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Table of Contents
  1. La métaphore au ban de la philosophie
  2. La métaphore comme événement de sens
  3. De la rhétorique à la sémantique
  4. La référence métaphorique
  5. Métaphore et modèle scientifique
  6. La métaphore morte et la métaphore vive
  7. L’imagination productrice
  8. Métaphore et ontologie
  9. Métaphore et vérité
  10. L’héritage de La Métaphore vive
  11. Les limites et les critiques
  12. Une œuvre toujours vivante
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La métaphore vive : quand le langage révèle l’être

  • 29/09/2025
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En 1975, Paul Ricœur publie « La Métaphore vive », une œuvre majeure qui transforme notre compréhension de la métaphore : loin d’être un simple ornement rhétorique, elle devient un moyen privilégié d’accès à la réalité et de création de sens nouveaux.

En raccourci…

Pendant des siècles, la métaphore a été considérée comme une simple figure de style, un détour élégant pour dire ce qu’on pourrait exprimer autrement de manière littérale. Dans « La Métaphore vive », Paul Ricœur bouleverse cette conception traditionnelle en montrant que la métaphore n’est pas un ornement mais un acte créateur de sens. Quand un poète écrit « le temps est un enfant qui joue », il ne se contente pas d’embellir son propos : il nous fait voir le temps autrement, il crée une nouvelle façon de comprendre la réalité temporelle. La métaphore fonctionne par tension : elle rapproche deux termes apparemment incompatibles et, de ce choc sémantique, jaillit une signification neuve. Elle ne remplace pas un mot propre par un mot figuré, elle crée du sens là où il n’y en avait pas. Plus profondément encore, Ricœur soutient que la métaphore possède une fonction ontologique : elle ne se contente pas de redécrire la réalité, elle la révèle. Certaines dimensions de l’être ne peuvent être dites que métaphoriquement. La poésie, loin d’être une fuite hors du réel, devient alors un mode d’accès privilégié à ce qui est. Cette théorie transforme notre rapport au langage : les mots ne sont pas de simples étiquettes collées sur des choses préexistantes, ils participent activement à la constitution de notre monde.

La métaphore au ban de la philosophie

Pour comprendre la portée de la théorie ricœurienne, il faut mesurer le mépris traditionnel de la philosophie pour la métaphore. Depuis Platon, la pensée occidentale entretient une méfiance envers les figures du langage. Dans le « Phèdre », Socrate s’inquiète des dangers de la rhétorique qui privilégie la persuasion sur la vérité, l’apparence sur la réalité.

Aristote, plus nuancé, consacre certes des pages à la métaphore dans sa « Poétique » et sa « Rhétorique ». Il la définit comme le « transport à une chose d’un nom qui en désigne une autre ». Mais cette définition même révèle une conception instrumentale : la métaphore serait un déplacement de dénomination, une substitution d’un terme propre par un terme figuré. Elle n’ajouterait rien au sens, elle le dirait simplement autrement.

Cette conception substitutive de la métaphore domine toute la tradition philosophique. Pour les classiques, le langage idéal serait transparent, univoque, littéral. La métaphore appartient à la rhétorique, l’art de bien dire, mais non à la logique, l’art de bien penser. Elle peut séduire, émouvoir, plaire, mais elle ne peut instruire. La vérité s’énonce en propositions claires et distinctes, pas en images poétiques.

Les philosophes modernes amplifient cette méfiance. Hobbes voit dans les métaphores des « feux follets » qui égarent la raison. Locke les compare à des « ornements trompeurs » qu’il faut bannir du discours philosophique. Même un penseur aussi subtil que Kant maintient une séparation stricte entre le concept, qui relève de l’entendement et vise la connaissance, et l’image, qui relève de l’imagination et ne produit que du plaisir esthétique.

Cette longue tradition philosophique repose sur un présupposé : il existerait un sens littéral, propre, premier, et la métaphore ne serait qu’un écart, une déviation par rapport à cette norme. Ricœur va s’attaquer frontalement à ce présupposé.

La métaphore comme événement de sens

La thèse centrale de « La Métaphore vive » renverse la conception traditionnelle. Pour Ricœur, la métaphore n’est pas une substitution mais une création de sens. Elle ne remplace pas un mot propre absent par un mot figuré présent, elle instaure une signification nouvelle qui n’existait pas avant elle.

