Entre 1950 et 1960, Paul Ricœur consacre ses premières grandes œuvres à une phénoménologie de la volonté qui transforme notre compréhension de la liberté en montrant son enracinement dans un involontaire qui la limite et la rend possible.
En raccourci…
Lorsque le jeune Ricœur entreprend dans l’immédiat après-guerre une philosophie de la volonté, il s’attaque à l’une des questions les plus anciennes et les plus difficiles de la philosophie : qu’est-ce que vouloir ? Sommes-nous vraiment libres ou notre volonté est-elle déterminée ? Sa réponse originale refuse l’alternative classique entre liberté absolue et déterminisme total. Il montre que la volonté humaine est toujours incarnée, enracinée dans un corps, limitée par des conditions qu’elle n’a pas choisies. Je ne choisis pas d’avoir un corps, d’avoir tel caractère, d’être né à telle époque. Pourtant, je reste libre dans la manière dont je reprends ces données involontaires. Cette dialectique du volontaire et de l’involontaire structure toute notre existence. Quand je décide de lever le bras, ma décision est volontaire, mais elle s’appuie sur des mécanismes corporels involontaires que je ne contrôle pas. Mon caractère limite mes possibilités, mais je peux le transformer par mes choix répétés. Ma vie inconsciente m’échappe, mais je peux l’élaborer par la réflexion. Ricœur décrit ainsi une liberté limitée mais réelle, une volonté qui n’est pas toute-puissante mais authentique. Plus profondément, il montre que l’involontaire n’est pas l’ennemi de la liberté mais sa condition : c’est parce que je suis incarné, situé, limité, que je peux être libre d’une liberté humaine et non divine.
Le contexte d’une recherche fondatrice
En 1950, Paul Ricœur publie le premier tome de sa thèse de doctorat : « Philosophie de la volonté. I. Le volontaire et l’involontaire ». Cette œuvre massive de plus de quatre cents pages marque l’entrée en philosophie d’un penseur qui deviendra l’une des figures majeures de la pensée française du XXe siècle.
Le contexte est important pour comprendre l’enjeu du projet. Ricœur écrit dans l’immédiat après-guerre, dans une France qui sort de l’Occupation et doit repenser les questions de la responsabilité, de la liberté, du choix moral. L’existentialisme sartrien domine alors la scène philosophique avec sa proclamation d’une liberté absolue : nous sommes « condamnés à être libres », radicalement responsables de tous nos choix.
Ricœur admire Sartre mais refuse son absolutisation de la liberté. Une liberté totalement dégagée de toute détermination n’est pas une liberté humaine, c’est une liberté divine. L’être humain est incarné, situé, limité. Sa liberté est toujours une liberté en situation, une liberté qui doit composer avec des données qu’elle n’a pas choisies.
D’autre part, Ricœur veut éviter le déterminisme scientiste qui réduirait la liberté à une illusion. Les sciences humaines naissantes (psychologie, sociologie, anthropologie) semblent montrer que nos comportements sont largement déterminés par des facteurs biologiques, psychologiques, sociaux. Faut-il en conclure que la liberté n’existe pas ?
Le projet ricœurien est de penser une liberté limitée mais réelle, incarnée mais authentique. Il faut montrer comment la volonté humaine s’enracine dans un involontaire qui la conditionne sans la déterminer entièrement, qui la limite sans l’abolir. Cette dialectique du volontaire et de l’involontaire constituera le fil conducteur de toute l’analyse.
Méthode phénoménologique et description eidétique
Ricœur adopte la méthode phénoménologique inaugurée par Husserl : décrire les structures essentielles de l’expérience vécue. Il ne s’agit pas de spéculer abstraitement sur la volonté, mais de partir de l’expérience concrète du vouloir pour en dégager les invariants structuraux.
Cette méthode descriptive se veut neutre philosophiquement. Ricœur pratique ce qu’il appelle une « épochè » (mise entre parenthèses) des grandes thèses métaphysiques. Il suspend provisoirement la question de savoir si nous sommes vraiment libres ou déterminés, si Dieu existe, si l’âme est immortelle. Ces questions métaphysiques seront abordées ultérieurement, dans les tomes suivants consacrés à « la faute » et au « mystère ». Pour l’instant, il s’agit simplement de décrire ce qui se passe quand je veux quelque chose.
