les choses devaient se passer ainsi, que la Passion était inscrite dans la logique des événements. Mais cette nécessité n’est pas causale, elle est narrative : c’est la configuration en récit qui crée cette impression de fatalité.
Ricœur s’intéresse particulièrement au paradoxe de la Résurrection dans les récits évangéliques. Comment raconter un événement qui par définition échappe à toute expérience ordinaire, qui transgresse les lois naturelles ? Les Évangiles ne décrivent pas la Résurrection elle-même (aucun témoin n’y a assisté), ils racontent ses effets : le tombeau vide, les apparitions du Ressuscité, la transformation des disciples.
Cette narrativité spécifique révèle quelque chose d’essentiel : la Résurrection n’est pas un simple fait brut qu’on pourrait constater objectivement. Elle est inséparable du témoignage de ceux qui l’ont reconnue, de la foi qu’elle a suscitée, du bouleversement existentiel qu’elle a produit. Le récit ne vient pas après l’événement pour le rapporter, il fait partie constituante de l’événement lui-même.
Herméneutique de la croix et du péché
Dans ses textes plus directement théologiques, Ricœur développe une herméneutique de la croix qui articule symbole et concept, expérience vécue et réflexion philosophique. La croix constitue le symbole chrétien central, celui par lequel les croyants comprennent le salut. Mais que signifie ce symbole ?
Les interprétations théologiques traditionnelles – sacrifice expiatoire, substitution pénale, victoire sur le mal – possèdent toutes une part de vérité mais aucune n’épuise le mystère. Ricœur refuse de choisir une interprétation exclusive. Il montre plutôt comment ces différentes lectures se complètent et se corrigent mutuellement.
La croix peut se comprendre comme révélation radicale de l’amour divin : Dieu va jusqu’au bout de la solidarité avec l’humanité souffrante, il assume la condition mortelle jusqu’à l’extrême. Elle peut aussi se lire comme démasquage de la violence humaine : en crucifiant l’innocent, l’humanité révèle sa propre violence, son refus de l’altérité.
Cette herméneutique de la croix s’articule avec la symbolique du péché développée dans « Finitude et culpabilité ». Le péché n’est pas d’abord transgression d’une loi mais rupture d’une relation, refus de la relation à Dieu et aux autres. La croix manifeste que cette rupture n’est pas le dernier mot, qu’une réconciliation reste possible, que le pardon précède la faute au lieu de simplement y répondre.
Ricœur développe aussi une critique théologique importante : celle de la conception juridico-pénale du salut qui dominerait le christianisme occidental depuis Anselme. Cette conception imagine Dieu comme juge qui exige une satisfaction pour l’offense du péché. Le Christ paierait à notre place la dette contractée. Cette logique sacrificielle, selon Ricœur, trahit l’essentiel du message évangélique en projetant sur Dieu des catégories juridiques humaines trop étroites.
Foi et raison : une relation dialectique
La position de Ricœur sur les rapports entre foi et raison évite les solutions simples. Il refuse aussi bien le fidéisme (la foi serait au-dessus ou contre la raison) que le rationalisme (la raison pourrait démontrer ou réfuter les vérités de foi). Entre foi et raison, il existe une relation dialectique faite de tensions fécondes, de séparations nécessaires et de dialogues possibles.
La foi ne peut être ni prouvée ni réfutée rationnellement. Elle relève d’un ordre différent de celui de la connaissance objective. Elle est adhésion personnelle à un témoignage, confiance accordée à une parole qui me précède et me dépasse. Aucun raisonnement ne peut contraindre à cette adhésion, qui reste toujours un acte libre.
Mais cette liberté de la foi n’implique pas son irrationalité. La foi possède sa propre rationalité, elle n’est pas crédulité aveugle. Elle s’appuie sur des raisons de croire (les témoignages, les textes, l’expérience communautaire), même si ces raisons ne constituent pas des preuves contraignantes. On peut rendre raison de sa foi sans pouvoir la prouver.
Inversement, la raison philosophique ne peut prétendre se substituer à la foi, répondre aux questions existentielles ultimes que la foi aborde. Les démonstrations métaphysiques de l’existence de Dieu, par exemple, n’atteignent qu’un Dieu-concept, un principe logique abstrait, pas le Dieu vivant de la foi biblique qui appelle, qui promet, qui sauve.
Cette séparation des ordres permet un dialogue authentique. La philosophie peut analyser les structures du discours religieux, interroger les propositions de monde des textes sacrés, réfléchir sur les implications existentielles de la foi. La théologie peut se nourrir des questionnements philosophiques, accepter la critique rationnelle, clarifier ses présupposés. Mais aucune ne peut annexer l’autre, transformer l’autre en simple auxiliaire.
Sécularisation et réinterprétation
Ricœur s’intéresse aussi au phénomène de la sécularisation moderne et à ses implications pour l’herméneutique biblique. La modernité a désenchanté le monde, évacué Dieu de l’explication scientifique, dissous les communautés religieuses traditionnelles. Comment lire les textes bibliques dans ce contexte culturel radicalement transformé ?
Plutôt que de déplorer cette sécularisation ou de la combattre nostalgiquement, Ricœur y voit une opportunité de purification de la foi. La disparition des preuves sociales de la foi (quand tout le monde croyait, quand l’Église structurait la société) oblige à une foi plus personnelle, plus libre, plus authentique. On ne croit plus par conformisme social mais par choix assumé.
