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Table of Contents
  1. Le tournant politique d’une pensée éthique
  2. Le juste entre le légal et le bon
  3. Les trois dimensions de la justice
  4. Du respect à la reconnaissance
  5. La reconnaissance mutuelle
  6. Institutions justes et capacité d’agir
  7. Justice et mémoire : le cas des crimes contre l’humanité
  8. Pardon et justice : une articulation paradoxale
  9. La démocratie comme régime du conflit régulé
  10. État de droit et souveraineté démocratique
  11. Cosmopolitisme et particularisme
  12. Actualité d’une pensée politique humaniste
  13. Testament d’un philosophe citoyen
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Justice et reconnaissance : la philosophie politique de Ricœur

  • 29/09/2025
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Dans ses derniers travaux, notamment « Le Juste » (1995, 2001) et « Parcours de la reconnaissance » (2004), Paul Ricœur élabore une philosophie politique qui articule l’exigence de justice et le besoin de reconnaissance, proposant une vision humaniste et réaliste du vivre-ensemble.

En raccourci…

Comment construire une société juste ? Cette question ancestrale prend une acuité nouvelle dans nos sociétés pluralistes traversées de conflits d’identité, de revendications de reconnaissance, de luttes pour la dignité. Paul Ricœur, dans ses derniers travaux, propose une approche qui articule deux dimensions souvent séparées : la justice et la reconnaissance. La justice concerne la distribution équitable des biens, des droits, des charges dans une société. Elle se pense en termes d’institutions, de lois, de procédures qui garantissent l’égalité de traitement. Mais les êtres humains ne demandent pas seulement la justice distributive, ils aspirent aussi à la reconnaissance. Être reconnu, c’est voir son existence validée, sa dignité respectée, sa contribution valorisée. Cette reconnaissance ne peut être simplement décrétée par la loi, elle se joue dans les relations interpersonnelles, dans les échanges symboliques, dans les gestes quotidiens qui disent : « Tu existes, tu comptes, tu as de la valeur. » Ricœur montre que justice et reconnaissance sont inséparables. Sans reconnaissance, la justice reste formelle, abstraite, elle ne touche pas à ce qui fait le cœur de la condition humaine. Sans justice, la reconnaissance reste fragile, dépendante du bon vouloir, incapable de protéger les plus vulnérables. La société juste articule ces deux dimensions dans des institutions qui garantissent les droits tout en créant les conditions d’une reconnaissance mutuelle.

Le tournant politique d’une pensée éthique

La philosophie politique de Ricœur se développe relativement tard dans sa trajectoire intellectuelle. Longtemps concentré sur l’herméneutique, la phénoménologie, l’anthropologie philosophique, il ne consacre d’ouvrages spécifiquement politiques qu’à partir des années 1990, avec les deux tomes du « Juste » (1995 et 2001) et « Parcours de la reconnaissance » (2004).

Ce tournant politique ne constitue pas une rupture mais un prolongement naturel. Les analyses antérieures sur l’action, l’identité narrative, l’éthique contenaient déjà en germe une réflexion politique. La formule de la « petite éthique » – « Viser à la vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes » – pointait déjà vers la dimension institutionnelle, politique du vivre-ensemble.

Mais les événements historiques des années 1980-1990 précipitent cette orientation. L’effondrement du communisme, les guerres dans l’ex-Yougoslavie, le génocide rwandais, les débats sur la justice transitionnelle dans les nouvelles démocraties : tous ces phénomènes posent avec urgence la question de la justice, du pardon, de la réconciliation politique. Ricœur, sollicité pour intervenir dans ces débats publics, élabore progressivement une pensée politique qui articule rigueur philosophique et engagement citoyen.

Cette philosophie politique ricœurienne se caractérise par son réalisme lucide. Elle ne propose pas d’utopie parfaite, de cité idéale. Elle part des conflits réels, des injustices effectives, des difficultés concrètes du vivre-ensemble. Elle cherche non pas la société parfaite mais la société vivable, celle où les conflits peuvent être régulés sans violence, où les injustices peuvent être combattues sans totalitarisme, où les différences peuvent coexister sans se transformer en guerre.

Le juste entre le légal et le bon

Un des apports conceptuels majeurs de Ricœur à la philosophie politique concerne la notion même de « juste ». Il la situe précisément entre deux autres notions : le légal (ce qui est conforme à la loi) et le bon (ce qui est éthiquement désirable).