Cette neutralité méthodologique permet d’atteindre ce que Husserl appelait les « essences » : les structures invariantes de l’expérience. Peu importe que je veuille boire un verre d’eau ou accomplir une action héroïque, il y a une structure commune du vouloir qu’on peut dégager par variation imaginative.
Ricœur organise sa description selon trois moments fondamentaux de la volonté : décider, mouvoir (mettre en mouvement mon corps), consentir. À chacun de ces moments correspond un aspect de l’involontaire : les motifs qui sollicitent ma décision, les pouvoirs corporels qui exécutent mes décisions, les nécessités auxquelles je dois consentir.
Décider : la liberté des motifs
Le premier acte de la volonté est la décision. Décider, c’est choisir entre plusieurs possibilités, trancher une délibération, s’engager dans un projet. Mais toute décision s’appuie sur des motifs qui la sollicitent sans la déterminer mécaniquement.
Ricœur analyse finement la différence entre motif et cause. Une cause produit nécessairement son effet : si je lâche un objet, il tombe nécessairement. Un motif incline sans nécessiter : j’ai faim (motif), donc je décide de manger. Mais le motif ne me contraint pas absolument : je peux décider de jeûner malgré ma faim.
Les motifs peuvent être multiples et contradictoires. J’ai des raisons de faire ceci et des raisons de faire cela. La délibération consiste précisément à peser ces motifs, à les évaluer, à choisir finalement lequel l’emportera. La liberté de décision n’est pas une liberté d’indifférence (choisir sans aucune raison), c’est une liberté de motivation (choisir en fonction de raisons que je fais miennes).
Cette analyse évite deux écueils. D’un côté, le volontarisme qui prétendrait que la volonté décide en dehors de toute motivation, par pur arbitraire. De l’autre, le déterminisme qui affirmerait que le motif le plus fort s’impose nécessairement. La vérité se trouve dans une dialectique : les motifs sollicitent ma décision, mais c’est moi qui décide finalement quel motif sera décisif.
Ricœur distingue aussi les motifs du projet. Le motif regarde vers le passé ou le présent (j’ai faim, je suis fatigué), le projet regarde vers l’avenir (je veux devenir médecin, je veux accomplir tel voyage). La décision articule motifs et projets : je choisis ce qui me paraît désirable à la lumière de mes projets fondamentaux, compte tenu des motifs présents.
Mouvoir : l’incarnation de la volonté
Le deuxième moment de la volonté est le mouvement volontaire, l’action corporelle. Décider ne suffit pas, il faut encore exécuter la décision. Et cette exécution passe nécessairement par le corps : je lève le bras, je marche, je parle. La volonté n’est pas un pur esprit qui contemplerait le monde, c’est une volonté incarnée qui agit dans le monde par son corps.
Cette incarnation de la volonté révèle une forme particulière d’involontaire : les pouvoirs du corps. Quand je décide de lever le bras, mon bras se lève. Mais je ne connais pas les mécanismes neurologiques et musculaires qui permettent ce mouvement. Je ne choisis pas d’activer tel muscle plutôt que tel autre. Le mouvement volontaire repose sur un involontaire corporel que je ne maîtrise pas mais que je peux utiliser.
Ricœur décrit le corps comme un « je peux ». Mon corps, ce n’est pas un objet que je possède extérieurement, c’est le système de mes pouvoirs d’agir. Je peux voir, entendre, marcher, parler. Ces « je peux » définissent mon inscription pratique dans le monde. La maladie, le handicap, le vieillissement sont des limitations de ces pouvoirs, des rétrécissements de mon « je peux ».
Le mouvement volontaire révèle aussi l’intelligence pratique du corps. Mon corps sait comment exécuter les gestes quotidiens sans que j’aie besoin d’y penser. Quand je marche, je ne calcule pas consciemment les mouvements de mes jambes. Cette intelligence corporelle, que Merleau-Ponty appelait « intentionnalité motrice », témoigne d’un involontaire qui collabore avec le volontaire au lieu de s’y opposer.
L’analyse ricœurienne du corps propre évite le dualisme cartésien. Il n’y a pas d’un côté une âme pensante et de l’autre un corps-machine. Il y a une unité incarnée où le volontaire et l’involontaire se compénètrent. Je suis mon corps autant que j’ai un corps.