Prenons l’exemple canonique : « Achille est un lion ». La conception substitutive dirait : on remplace « courageux » par « lion » pour rendre l’expression plus frappante. Mais Ricœur montre que cette analyse est réductrice. En disant qu’Achille est un lion, on ne dit pas simplement qu’il est courageux. On mobilise tout un réseau de significations associées au lion : la force, la noblesse, la férocité, la majesté. Et surtout, on crée une tension : Achille n’est évidemment pas un lion au sens littéral. Cette impossibilité littérale force l’esprit à chercher un sens nouveau.

La métaphore fonctionne par ce que Ricœur appelle « l’impertinence sémantique ». Au premier abord, l’énoncé métaphorique est absurde : un homme n’est pas un lion. Mais cette absurdité littérale contraint l’interprète à chercher une pertinence à un autre niveau. De cette tension entre l’impertinence littérale et la recherche de pertinence naît le sens métaphorique.

Ce processus ne se réduit pas à une simple analogie. On ne se contente pas de noter des ressemblances préexistantes entre Achille et le lion. La métaphore crée la ressemblance plutôt qu’elle ne la constate. Elle rapproche deux domaines sémantiques habituellement séparés et, de ce rapprochement inédit, surgit une signification neuve. La métaphore est un événement de langage, un acte créateur qui enrichit notre compréhension du réel.

De la rhétorique à la sémantique

Une des contributions majeures de Ricœur consiste à déplacer l’analyse de la métaphore du niveau du mot au niveau de la phrase, puis du discours. La rhétorique traditionnelle traitait la métaphore comme une figure qui concernait les mots isolés. Ricœur montre que cette approche atomiste manque l’essentiel.

La métaphore n’est pas un mot mais un énoncé. Ce qui importe, ce n’est pas tel terme pris isolément, c’est la prédication insolite que constitue l’énoncé entier. Quand on dit « le temps est un enfant qui joue », la métaphore ne réside ni dans « temps » ni dans « enfant » pris séparément, mais dans l’attribution à « temps » d’un prédicat (« enfant qui joue ») qui lui est normalement inapplicable.

Cette approche sémantique, centrée sur l’énoncé, permet à Ricœur de dialoguer avec la philosophie analytique anglo-saxonne. Il s’appuie notamment sur les travaux de Max Black et sa théorie de l’interaction. Pour Black, la métaphore met en interaction deux « systèmes de lieux communs » : celui associé au sujet principal et celui associé au modificateur métaphorique. Cette interaction produit une réorganisation sémantique des deux termes.

Ricœur enrichit cette analyse par sa formation herméneutique. Il montre que l’interprétation d’une métaphore n’est jamais mécanique. Elle exige ce qu’il appelle une « torsion » du sens littéral, un effort imaginatif pour voir une chose sous l’aspect d’une autre. Cette imagination n’est pas fantaisiste, elle est réglée par la structure même de l’énoncé métaphorique qui guide l’interprétation sans la déterminer entièrement.

La métaphore révèle ainsi la créativité essentielle du langage. Nous ne sommes pas enfermés dans un lexique fini de significations données une fois pour toutes. Par la métaphore, nous pouvons constamment créer du sens nouveau, dire ce qui n’avait jamais été dit, penser ce qui n’avait jamais été pensé.

La référence métaphorique

Mais la contribution la plus audacieuse de Ricœur concerne ce qu’il appelle la « référence métaphorique ». Non seulement la métaphore crée du sens, mais elle ouvre un accès au réel. Cette thèse heurte frontalement le positivisme logique qui réservait la fonction référentielle au seul langage littéral et scientifique.

Pour les positivistes, seules les propositions vérifiables empiriquement ont un sens et peuvent référer à la réalité. La poésie, le mythe, la métaphore relèvent du non-sens ou, au mieux, de l’expression émotive dépourvue de valeur cognitive. Ricœur s’inscrit en faux contre cette réduction.

Sa stratégie consiste à montrer que la métaphore opère une « redescription » de la réalité. Elle ne décrit pas le réel tel que le langage ordinaire ou scientifique le décrit déjà, elle le redécrit autrement, faisant apparaître des aspects qui restaient invisibles. Cette redescription n’est pas une simple projection subjective, elle révèle des dimensions authentiques de l’être.

