En 1960, Paul Ricœur publie « Finitude et culpabilité », une œuvre en deux volumes qui transforme l’approche philosophique du mal en montrant que celui-ci ne peut être pensé qu’à travers les symboles par lesquels l’humanité l’exprime depuis toujours.
En raccourci…
Comment penser le mal ? Cette question obsède la philosophie depuis ses origines, sans qu’aucune réponse pleinement satisfaisante n’ait jamais été trouvée. Paul Ricœur, dans « Finitude et culpabilité », propose une approche radicalement nouvelle. Plutôt que d’élaborer une théorie abstraite du mal, il étudie les symboles concrets par lesquels les cultures humaines ont exprimé l’expérience de la faute : la souillure, le péché, la culpabilité. Ces symboles ne sont pas de simples images poétiques qu’on pourrait traduire en concepts clairs. Ils disent quelque chose d’irréductible sur le mal que le langage conceptuel ne peut capturer. La souillure évoque le mal comme contamination extérieure, quelque chose qui salit et dont il faut se purifier. Le péché le comprend comme rupture d’une relation avec Dieu, transgression d’un interdit sacré. La culpabilité l’intériorise comme fardeau de la conscience, responsabilité subjective. Ricœur montre que le mal possède cette structure énigmatique : nous en sommes à la fois victimes et auteurs, il nous arrive de l’extérieur et procède de notre liberté. Cette contradiction ne peut être résolue logiquement, elle ne peut être qu’approchée symboliquement. Avant de philosopher sur le mal, il faut écouter ce que les mythes, les rites, les confessions en disent. Le symbole donne à penser.
Du volontaire à la faute : un tournant nécessaire
Lorsque Ricœur achève en 1950 « Le volontaire et l’involontaire », il croit avoir accompli sa philosophie de la volonté. Mais quelque chose résiste, quelque chose d’essentiel manque à l’analyse. La description phénoménologique neutre avait mis entre parenthèses la dimension du mal moral, de la faute, du péché. Or cette dimension ne peut être indéfiniment suspendue.
L’expérience humaine de la volonté est profondément marquée par la faute. Nous ne vivons pas dans l’innocence primordiale, nous portons le poids de nos erreurs passées, nous sommes habités par la culpabilité, nous connaissons la tentation et la chute. Une philosophie de la volonté qui ferait l’impasse sur cette dimension resterait abstraite, désincarnée, finalement irréelle.
Ricœur doit donc reprendre son projet en l’élargissant. Le deuxième tome de la « Philosophie de la volonté » ne s’intitulera pas simplement « La faute » mais « Finitude et culpabilité ». Ce titre indique déjà l’orientation de la recherche : la possibilité du mal s’enracine dans notre finitude constitutive, dans cette « disproportion » qui fait de nous des êtres écartelés entre limitation et ouverture à l’infini.
« Finitude et culpabilité » paraît en deux volumes : « L’homme faillible » et « La symbolique du mal ». Le premier analyse philosophiquement la structure anthropologique qui rend le mal possible. Le second étudie les expressions symboliques par lesquelles le mal est vécu et dit avant d’être pensé conceptuellement.
L’homme faillible : la disproportion constitutive
Dans « L’homme faillible », Ricœur développe une anthropologie philosophique centrée sur l’idée de disproportion. L’être humain occupe une position intermédiaire dans l’échelle des êtres : il n’est ni pur esprit ni pure matière, ni ange ni bête. Cette position médiane, loin d’être un privilège, constitue une fragilité fondamentale.
Ricœur identifie trois niveaux de disproportion. D’abord, au niveau de la connaissance : nous sommes à la fois liés à une perspective finie (nous percevons les choses d’un certain point de vue) et ouverts à un horizon infini (nous visons la vérité totale, nous posons des questions illimitées). Cette tension entre finitude perceptive et visée infinie caractérise notre condition épistémique.
Ensuite, au niveau pratique : nous éprouvons des désirs finis, immédiats, corporels (la faim, la soif, le plaisir) et simultanément une exigence infinie de bonheur, une aspiration à une plénitude qui déborde tout objet particulier. Nous voulons ceci et cela, mais aussi « tout », la vie bonne, l’accomplissement total. Cette disproportion entre désir et bonheur structure notre vie affective.
Enfin, au niveau du sentiment : nous oscillons entre l’amour de soi (qui nous porte vers notre propre existence, nos intérêts particuliers) et le respect dû à autrui et aux valeurs universelles. Cette tension entre égoïsme et altruisme, entre inclination et devoir, traverse toute notre existence morale.