Consentir : accepter la nécessité
Le troisième moment de la volonté est le consentement. Consentir, c’est accepter ce qui ne dépend pas de moi, accueillir les limites de ma condition, dire oui à ce que je ne peux pas changer. Cette dimension du consentement est souvent négligée dans les philosophies de la volonté qui ne veulent voir que l’aspect actif, décisionnel, transformateur.
Ricœur identifie trois grandes formes de nécessité auxquelles nous devons consentir : le caractère, l’inconscient, et la vie (naissance et mort).
Le caractère désigne cette permanence psychologique qui fait que je suis toujours reconnaissablement moi-même. J’ai un tempérament, des dispositions, des tendances qui se manifestent dans mes choix répétés. Je ne choisis pas mon caractère originellement (il résulte de l’hérédité et de l’éducation), mais je peux le transformer progressivement par mes décisions. Le caractère est donc à la fois donné et à faire. Il faut y consentir tout en le travaillant.
L’inconscient représente une forme plus radicale d’involontaire. Freud a montré l’existence de processus psychiques qui m’échappent complètement, qui déterminent mes choix à mon insu. Ricœur, écrivant avant sa confrontation approfondie avec la psychanalyse, reste prudent sur ce point. Il reconnaît l’existence d’un inconscient mais refuse d’en faire une fatalité qui abolirait toute liberté. L’inconscient peut être partiellement élaboré, intégré, assumé par le travail analytique.
La vie, enfin, désigne ce fait brut de la naissance et de la mort. Je ne choisis pas de naître, je ne choisis pas quand et comment je mourrai. Je suis jeté dans l’existence (pour reprendre le vocabulaire heideggérien de la « Geworfenheit »), et cette existence s’achèvera nécessairement. Cette finitude radicale définit la condition humaine. Consentir à la vie, c’est accepter d’être mortel, d’être né à une certaine époque, dans une certaine culture, avec certaines possibilités et pas d’autres.
La réciprocité du volontaire et de l’involontaire
La thèse centrale de l’ouvrage tient dans l’affirmation d’une réciprocité entre le volontaire et l’involontaire. Ils ne s’opposent pas comme deux ennemis, ils se présupposent et se complètent mutuellement.
D’un côté, le volontaire a besoin de l’involontaire pour s’exercer. Sans motifs, je n’aurais aucune raison de décider quoi que ce soit. Sans corps, je ne pourrais exécuter aucune action. Sans nécessités à accepter, le consentement n’aurait aucun sens. L’involontaire n’est donc pas un obstacle à la liberté mais sa condition de possibilité.
De l’autre côté, l’involontaire n’a de sens que pour une volonté. Les motifs ne sont motifs que pour un être qui délibère et décide. Le corps n’est « mon » corps que pour un je qui s’y reconnaît et l’anime. Les nécessités ne sont nécessités que pour une liberté qui doit y consentir. Sans volonté, l’involontaire ne serait qu’un ensemble de processus naturels sans signification humaine.
Cette réciprocité fonde ce que Ricœur appelle un « pacte » entre le volontaire et l’involontaire. Ils ne se font pas la guerre, ils collaborent. La volonté ne cherche pas à abolir l’involontaire (projet impossible et insensé), elle cherche à l’assumer, à le reprendre, à lui donner sens. Et l’involontaire, loin de tyranniser la volonté, lui offre les conditions et les moyens de son exercice.
Cette vision réconciliée contraste avec beaucoup de philosophies qui opposent radicalement liberté et nécessité, esprit et corps, volonté et désir. Ricœur montre que ces oppositions sont abstraites, qu’elles ne correspondent pas à l’expérience vécue où volontaire et involontaire sont toujours déjà entrelacés.
La faute et le mystère : les tomes suivants
« Le volontaire et l’involontaire » devait être suivi de deux autres tomes complétant la « Philosophie de la volonté ». Le deuxième tome, consacré à « la faute », paraîtra en deux volumes : « Finitude et culpabilité I : L’homme faillible » (1960) et « Finitude et culpabilité II : La symbolique du mal » (1960). Le troisième tome, consacré au « mystère », ne sera jamais écrit.
Pourquoi cette extension du projet initial ? Parce que Ricœur s’est rendu compte que la description phénoménologique neutre du premier tome laissait de côté une dimension essentielle de l’expérience humaine : le mal moral, la faute, le péché. Or, cette dimension transforme profondément notre compréhension de la volonté.