Prenons l’exemple du temps conçu comme un fleuve. Cette métaphore n’est pas une fantaisie poétique gratuite. Elle fait voir le temps sous un certain aspect : son écoulement continu, son mouvement irréversible, sa force qui emporte tout. D’autres métaphores du temps (le temps comme cycle, le temps comme flèche) révèlent d’autres aspects. Aucune description littérale ne peut épuiser la réalité temporelle. Les métaphores ne sont pas des approximations maladroites d’une vérité littérale, elles sont des modes d’accès à des dimensions du réel qui ne peuvent être dites autrement.

Cette fonction ontologique de la métaphore rapproche Ricœur de Heidegger. Pour Heidegger, la poésie n’est pas une fantaisie subjective mais une « mise en œuvre de la vérité », un dévoilement de l’être. Ricœur, plus prudent, évite le langage heideggérien, mais il partage l’intuition fondamentale : certaines vérités sur le réel ne peuvent être énoncées que poétiquement, métaphoriquement.

Métaphore et modèle scientifique

Une des sections les plus originales de « La Métaphore vive » concerne le rapport entre métaphore poétique et modèle scientifique. Ricœur montre que ces deux formes de langage, apparemment opposées, partagent une structure commune : toutes deux redécrivent la réalité en la voyant comme quelque chose d’autre.

Un modèle scientifique fonctionne exactement comme une métaphore. Quand Newton modélise la gravitation en imaginant l’espace comme un tissu élastique déformé par les masses, il utilise une métaphore heuristique. Cette métaphore n’est pas un simple outil pédagogique pour vulgariser une vérité mathématique, elle est constitutive de la découverte elle-même. C’est en voyant l’espace « comme » un tissu que Newton peut penser la gravitation autrement.

La différence entre métaphore poétique et modèle scientifique réside dans leur destin ultérieur. Le modèle scientifique appelle la vérification expérimentale et la formalisation mathématique. Il tend vers un langage littéral où les métaphores initiales s’effacent au profit de concepts précis. La métaphore poétique, elle, résiste à cette réduction. Elle ne peut être traduite en langage littéral sans perdre sa richesse sémantique.

Mais cette différence ne doit pas masquer la parenté profonde. Science et poésie participent toutes deux de la créativité fondamentale du langage, de sa capacité à instaurer de nouvelles façons de voir et de dire le réel. La séparation stricte entre discours cognitif (science) et discours émotif (poésie) s’avère artificielle. Les deux sont des modes de connaissance, même s’ils opèrent différemment.

Cette analyse permet à Ricœur de critiquer la prétention positiviste à réduire toute connaissance valide au modèle des sciences exactes. Il existe une rationalité poétique, une vérité de la métaphore qui n’est pas réductible à la vérité scientifique mais n’en est pas moins authentique.

La métaphore morte et la métaphore vive

Le titre même de l’ouvrage, « La Métaphore vive », pointe vers une distinction cruciale. Toutes les métaphores ne sont pas également créatrices. Beaucoup de métaphores, usées par l’usage, sont devenues des clichés, des façons de parler automatiques qui ne produisent plus aucun effet de sens. Ce sont des « métaphores mortes ».

Quand nous disons « les pieds d’une table », nous n’avons plus conscience de la métaphore originelle qui rapprochait la table d’un corps vivant. Cette métaphore est si lexicalisée qu’elle est devenue un sens littéral. De même pour « saisir une idée », « le fil d’un discours », « une explication lumineuse » : ces expressions étaient sans doute des métaphores audacieuses à l’origine, elles ne sont plus que des locutions figées.

La métaphore vive, au contraire, conserve sa force de choc sémantique. Elle surprend, déroute, force à penser autrement. C’est la métaphore du poète, celle qui n’a pas encore été usée par la répétition. Elle conserve sa tension entre l’impertinence littérale et la pertinence métaphorique.

Cette distinction entre métaphore morte et métaphore vive soulève une question temporelle intéressante. Toute métaphore est-elle destinée à mourir ? La créativité métaphorique ne consiste-t-elle qu’à réanimer perpétuellement un langage qui tend vers la mort sémantique ?

Ricœur refuse ce pessimisme. Certes, beaucoup de métaphores meurent en devenant des expressions courantes. Mais cette mort même libère le langage pour de nouvelles créations. Les métaphores mortes sédimentent en langue commune, constituant le socle sur lequel peuvent s’édifier de nouvelles métaphores vives. Il y a une dialectique de la sédimentation et de l’innovation, de la tradition et de la créativité.