La thèse de Ricœur est que cette triple disproportion nous rend « faillibles », c’est-à-dire capables de faillir, susceptibles de défaillance. Le mal n’est pas une substance qui viendrait s’ajouter de l’extérieur à notre nature, il est la possibilité inscrite dans notre structure même. Parce que nous sommes écartelés entre fini et infini, nous pouvons « rater » notre humanité, nous détourner de notre destination.
Le passage au symbole : nécessité herméneutique
Entre « L’homme faillible » et « La symbolique du mal », il y a un saut méthodologique décisif. L’anthropologie philosophique peut montrer que le mal est possible (l’homme est faillible), mais elle ne peut expliquer comment il devient réel. Le passage de la possibilité à l’effectivité du mal reste un mystère que la raison philosophique ne peut percer.
C’est ici qu’intervient le tournant herméneutique. Pour comprendre le mal effectif, il faut se tourner vers les aveux concrets par lesquels l’humanité a exprimé l’expérience de la faute. Ces aveux prennent la forme de symboles, de mythes, de récits qui disent le mal avant toute conceptualisation philosophique.
Ricœur énonce alors une formule qui deviendra célèbre : « Le symbole donne à penser. » Le symbole n’est pas un simple ornement poétique qu’on pourrait éliminer au profit d’un langage conceptuel transparent. Il porte un excès de sens que la pensée conceptuelle ne peut jamais épuiser. Le philosophe doit donc partir du symbole, s’y installer, écouter ce qu’il dit, pour ensuite seulement tenter d’en penser les implications.
Cette démarche inverse l’ordre traditionnel de la philosophie. Habituellement, on pensait d’abord conceptuellement, puis éventuellement on illustrait par des images. Ricœur montre qu’en matière de mal (et plus généralement pour toutes les questions existentielles fondamentales), le symbole précède le concept. Il faut d’abord écouter les symboles, les mythes, les confessions religieuses, avant de pouvoir philosopher sur le mal.
Les trois symboles primaires du mal
L’analyse ricœurienne des symboles du mal commence par identifier trois expressions fondamentales, trois strates successives de la conscience coupable : la souillure, le péché, la culpabilité. Ces trois symboles ne se succèdent pas simplement dans le temps, ils coexistent, se superposent, s’enrichissent mutuellement.
La souillure représente la couche la plus archaïque de l’expérience du mal. Elle le conçoit comme une contamination, une impureté quasi matérielle qui souille celui qui la contracte. Le mal est quelque chose qu’on attrape, comme une maladie. Il vient de l’extérieur, il colle à la peau, il infecte.
Cette symbolique de la souillure se manifeste dans les rituels de purification qu’on retrouve dans toutes les cultures archaïques. Il faut se laver, se purifier, accomplir des ablutions pour effacer la tache. Le mal possède ici une dimension quasi magique : la souillure se transmet par contact, elle contamine les lieux et les personnes, elle appelle une purification rituelle.
Mais déjà dans ce symbole primitif apparaît une ambiguïté fondamentale : si la souillure vient de l’extérieur, pourquoi suis-je responsable ? Pourtant, l’homme souillé se sent coupable, il doit expier. La souillure unit paradoxalement l’extériorité (le mal comme contamination objective) et l’intériorité (la culpabilité subjective).
Le péché marque un approfondissement décisif de la conscience coupable. Il apparaît avec les grandes religions monothéistes, particulièrement dans la tradition biblique. Le mal n’est plus simplement une souillure physique, il devient rupture d’une relation avec Dieu. Pécher, c’est transgresser un interdit divin, rompre l’alliance, se détourner de Dieu.
Cette symbolique introduit une dimension personnelle et relationnelle absente de la souillure. Le péché offense quelqu’un, il brise une relation d’amour et de confiance. Il appelle non plus une simple purification rituelle mais une réconciliation, un pardon, une restauration de la relation rompue.
Le symbole du péché révèle aussi la structure paradoxale du mal : c’est moi qui pèche (dimension de responsabilité personnelle), mais en même temps je me découvre déjà pécheur, toujours déjà dans le péché, comme si une faute originelle précédait mes fautes actuelles. Le récit biblique de la chute d’Adam exprime mythiquement cette antériorité du péché par rapport à tout acte pécheur individuel.
La culpabilité représente le stade le plus intériorisé de la conscience coupable. Avec elle, le mal devient affaire de conscience personnelle. Je me sens coupable non plus parce que j’ai violé un interdit externe ou rompu une relation avec Dieu, mais parce que ma conscience me juge et me condamne.