Le juste ne se réduit pas au légal. Une loi peut être légale (votée selon les procédures constitutionnelles) sans être juste. Les lois de Vichy étaient légales mais profondément injustes. La légalité est nécessaire mais insuffisante. Elle garantit la prévisibilité, l’égalité formelle devant la loi, mais elle ne garantit pas que ces lois soient substantiellement justes.

Inversement, le juste ne se confond pas avec le bon. Le bien éthique concerne la vie bonne, l’accomplissement personnel, la vertu. La justice concerne la relation à autrui, le partage équitable, l’égalité. On peut être une personne bonne (généreuse, vertueuse, accomplie) sans pour autant agir justement. La charité privée ne remplace pas la justice sociale.

Le juste occupe donc une position médiane, il articule l’exigence éthique du bien et la contrainte juridique du légal. Il possède une double face : d’un côté, il se réalise dans des institutions, des lois, des procédures (dimension juridico-politique). De l’autre, il vise l’égalité, non pas comme simple égalité arithmétique mais comme égalité proportionnelle qui tient compte des différences légitimes (dimension éthique).

Cette conception du juste permet d’éviter deux réductions fréquentes. La réduction positiviste qui identifierait le juste au légal en vigueur, rendant impossible toute critique de la loi au nom de la justice. Et la réduction moraliste qui dissoudrait le juste dans le bien, négligeant la spécificité de la sphère politique et juridique.

Les trois dimensions de la justice

Ricœur reprend et enrichit la distinction aristotélicienne entre justice distributive et justice corrective, en y ajoutant une troisième dimension souvent négligée : la justice procédurale.

La justice distributive concerne le partage des biens, des charges, des honneurs au sein d’une communauté. Qui doit recevoir quoi ? Selon quels critères répartir les ressources disponibles ? Ces questions traversent tous les débats politiques contemporains : fiscalité, protection sociale, accès à l’éducation et à la santé, reconnaissance des contributions de chacun.

Aristote définissait la justice distributive par la proportionnalité : à chacun selon son mérite. Mais cette formule soulève immédiatement des difficultés. Comment mesurer le mérite ? Selon la contribution au bien commun ? Selon les efforts fournis ? Selon les besoins ? Selon la position sociale ? Chaque critère possède sa légitimité mais aboutit à des distributions différentes.

Ricœur ne propose pas de solution définitive à ce dilemme. Il souligne plutôt que toute société doit négocier entre différentes conceptions de la justice distributive, qu’aucun critère unique ne peut s’imposer absolument. L’important est que cette négociation se fasse de manière démocratique, transparente, susceptible de révision.

La justice corrective intervient lorsqu’un tort a été causé, lorsqu’un déséquilibre doit être restauré. C’est la justice des tribunaux, celle qui juge les conflits et sanctionne les crimes. Elle vise à rétablir l’équilibre rompu par l’injustice, à réparer le dommage causé, à rendre à chacun son dû.

Cette justice corrective ne se réduit pas à la vengeance, même si elle en procède historiquement. Elle introduit une médiation rationnelle : le tiers impartial (le juge), la règle impersonnelle (la loi), la procédure équitable (le procès). Cette médiation transforme la réciprocité violente de l’offense et de la riposte en application mesurée de sanctions proportionnées.

La justice procédurale, enfin, concerne l’équité des processus par lesquels on prend des décisions collectives. Une décision peut être substantiellement juste mais prise de manière injuste (sans consulter les intéressés, sans transparence, en violant les règles). Inversement, une décision prise équitablement peut se révéler substantiellement injuste.

Cette distinction entre justice substantielle et justice procédurale traverse beaucoup de débats contemporains. Faut-il privilégier les résultats (une société égalitaire) ou les processus (des procédures démocratiques) ? Ricœur refuse cette alternative : les deux dimensions sont nécessaires et se corrigent mutuellement. Des procédures équitables sans souci du résultat peuvent perpétuer des injustices. Un souci du résultat sans respect des procédures peut conduire au despotisme.

Du respect à la reconnaissance

Une des évolutions majeures de la pensée politique ricœurienne concerne le passage du respect à la reconnaissance. Dans « Soi-même comme un autre » (1990), l’accent portait sur le respect kantien : reconnaître en tout être humain une personne digne de respect, une fin en soi jamais réductible à un simple moyen.

Mais dans « Parcours de la reconnaissance » (2004), Ricœur approfondit cette problématique. Le respect reste nécessaire mais insuffisant. Il garantit l’égalité formelle, la protection des droits, mais il ne répond pas entièrement au besoin humain de reconnaissance. Être respecté, c’est ne pas être lésé dans ses droits. Être reconnu, c’est être validé dans son existence, valorisé dans sa contribution, confirmé dans son identité.