L’imagination productrice

La théorie ricœurienne de la métaphore débouche sur une réévaluation de l’imagination. Traditionnellement, la philosophie opposait imagination et raison, la première produisant des images fantaisistes, la seconde accédant à la vérité conceptuelle. Ricœur montre que cette opposition est insoutenable.

L’imagination intervient de manière essentielle dans la production du sens métaphorique. Ce n’est pas une faculté reproductrice qui se contenterait de convoquer des images passées, mais une imagination productrice qui crée de nouvelles synthèses sémantiques. Voir Achille comme un lion exige un acte d’imagination qui rapproche deux domaines habituellement séparés et les fait fusionner en une signification neuve.

Cette imagination productrice n’est pas arbitraire. Elle est guidée par la structure de l’énoncé métaphorique et contrainte par notre connaissance du monde. On ne peut pas faire dire n’importe quoi à n’importe quelle métaphore. L’interprétation reste réglée, même si elle n’est jamais entièrement déterminée.

Ricœur rejoint ici Kant, mais en transformant profondément sa doctrine. Pour Kant, l’imagination schématise les concepts, elle est le pont entre la sensibilité et l’entendement. Ricœur étend cette fonction : l’imagination métaphorique schématise la prédication insolite, elle rend possible la saisie d’une ressemblance là où la pensée logique ne verrait qu’une incompatibilité.

Cette réhabilitation de l’imagination a des conséquences philosophiques majeures. Elle signifie que la connaissance n’est pas seulement affaire de logique et de vérification empirique, mais aussi d’imagination créatrice. La raison elle-même ne fonctionne pas sans imagination. Penser, c’est toujours aussi imaginer.

Métaphore et ontologie

La partie la plus spéculative de « La Métaphore vive » concerne le passage de la sémantique à l’ontologie. Ricœur ne se contente pas de décrire comment fonctionne la métaphore au niveau du langage, il s’interroge sur ce que la métaphore révèle de l’être même.

Sa thèse, audacieuse, est que la métaphore possède une fonction ontophanique : elle manifeste l’être, elle le fait apparaître sous certains aspects. Cette thèse ne va pas de soi. Comment un phénomène linguistique pourrait-il dire quoi que ce soit sur la structure du réel ? N’est-ce pas confondre l’ordre du langage et l’ordre des choses ?

Ricœur répond en développant ce qu’il appelle une « ontologie militante ». Il refuse aussi bien le réalisme naïf (les mots désignent directement des choses) que le constructivisme radical (le langage construit entièrement le réel). Sa position est dialectique : le langage ne crée pas la réalité ex nihilo, mais il participe à sa constitution pour nous. Il n’y a pas d’accès au réel qui ne soit médiatisé par le langage.

Dans cette perspective, la métaphore devient un instrument privilégié de cette médiation. Elle ne se contente pas de nommer ce qui est déjà là, elle fait être pour nous ce qui n’était pas encore accessible. Certaines dimensions de l’être restent muettes tant qu’une métaphore adéquate ne les a pas révélées.

Cette ontologie de la métaphore s’enracine dans une conception de l’être lui-même comme multiple, ouvert, inépuisable. Il n’y a pas un sens unique de l’être que pourrait capturer un langage littéral définitif. L’être « se dit en plusieurs sens », comme l’affirmait déjà Aristote. La métaphore est l’instrument langagier de cette plurivocité ontologique.

Métaphore et vérité

La question de la vérité métaphorique est peut-être la plus difficile et la plus controversée de tout l’ouvrage. Comment une métaphore pourrait-elle être vraie ou fausse ? La vérité n’est-elle pas l’affaire des propositions littérales qui décrivent des états de fait vérifiables ?

Ricœur propose une conception élargie de la vérité. À côté de la vérité-correspondance (l’adéquation de l’énoncé à la chose), il y a une vérité-manifestation (le dévoilement d’aspects du réel). La métaphore est vraie non pas au sens où elle correspondrait point par point à des faits objectifs, mais au sens où elle révèle authentiquement certaines dimensions de l’expérience humaine du réel.

Quand Proust écrit que « le temps perdu » peut être retrouvé par la mémoire involontaire, il énonce une vérité sur notre rapport au temps que nulle description scientifique ne pourrait capturer. Cette vérité n’est pas vérifiable empiriquement, mais elle résonne avec notre expérience vécue du temps. Elle nous fait voir le temps autrement, plus authentiquement peut-être que les descriptions abstraites.