Cette intériorisation du mal marque un progrès dans la conscience morale : je deviens pleinement responsable, je ne peux plus rejeter la faute sur une souillure venue d’ailleurs ou sur une transgression impersonnelle. Mais elle comporte aussi un danger : la culpabilité peut devenir pathologique, se transformer en scrupule obsessionnel, en auto-accusation perpétuelle. Freud a montré comment le surmoi peut tyranniser le moi par une culpabilité excessive et paralysante.
Les mythes de la chute
Au-delà des symboles primaires, Ricœur analyse les grands mythes qui racontent l’origine du mal. Il en identifie quatre types fondamentaux, chacun proposant une explication différente de la présence du mal dans le monde.
Le mythe de la chute, représenté par le récit biblique d’Adam et Ève, attribue le mal à une faute humaine originelle. Au commencement, l’humanité était innocente, vivant en harmonie avec Dieu. Mais l’homme a choisi de transgresser l’interdit divin, introduisant ainsi le mal dans la création. Ce mythe affirme la responsabilité radicale de l’humanité : le mal vient de nous, de notre liberté mal utilisée.
Le mythe de la tragédie, qu’on trouve dans la tradition grecque, présente le mal comme déjà là, antérieur à toute faute humaine. Les dieux sont eux-mêmes traversés par des conflits, par des jalousies, par la violence. L’homme se trouve pris dans des contradictions qui le dépassent, poussé au mal par des forces divines qu’il ne contrôle pas. Œdipe tue son père et épouse sa mère sans le savoir, accomplissant malgré lui un destin funeste.
Le mythe théogonique, présent dans les cosmogonies babyloniennes et orphiques, raconte que le mal provient du combat originel entre dieux, de la violence présente dès la naissance du cosmos. L’homme est créé à partir de cette violence primordiale, il porte en lui dès l’origine le principe du mal. Sa nature même est mixte, mélange de divin et de titanesque.
Le mythe de l’âme exilée, qu’on trouve dans le platonisme et le gnosticisme, voit dans le mal une conséquence de la chute de l’âme dans un corps matériel. L’âme préexistait pure et immortelle dans un monde intelligible. Sa chute dans la matière, dans un corps, constitue elle-même le mal dont il faut se libérer par la connaissance et l’ascèse.
Ces quatre types de mythes ne s’excluent pas mutuellement, ils représentent des facettes différentes de l’énigme du mal. Le mythe adamique insiste sur la responsabilité humaine. Le mythe tragique sur le caractère inéluctable du mal. Le mythe théogonique sur son enracinement cosmique. Le mythe de l’exil sur la nostalgie d’une pureté perdue. Ensemble, ils cernent l’énigme sans la résoudre.
Le paradoxe du mal commis et du mal subi
L’analyse ricœurienne des symboles et des mythes converge vers une aporie fondamentale : le mal possède une structure paradoxale qui résiste à toute explication rationnelle. Nous vivons le mal simultanément comme quelque chose que nous faisons (nous sommes coupables, responsables) et comme quelque chose qui nous arrive (nous sommes victimes, soumis à une fatalité).
Cette double face du mal apparaît déjà dans l’expérience la plus commune. Quand je commets une faute, je me sens à la fois libre (j’aurais pu ne pas la commettre) et poussé par quelque chose qui me dépasse (la passion, la tentation, une force obscure en moi). Je suis agent du mal et patient, actif et passif, auteur et victime.
Les symboles et les mythes expriment ce paradoxe sans le résoudre. La souillure me vient de l’extérieur mais je m’en sens responsable. Le péché est ma faute mais je me découvre toujours déjà pécheur. Les mythes oscillent entre imputation du mal à la liberté humaine et reconnaissance de son antériorité.
Ricœur refuse de dissoudre ce paradoxe dans une explication rationnelle unique. Le mal n’est ni pure liberté (comme si nous créions le mal ex nihilo par nos choix) ni pure nécessité (comme si nous étions innocentes victimes d’un destin). Il se situe précisément dans l’entre-deux, dans cette zone d’indétermination où liberté et nécessité se mêlent inextricablement.
Cette structure paradoxale du mal explique pourquoi toutes les théodicées (tentatives de justifier l’existence du mal dans une création divine) échouent. Elles cherchent une explication logique, cohérente, là où il n’y a qu’énigme. Le mal ne s’explique pas, il se confesse, s’avoue, se symbolise.