Cette situation nouvelle exige une réinterprétation constante des textes. Les catégories bibliques (création, chute, salut, résurrection) doivent être reprises dans un langage qui parle à l’homme moderne sécularisé. Cette réinterprétation n’est pas trahison mais fidélité à l’esprit des textes qui ont toujours visé la transformation existentielle du lecteur, pas la répétition mécanique de formules.
Bultmann avait proposé une « démythologisation » des Évangiles : il fallait extraire le message existentiel des enveloppes mythiques désuètes. Ricœur critique cette approche comme trop réductrice. Le mythe n’est pas une enveloppe qu’on pourrait jeter après en avoir extrait le noyau conceptuel. Le symbole, le mythe, le récit portent un excès de sens que la traduction conceptuelle appauvrit toujours.
La réinterprétation doit donc maintenir la richesse symbolique tout en l’ouvrant aux questionnements contemporains. Elle ne cherche pas à rendre les textes acceptables pour l’homme moderne en édulcorant leur étrangeté, mais à faire entendre cette étrangeté même comme interpellation qui dérange, qui décentre, qui ouvre à d’autres possibles.
Postérité d’une herméneutique engagée
L’herméneutique biblique ricœurienne a profondément influencé aussi bien la théologie que les études bibliques académiques. Elle a montré qu’on pouvait appliquer aux textes sacrés les outils de l’analyse littéraire moderne sans les désacraliser, qu’on pouvait maintenir une exigence de rigueur intellectuelle sans évacuer la dimension religieuse.
En théologie protestante particulièrement, l’approche ricœurienne a renouvelé la lecture des Écritures. Elle permet de dépasser l’opposition stérile entre lecture fondamentaliste (qui prend tout à la lettre) et lecture libérale (qui dissout le spécifique religieux dans l’anthropologie générale). Elle propose une troisième voie : une lecture critique mais respectueuse, analytique mais ouverte à la transformation.
En exégèse académique, les travaux de Ricœur ont contribué au développement de l’analyse narrative des textes bibliques. Plutôt que de disséquer les textes pour retrouver leurs sources hypothétiques, on s’intéresse à leur forme finale, à leur structure narrative, à leurs effets de sens. Cette évolution méthodologique doit beaucoup à l’insistance ricœurienne sur le texte comme œuvre autonome qui propose un monde.
En philosophie de la religion, Ricœur a ouvert des pistes fécondes pour penser le statut du langage religieux, la rationalité spécifique de la foi, les rapports entre philosophie et théologie. Sa capacité à maintenir ensemble l’engagement croyant personnel et la rigueur philosophique objective constitue un modèle rare de probité intellectuelle.
Un testament spirituel et intellectuel
Dans ses derniers textes, notamment « Vivant jusqu’à la mort » suivi de « Fragments », Ricœur livre des réflexions plus personnelles sur la foi, la mort, l’espérance. Ces pages testamentaires révèlent la profondeur de son engagement chrétien tout en maintenant la distinction méthodologique entre foi vécue et réflexion philosophique.
Face à sa propre mortalité, Ricœur interroge ce que signifie l’espérance chrétienne de la résurrection. Il refuse les représentations naïves d’une survie individuelle qui prolongerait simplement l’existence terrestre. Il critique aussi les spiritualisations excessives qui videraient la résurrection de toute dimension corporelle. Entre ces extrêmes, il cherche à penser une espérance raisonnable qui ne prétend pas savoir ce que sera la vie ressuscitée mais maintient la confiance en la promesse divine.
Cette réflexion sur l’espérance eschatologique rejoint ses analyses antérieures sur le temps et le récit. La résurrection ne se situe pas simplement à la fin du temps chronologique, elle transforme notre rapport présent au temps. Vivre dans l’espérance de la résurrection, c’est vivre autrement le temps présent, c’est refuser de considérer la mort comme le dernier mot, c’est maintenir ouvert l’avenir contre toutes les clôtures.
Ces pages ultimes témoignent d’une cohérence remarquable entre la pensée philosophique et l’existence vécue. Ricœur ne sépare pas artificiellement le penseur et le croyant, mais il les distingue méthodologiquement. Cette distinction permet à chaque registre de déployer sa logique propre sans confusion dommageable.
Une leçon de liberté intellectuelle
L’herméneutique biblique ricœurienne enseigne finalement une leçon qui dépasse largement le domaine religieux. Elle montre qu’on peut appartenir à une tradition, être engagé existentiellement dans une communauté de foi, tout en maintenant une distance critique, une liberté de questionnement, une ouverture au dialogue.
Cette posture évite le double piège du dogmatisme et du relativisme. Le dogmatisme enferme la pensée dans des certitudes intouchables, il refuse toute remise en question, il transforme la foi en idéologie rigide. Le relativisme dissout toute conviction dans un scepticisme généralisé, il rend impossible tout engagement authentique, il confond ouverture d’esprit et absence de pensée.
Ricœur trace une voie étroite entre ces extrêmes : celle d’une fidélité critique, d’un engagement lucide, d’une foi réfléchie. On peut croire fermement tout en restant ouvert au dialogue, on peut appartenir à une tradition tout en la questionnant, on peut lire les textes sacrés avec dévotion tout en les analysant rigoureusement.
Cette leçon résonne bien au-delà du domaine religieux. Dans nos sociétés pluralistes traversées de conflits identitaires, d’oppositions idéologiques, de communautarismes fermés, l’exemple ricœurien d’une appartenance ouverte, d’un engagement dialogique, d’une fidélité critique reste d’une actualité brûlante. Il nous rappelle qu’on peut être profondément enraciné sans être enfermé, qu’on peut hériter d’une tradition sans en être prisonnier, qu’on peut croire sans cesser de penser.