Dans « L’homme faillible », Ricœur analyse la « disproportion » constitutive de l’être humain. Nous sommes à la fois finis et infinis, limités et ouverts à l’illimité. Cette constitution paradoxale nous rend « faillibles », c’est-à-dire capables de défaillir, de faire le mal. La possibilité du mal est inscrite dans notre structure anthropologique.
Dans « La symbolique du mal », Ricœur étudie les grands symboles par lesquels les cultures expriment l’expérience de la faute : souillure, péché, culpabilité. Il montre que ces symboles ne sont pas de simples métaphores, ils disent quelque chose d’essentiel sur la condition humaine. Le mal n’est pas un simple concept philosophique abstrait, il est d’abord vécu, souffert, symbolisé avant d’être pensé.
Cette plongée dans la symbolique du mal marque un tournant dans la pensée de Ricœur. Il abandonne progressivement la phénoménologie pure pour s’orienter vers l’herméneutique. Il ne suffit plus de décrire l’expérience immédiate, il faut interpréter les symboles et les textes qui médiatisent notre accès à l’expérience. Ce tournant herméneutique préparera les grandes œuvres ultérieures.
Une liberté limitée mais authentique
La philosophie ricœurienne de la volonté aboutit à une conception de la liberté qui évite les extrêmes du volontarisme et du déterminisme. La liberté humaine n’est ni absolue ni illusoire, elle est limitée mais réelle.
Elle est limitée par l’involontaire : je ne peux pas tout décider, je ne peux pas tout faire, je dois accepter certaines nécessités. Mon caractère, mon corps, mon inconscient, ma finitude circonscrivent l’espace de mes possibilités. Je ne suis pas un dieu créateur qui pourrait tout choisir à partir de rien.
Mais elle est réelle malgré ces limites. Je peux décider entre plusieurs possibilités, je peux agir pour transformer le monde, je peux consentir activement aux nécessités au lieu de les subir passivement. La liberté ne consiste pas à échapper à toute détermination (projet impossible), elle consiste à reprendre activement les déterminations qui me constituent.
Cette conception de la liberté a des implications éthiques importantes. Si j’étais absolument libre, je serais absolument responsable de tout ce qui m’arrive. Si j’étais entièrement déterminé, je ne serais responsable de rien. La vérité se trouve entre ces extrêmes : je suis responsable de mes choix et de mes actes, mais cette responsabilité s’exerce dans des conditions que je n’ai pas choisies et qui limitent mes possibilités.
L’influence d’une œuvre fondatrice
« Le volontaire et l’involontaire » a profondément marqué la philosophie française de l’action. L’analyse ricœurienne des motifs, du projet, du mouvement volontaire, du consentement est devenue classique. Elle a inspiré de nombreux travaux ultérieurs en philosophie de l’action et en anthropologie philosophique.
L’ouvrage a aussi contribué à renouveler la phénoménologie. Alors que Husserl et Sartre s’étaient surtout intéressés à la conscience théorique (perception, imagination, jugement), Ricœur explore systématiquement la dimension pratique de l’existence. Il montre que la conscience n’est pas d’abord contemplative mais active, engagée dans le monde par la volonté et l’action.
La dialectique du volontaire et de l’involontaire a trouvé des prolongements dans des domaines divers. En psychologie, elle éclaire les rapports entre conscient et inconscient, entre intentions et mécanismes automatiques. En neurosciences, elle permet de penser l’articulation entre les processus cérébraux (involontaire) et l’expérience vécue de la décision (volontaire).
En philosophie du corps, l’analyse ricœurienne du « je peux » a convergé avec les travaux de Merleau-Ponty sur le « corps propre ». Les deux penseurs, partant de Husserl, ont développé parallèlement une phénoménologie de l’incarnation qui dépasse le dualisme cartésien sans tomber dans le matérialisme réducteur.
Les limites et les critiques
Malgré ses apports considérables, « Le volontaire et l’involontaire » a suscité des critiques légitimes. Certains ont reproché à Ricœur un certain intellectualisme : il privilégie la décision délibérée, rationnelle, au détriment des dimensions affectives, pulsionnelles, passionnelles de l’existence humaine.