Cette distinction entre respect et reconnaissance éclaire beaucoup de conflits contemporains. Les luttes pour la reconnaissance (des minorités, des cultures, des identités) ne demandent pas seulement l’égalité juridique formelle. Elles demandent une validation symbolique, une visibilité publique, une célébration de leur différence.

Ricœur dialogue ici avec Axel Honneth et sa « Lutte pour la reconnaissance ». Honneth identifie trois sphères de reconnaissance : l’amour (reconnaissance affective dans les relations intimes), le droit (reconnaissance juridique comme personne égale), l’estime sociale (reconnaissance de la contribution spécifique de chacun).

Cette tripartition éclaire les pathologies sociales contemporaines. Beaucoup de souffrances sociales ne proviennent pas d’une injustice distributive (manque de ressources) mais d’un déficit de reconnaissance. Le chômeur souffre non seulement de la précarité matérielle mais aussi de la perte d’estime sociale. Le membre d’une minorité discriminée souffre du mépris, de l’invisibilisation, de la dévalorisation de son identité.

La reconnaissance mutuelle

Ricœur insiste particulièrement sur la structure de mutualité de la reconnaissance authentique. Être reconnu n’est pas recevoir passivement la validation d’autrui, c’est entrer dans une relation de réciprocité où chacun reconnaît l’autre.

Cette mutualité distingue la reconnaissance de la simple tolérance. Tolérer, c’est supporter la présence d’autrui tout en continuant à le considérer comme inférieur ou menaçant. Reconnaître, c’est affirmer positivement la valeur d’autrui, accepter sa différence non comme un mal nécessaire mais comme un enrichissement.

Elle distingue aussi la reconnaissance de la revendication unilatérale. Beaucoup de discours identitaires contemporains exigent la reconnaissance comme un dû, sans offrir en retour la reconnaissance des autres. Cette posture engendre des conflits identitaires où chacun se pose en victime méconnue, refusant de reconnaître les griefs légitimes des autres.

La reconnaissance mutuelle implique une dynamique dialogique. Je ne peux me faire reconnaître par la force, je dois obtenir la reconnaissance librement accordée par autrui. Mais cette reconnaissance d’autrui dépend de ma propre capacité à le reconnaître. Nous nous constituons mutuellement comme sujets reconnus à travers cet échange.

Cette structure de mutualité possède des implications politiques importantes. Elle signifie qu’aucun groupe ne peut monopoliser la position de victime méconnue, qu’aucune identité ne peut se poser comme seule légitime. La politique de la reconnaissance doit être plurielle, ouverte, capable d’entendre les demandes de reconnaissance multiples et parfois conflictuelles.

Institutions justes et capacité d’agir

La réflexion ricœurienne sur la justice ne reste pas abstraite, elle s’ancre dans l’analyse concrète des institutions. Les institutions ne sont pas de simples structures administratives, elles sont les médiations nécessaires entre la sollicitude interpersonnelle et la justice sociale.

Qu’est-ce qu’une institution juste ? Ricœur propose plusieurs critères. D’abord, elle doit garantir l’égalité de traitement : mêmes règles pour tous, pas de privilèges arbitraires, impartialité de l’administration. Cette égalité formelle, bien que nécessaire, ne suffit pas.

Ensuite, l’institution juste doit effectivement corriger les inégalités de fait. Une égalité purement formelle qui ignore les inégalités réelles de ressources, de capacités, d’opportunités perpétue l’injustice sous couvert d’égalité. L’égalité réelle exige parfois un traitement différencié qui compense les désavantages initiaux.

Enfin, et c’est peut-être le plus important, l’institution juste doit favoriser la capacité d’agir des personnes. Ricœur reprend ici le concept d’Amartya Sen : la justice ne se mesure pas seulement en termes de biens possédés mais en termes de capacités effectivement exercées. Une personne peut avoir formellement les mêmes droits que les autres sans avoir les capacités réelles de les exercer.

Cette approche par les capacités transforme la conception de la justice sociale. Il ne suffit pas de distribuer des ressources, il faut créer les conditions pour que chacun puisse effectivement agir, participer, contribuer. L’éducation, la santé, la protection sociale ne sont pas de simples biens à distribuer mais des conditions de la capacité d’agir.