Cette conception de la vérité métaphorique rejoint les analyses heideggériennes de l’alètheia comme dévoilement. Mais Ricœur, plus attentif au langage ordinaire et scientifique que Heidegger, maintient la légitimité de la vérité-correspondance pour les énoncés littéraux. Il plaide simplement pour un pluralisme de la vérité : différents modes de discours accèdent à la vérité selon des modalités différentes.

L’héritage de La Métaphore vive

L’impact de « La Métaphore vive » sur la philosophie du langage contemporaine est considérable. L’ouvrage a contribué à transformer le statut philosophique de la métaphore, désormais reconnue comme un phénomène central plutôt que marginal.

Dans le domaine de la philosophie des sciences, les travaux de Thomas Kuhn et d’autres ont montré l’importance des métaphores et des modèles dans la découverte scientifique, confirmant les intuitions de Ricœur. La séparation stricte entre langage scientifique objectif et langage métaphorique subjectif s’est effondrée.

Dans le champ de la philosophie de l’esprit, les travaux sur les métaphores conceptuelles (Lakoff et Johnson) ont montré que notre pensée quotidienne repose sur des réseaux métaphoriques souvent invisibles. Nous pensons métaphoriquement même quand nous croyons penser littéralement.

En philosophie du langage, la distinction ricœurienne entre sens et référence métaphoriques a enrichi les débats sur la signification. Elle a montré que la référence n’est pas le monopole du langage descriptif, que d’autres modes de discours peuvent référer au réel selon leurs modalités propres.

Les limites et les critiques

Malgré ses apports immenses, « La Métaphore vive » a suscité des critiques légitimes. Certains philosophes analytiques reprochent à Ricœur un manque de rigueur dans ses analyses sémantiques. Ses incursions en ontologie semblent à certains prématurées, voire métaphysiques au mauvais sens du terme.

Les structuralistes et post-structuralistes critiquent le maintien d’une référence au réel. Pour eux, le langage ne réfère qu’à lui-même, toute prétention à sortir du jeu des signifiants est illusoire. Ricœur resterait prisonnier d’une métaphysique de la présence qu’il faudrait déconstruire.

D’autres commentateurs notent une tension dans l’ouvrage entre l’analyse sémantique rigoureuse des premières études et les spéculations ontologiques de la fin. Ricœur lui-même était conscient de cette tension, qu’il assumait comme la marque d’une pensée en mouvement, refusant de sacrifier l’une ou l’autre dimension.

Une œuvre toujours vivante

Plus de quarante ans après sa publication, « La Métaphore vive » conserve une remarquable vitalité. À l’ère du numérique et de l’intelligence artificielle, la question de la créativité linguistique prend une actualité nouvelle. Les algorithmes peuvent-ils produire de véritables métaphores vives, ou resteront-ils condamnés à recycler des métaphores mortes ?

La réflexion de Ricœur sur l’imagination productrice éclaire aussi les débats contemporains sur la créativité. Dans un monde qui valorise l’innovation, comprendre comment naît le nouveau dans le langage reste une question cruciale. La métaphore apparaît comme le modèle même de cette créativité qui n’est pas création ex nihilo mais reconfiguration innovante de l’existant.

Enfin, dans nos sociétés traversées de discours concurrents, la question de la vérité métaphorique garde toute sa pertinence. Face aux fake news et aux manipulations langagières, nous avons besoin d’une philosophie du langage qui distingue les métaphores fécondes des métaphores trompeuses, qui maintienne l’exigence de vérité sans la réduire à la seule vérité factuelle.

« La Métaphore vive » nous rappelle que le langage n’est pas un simple outil de communication, mais le lieu même où se constitue notre rapport au monde. Les mots ne sont pas neutres, ils façonnent notre perception, notre pensée, notre action. La métaphore, loin d’être un ornement dispensable, est au cœur de cette puissance révélatrice et créatrice du langage. Elle nous montre que dire, c’est toujours aussi faire être, que parler poétiquement du monde, c’est participer à sa manifestation. Cette leçon ricœurienne demeure précieuse pour qui veut comprendre non seulement comment fonctionne le langage, mais ce que signifie être un être parlant dans un monde qui se dit à travers nos mots.

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