La fonction révélatrice du symbole
Une des thèses majeures de « La symbolique du mal » concerne la fonction ontologique du symbole. Les symboles du mal ne sont pas de simples projections subjectives, des façons imaginaires d’exprimer des états psychologiques. Ils révèlent quelque chose de réel sur la condition humaine et sur l’être.
Cette thèse prolonge et radicalise ce que Ricœur développera plus tard dans « La Métaphore vive ». Tout comme la métaphore redécrit la réalité et ouvre un accès à des dimensions du réel inaccessibles au langage littéral, le symbole révèle des aspects de l’existence humaine que le concept philosophique ne peut saisir.
La symbolique de la souillure, par exemple, n’est pas une simple superstition primitive qu’on pourrait écarter au profit d’une conception rationnelle de la responsabilité morale. Elle dit quelque chose d’irréductible : que le mal nous colle à la peau, qu’il nous contamine, qu’on ne s’en débarrasse pas facilement. Cette vérité existentielle résiste à toute rationalisation.
De même, le symbole du péché comme rupture d’alliance révèle la dimension relationnelle du mal. Le mal n’est pas seulement une transgression abstraite d’une loi morale impersonnelle, il blesse des relations concrètes, il rompt des liens, il détruit de la confiance. Cette dimension ne peut être capturée par une éthique purement formelle à la Kant.
Le symbole possède donc une vertu herméneutique : il nous aide à nous comprendre nous-mêmes. En nous appropriant les grands symboles du mal, en les laissant résonner en nous, nous gagnons une compréhension de notre propre condition que la réflexion abstraite ne pourrait nous donner.
Vers une herméneutique existentiale
« La symbolique du mal » marque le tournant décisif de Ricœur vers l’herméneutique. La phénoménologie pure, qui prétendait décrire les essences par intuition directe, se révèle insuffisante. Pour accéder aux dimensions profondes de l’existence (le mal, mais aussi l’amour, la mort, le sacré), il faut passer par l’interprétation des symboles et des textes.
Ce tournant herméneutique s’accompagne d’une redéfinition de la tâche philosophique. Le philosophe ne peut plus se contenter d’élaborer des systèmes conceptuels abstraits. Il doit d’abord se mettre à l’écoute des expressions symboliques par lesquelles l’humanité dit son expérience. La philosophie vient après le symbole, elle ne le précède pas.
Cette position influence toute l’œuvre ultérieure de Ricœur. Dans « De l’interprétation » et « Le Conflit des interprétations », il développera une herméneutique qui articule confiance envers le symbole (il dit quelque chose de vrai) et soupçon critique (il peut aussi masquer, déguiser, tromper). Dans « Temps et récit », il montrera comment le récit médiatise notre compréhension du temps. Dans « Soi-même comme un autre », il analysera comment le soi se comprend à travers les médiations symboliques.
Tout part de l’intuition fondamentale acquise dans « La symbolique du mal » : nous n’avons pas d’accès direct, immédiat, à nous-mêmes et au monde. Nous ne nous comprenons que médiatement, à travers les symboles, les récits, les textes que nous interprétons. L’herméneutique n’est pas une méthode parmi d’autres, elle est la condition de toute compréhension humaine.
Mal et liberté : une tension irrésolue
L’étude ricœurienne du mal débouche sur une tension philosophique fondamentale concernant la liberté. Si le mal est possible à cause de notre structure anthropologique (nous sommes faillibles), sommes-nous vraiment libres de ne pas mal faire ? Si le mal précède toujours déjà nos actes individuels (comme le suggère le mythe du péché originel), peut-on encore parler de responsabilité personnelle ?
Ricœur refuse de trancher cette tension dans un sens ou dans l’autre. Le mal révèle une zone d’indécidabilité au cœur de la liberté humaine. Nous sommes libres (sinon la notion de faute n’aurait aucun sens), mais cette liberté est toujours déjà compromise, affectée, limitée. Nous ne commençons jamais dans l’innocence absolue, nous héritons d’un passé, d’une histoire, d’une « condition peccamineuse » qui pèse sur nos choix.
Cette position évite deux écueils. D’un côté, l’absolutisation de la liberté qui ferait de nous les créateurs intégraux du mal, totalement responsables de tout. De l’autre, la dissolution de la liberté dans le déterminisme qui nous transformerait en innocentes victimes d’une fatalité.
La vérité se trouve dans la reconnaissance de cette situation tragique : nous sommes à la fois libres et non-libres, responsables et non-responsables. Cette ambiguïté n’est pas un défaut de notre compréhension qu’il faudrait corriger, elle appartient à la structure même de l’expérience du mal.