Justice et mémoire : le cas des crimes contre l’humanité

Les travaux de Ricœur sur « La mémoire, l’histoire, l’oubli » (2000) possèdent des implications directes pour la philosophie politique. La question de la justice se pose de manière aiguë concernant les crimes du passé : comment rendre justice aux victimes de crimes contre l’humanité ? Comment punir les bourreaux des décennies après les faits ? Comment articuler mémoire et justice ?

Le crime contre l’humanité possède un statut juridique spécifique : il est imprescriptible. Cette imprescriptibilité signifie qu’aucun délai ne peut éteindre la possibilité de poursuivre les auteurs. Ricœur interroge le fondement philosophique de cette exception au principe général de prescription.

La prescription ordinaire se justifie par plusieurs raisons. Elle garantit la sécurité juridique : à un moment, le passé doit être clos. Elle reconnaît que les preuves s’effacent avec le temps. Elle admet que les personnes changent, que le criminel d’autrefois peut ne plus être le même aujourd’hui. Mais pour les crimes contre l’humanité, ces raisons ne suffisent pas.

L’imprescriptibilité repose sur une double conviction. D’abord, certains crimes sont d’une gravité telle qu’ils ne peuvent être oubliés, qu’ils constituent une blessure permanente pour l’humanité elle-même. Ensuite, les victimes de ces crimes ont un droit imprescriptible à la justice, qui ne peut être éteint par le simple passage du temps.

Cette problématique traverse tous les débats sur la justice transitionnelle. Après une dictature, après un génocide, comment faire justice ? Les tribunaux internationaux (Nuremberg, Rwanda, ex-Yougoslavie) tentent de juger les responsables. Les commissions vérité et réconciliation (Afrique du Sud) privilégient l’établissement de la vérité sur la punition. Les lois d’amnistie (Argentine, Chili) renoncent aux poursuites pour favoriser la transition démocratique.

Ricœur ne propose pas de solution unique. Chaque situation historique possède sa complexité propre. Mais il maintient fermement que la justice ne peut être entièrement sacrifiée à la réconciliation, que les victimes ont droit à la reconnaissance de leurs souffrances, que l’oubli ne peut être décrété par une loi d’amnistie qui effacerait le passé.

Pardon et justice : une articulation paradoxale

Une des contributions les plus originales et les plus controversées de Ricœur concerne l’articulation entre justice et pardon. Traditionnellement, ces deux notions semblent s’opposer : la justice exige la punition du coupable, le pardon accorde la grâce qui dispense de la punition.

Ricœur refuse cette opposition simple. Il montre que justice et pardon se présupposent mutuellement, même s’ils ne peuvent jamais se confondre. Le pardon authentique ne peut intervenir qu’après la justice, pas à sa place. Pardonner avant d’avoir jugé, c’est nier l’injustice, c’est faire comme si rien ne s’était passé.

La justice doit d’abord établir les faits, identifier les responsabilités, reconnaître publiquement le tort causé. Cette reconnaissance publique est essentielle pour les victimes : elle valide leur souffrance, elle dit que ce qu’elles ont subi était injuste. Sans cette reconnaissance, le pardon ne serait qu’un oubli qui nierait la réalité du crime.

Mais une fois la justice rendue, le pardon devient possible. Il ne supprime pas la justice, il la dépasse. Il introduit un élément de grâce qui brise la logique de la réciprocité : œil pour œil, dent pour dent. Le pardon dit : tu es coupable, tu as commis ce crime, mais je renonce à la vengeance, je te libère de ta dette.

Cette logique du pardon reste profondément paradoxale. Le pardon s’adresse à l’impardonnable : si le crime était excusable, on excuserait, on ne pardonnerait pas. Pardonner, c’est gracier ce qui ne mérite pas la grâce. Cette hyperbolique du pardon le situe au-delà de toute logique rationnelle, dans un ordre qui relève peut-être du religieux plus que du politique.

Ricœur maintient néanmoins que le pardon possède une pertinence politique. Les processus de réconciliation nationale après des périodes de violence extrême nécessitent parfois des gestes de pardon, des renoncements à la vengeance qui rendent possible la coexistence future. Mais ce pardon ne peut être ni commandé ni institutionnalisé : il doit rester un acte libre, exceptionnel.

La démocratie comme régime du conflit régulé

La philosophie politique ricœurienne aboutit à une conception spécifique de la démocratie. Celle-ci n’est pas le régime de l’harmonie où tous seraient d’accord, mais le régime qui organise le désaccord, qui permet aux conflits de s’exprimer sans dégénérer en violence.