La volonté ricœurienne semble trop raisonnable, trop maîtrisée. Elle délibère calmement entre des motifs, elle choisit rationnellement ses projets, elle consent sagement aux nécessités. Mais l’expérience humaine comporte aussi l’emportement passionnel, la décision impulsive, la révolte contre la nécessité. Ces aspects plus sombres ou plus chaotiques de la volonté sont relativement absents de l’analyse.
D’autres critiques ont porté sur la méthode phénoménologique elle-même. L’épochè des questions métaphysiques, qui devait garantir la neutralité descriptive, peut sembler artificielle. En réalité, la description ricœurienne n’est pas neutre : elle présuppose une certaine anthropologie, une certaine conception de l’être humain comme unité incarnée du volontaire et de l’involontaire.
La dimension politique et sociale de la volonté reste aussi largement impensée dans cet ouvrage. Ricœur analyse la volonté individuelle dans son rapport au corps et aux nécessités naturelles, mais il ne thématise pas suffisamment comment la volonté s’inscrit dans des structures sociales, économiques, politiques qui la conditionnent. Cette lacune sera partiellement comblée dans les œuvres ultérieures, notamment dans les réflexions sur la justice et les institutions.
Une actualité persistante
Plus de soixante-dix ans après sa publication, « Le volontaire et l’involontaire » conserve une remarquable actualité. Les débats contemporains sur le libre arbitre, notamment en neurosciences et en philosophie de l’esprit, retrouvent souvent les questions que Ricœur avait posées.
Les neurosciences semblent parfois menacer l’idée même de volonté libre. Les expériences célèbres de Benjamin Libet semblent montrer que les décisions cérébrales précèdent la prise de conscience de décider, suggérant que le libre arbitre serait une illusion. Faut-il en conclure que la volonté n’existe pas, qu’elle n’est qu’un épiphénomène sans pouvoir causal ?
La pensée ricœurienne offre des ressources pour répondre à ces défis. D’abord, elle rappelle que l’involontaire neuronal ne supprime pas le volontaire mais le conditionne. Que des processus inconscients précèdent et préparent la décision consciente ne prouve pas que cette décision soit illusoire. Elle signifie simplement que la volonté s’enracine dans un involontaire corporel.
Ensuite, Ricœur nous apprend à ne pas confondre liberté et absence de détermination. La liberté humaine n’a jamais prétendu être une liberté ex nihilo, créant du nouveau à partir de rien. C’est une liberté incarnée qui s’exerce dans et à travers des déterminismes biologiques, psychologiques, sociaux. Ces déterminismes ne suppriment pas la liberté, ils en définissent les conditions concrètes d’exercice.
L’héritage d’une philosophie de la condition humaine
« Le volontaire et l’involontaire » inaugure ce qui restera une constante de toute la philosophie ricœurienne : la recherche d’une voie médiane entre les extrêmes, le refus des réductions, la reconnaissance de la complexité de la condition humaine.
Cette philosophie refuse l’angélisme qui ferait de l’homme un pur esprit libre de toute détermination. Mais elle refuse aussi le réductionnisme qui dissoudrait la liberté dans le déterminisme naturel ou social. L’être humain est cet être paradoxal qui est à la fois déterminé et libre, conditionné et capable d’initiative, enraciné dans la nature et ouvert à la transcendance.
La dialectique du volontaire et de l’involontaire préfigure toutes les dialectiques ultérieures de la pensée ricœurienne : idem et ipse, explication et compréhension, soupçon et confiance, mémoire et oubli. Toujours, Ricœur pense dans l’entre-deux, dans la médiation, dans la reconnaissance de la complexité plutôt que dans la simplification réductrice.
Cette sagesse philosophique, acquise dès l’œuvre de jeunesse, caractérisera toute la trajectoire intellectuelle de Ricœur. Elle fait de lui un penseur précieux pour notre temps, souvent tenté par les positions extrêmes et les simplifications idéologiques. « Le volontaire et l’involontaire » demeure ainsi non seulement une contribution majeure à la philosophie de l’action, mais aussi un modèle de pensée dialectique qui maintient ensemble ce que d’autres opposent, qui reconnaît la complexité du réel sans renoncer à le comprendre. Cette leçon d’équilibre et de nuance reste plus que jamais nécessaire pour penser notre condition d’êtres à la fois libres et limités, capables et vulnérables, maîtres et serviteurs de notre propre existence.