Au-delà du mal : espérance et régénération
Bien que « Finitude et culpabilité » se concentre sur l’analyse du mal, Ricœur n’en reste pas à une vision purement négative. Les symboles et les mythes qui disent le mal disent aussi, en creux, une espérance de délivrance, une possibilité de régénération.
Le mythe adamique, par exemple, ne se contente pas de raconter la chute. Il s’inscrit dans une histoire du salut qui promet une rédemption. La symbolique du péché comme rupture d’alliance implique la possibilité d’une réconciliation, d’un pardon, d’une restauration de la relation avec Dieu.
Même la souillure, qui semble la plus archaïque et la plus pesante des symboliques, implique des rituels de purification qui promettent un effacement de la tache, un retour à la pureté. L’aveu du mal contient déjà en germe la possibilité de son dépassement.
Cette dialectique du mal et de son dépassement traverse toute la pensée ricœurienne. Le mal est une réalité tragique de la condition humaine, mais il n’a pas le dernier mot. La liberté qui peut faillir peut aussi se régénérer, recommencer, se transformer. L’anthropologie de la faillibilité n’est pas un pessimisme désespéré, elle ouvre sur une espérance.
Ricœur ne développera pleinement cette dimension qu’ultérieurement, notamment dans ses réflexions sur le pardon (dans « La mémoire, l’histoire, l’oubli ») et sur la capacité humaine (dans « Soi-même comme un autre »). Mais déjà dans « Finitude et culpabilité », on trouve en filigrane l’idée que reconnaître notre faillibilité est la condition pour la dépasser.
Postérité d’une œuvre singulière
« Finitude et culpabilité » occupe une place unique dans le paysage philosophique du XXe siècle. Peu de philosophes contemporains ont osé affronter directement la question du mal avec une telle ambition et une telle profondeur. Beaucoup ont préféré contourner le problème, le reléguer à la théologie, ou le dissoudre dans des analyses socio-politiques.
L’approche ricœurienne par les symboles a ouvert une voie nouvelle pour penser le mal. Elle a influencé aussi bien la théologie (notamment la théologie catholique qui cherchait à repenser le péché originel) que l’anthropologie philosophique et les études religieuses.
En théologie, l’analyse des symboles du mal a permis de sortir d’une lecture littérale et juridique du péché originel. Ricœur montre que le récit de la Genèse est un mythe étiologique qui dit symboliquement une vérité existentiale sur la condition humaine, pas un compte-rendu historique d’un événement daté.
En philosophie, l’œuvre a contribué à réhabiliter le symbole comme objet philosophique légitime. Après Ricœur, on ne pouvait plus écarter les expressions symboliques comme des formes primitives de pensée que le concept philosophique aurait dépassées. Le symbole possède sa propre rationalité, sa propre capacité de révélation qui complète et enrichit la pensée conceptuelle.
Une pensée pour un temps de crises
À notre époque, traversée par des violences multiples (terrorisme, guerres, catastrophes écologiques), la question du mal revient avec une acuité renouvelée. Les tentatives d’explication rationnelle du mal (économiques, psychologiques, sociologiques) semblent souvent insuffisantes face à l’horreur de certains événements.
La pensée ricœurienne nous rappelle que le mal possède une opacité irréductible. Vouloir tout expliquer, tout rationaliser, risque de banaliser le mal, de lui ôter son scandale. Certains événements restent inexplicables, ils ne peuvent être qu’avoués, pleurés, symbolisés.
En même temps, Ricœur nous met en garde contre les utilisations idéologiques de la symbolique du mal. La désignation de boucs émissaires, la construction d’ennemis absolus, la rhétorique du Bien contre le Mal : toutes ces démarches instrumentalisent les symboles à des fins de pouvoir. Elles simplifient à outrance l’énigme du mal en le projetant entièrement sur un autre, en se proclamant soi-même innocent.
La leçon de « Finitude et culpabilité » reste donc d’une brûlante actualité : penser le mal exige à la fois rigueur intellectuelle et sensibilité symbolique, reconnaissance de notre responsabilité et conscience de notre faillibilité, refus de l’innocence naïve et rejet du cynisme désespéré. Entre ces extrêmes, Ricœur trace une voie étroite mais praticable : celle d’une lucidité tragique qui n’abdique ni la pensée ni l’espérance. Le mal demeure une énigme, mais c’est une énigme que nous devons continuer à interroger, car dans cette interrogation se joue notre propre humanité.