Toute société comporte des conflits irréductibles. Conflits d’intérêts entre groupes sociaux, conflits de valeurs entre visions du monde, conflits de mémoires entre récits concurrents. Ces conflits ne peuvent être définitivement résolus par une synthèse supérieure qui réconcilierait tout le monde. Ils doivent être assumés, travaillés, régulés.

La démocratie se définit alors comme l’ensemble des procédures qui permettent de traiter ces conflits de manière non-violente. Le vote, le débat parlementaire, la séparation des pouvoirs, l’État de droit, la liberté d’expression : toutes ces institutions démocratiques servent à canaliser le conflit, à le transformer en délibération plutôt qu’en affrontement physique.

Cette conception agonistique de la démocratie s’oppose aux visions consensuelles. Le consensus total est à la fois impossible (les désaccords persisteront toujours) et indésirable (il signifierait la fin du pluralisme). La démocratie ne vise pas l’unanimité mais la coexistence pacifique des désaccords.

Elle s’oppose aussi aux visions purement procédurales de la démocratie. Les procédures sont nécessaires mais insuffisantes. La démocratie exige aussi des vertus civiques : capacité d’écoute, respect de l’adversaire, acceptation de la défaite électorale, disposition au compromis. Sans ces vertus, les meilleures procédures restent lettre morte.

État de droit et souveraineté démocratique

Un des problèmes classiques de la philosophie politique concerne la tension entre État de droit et souveraineté démocratique. D’un côté, le peuple souverain doit pouvoir décider librement de ses lois. De l’autre, certains droits fondamentaux doivent être protégés contre la majorité elle-même.

Cette tension devient aiguë lorsqu’une majorité démocratique vote des lois qui violent les droits humains. Le régime nazi est arrivé au pouvoir démocratiquement avant d’abolir la démocratie. Plus récemment, des gouvernements élus adoptent des lois discriminatoires, restreignent les libertés, persécutent des minorités. Faut-il respecter la volonté démocratique ou protéger les droits ?

Ricœur refuse l’alternative simple. La démocratie ne peut être purement procédurale (ce que décide la majorité devient automatiquement juste). Elle comporte des limites substantielles : certains droits sont inaliénables, certaines valeurs sont non-négociables. L’État de droit pose ces limites en constitutionnalisant les droits fondamentaux, en les soustrayant à la simple majorité parlementaire.

Mais ces limites ne peuvent être absolument rigides. Les droits évoluent, les sociétés changent, les constitutions doivent pouvoir être révisées. Il faut donc des procédures de révision constitutionnelle qui permettent l’évolution tout en empêchant les modifications hâtives ou dictées par des passions momentanées.

L’équilibre reste précaire. Trop de contraintes constitutionnelles étouffent la souveraineté démocratique, transforment le régime en gouvernement des juges. Trop de liberté démocratique menace les droits fondamentaux, permet à des majorités passagères d’opprimer des minorités. La démocratie constitutionnelle vit de cette tension entre souveraineté populaire et État de droit.

Cosmopolitisme et particularisme

La mondialisation contemporaine pose avec acuité la question du niveau pertinent de la communauté politique. Faut-il penser la justice à l’échelle nationale ou mondiale ? Les identités particulières (nationales, culturelles, religieuses) sont-elles compatibles avec un ordre cosmopolite ?

Ricœur reconnaît la légitimité des deux pôles. Le cosmopolitisme kantien possède une force morale indéniable : tous les êtres humains possèdent la même dignité, les droits humains doivent être universels, les frontières nationales ne peuvent légitimer l’indifférence au sort d’autrui. Cette perspective universaliste nourrit le droit international, la justice pénale internationale, l’aide humanitaire.

Mais le particularisme possède aussi sa légitimité. Les êtres humains ne vivent pas comme citoyens du monde abstraits, ils s’enracinent dans des communautés particulières, des traditions spécifiques, des histoires singulières. Ces appartenances ne sont pas de simples obstacles à l’universel, elles constituent des médiations nécessaires de l’humanité concrète.

La solution ne peut être ni le cosmopolitisme pur (qui dissoudrait toutes les particularités dans un universel abstrait) ni le nationalisme fermé (qui refuserait toute responsabilité envers l’humanité). Il faut articuler niveaux local, national, régional, mondial dans une architecture institutionnelle complexe qui respecte les particularités tout en garantissant les droits universels.

Cette articulation reste largement à inventer. Les institutions internationales actuelles (ONU, cours pénales internationales) restent faibles, dépendantes de la volonté des États puissants. Le droit cosmopolite rêvé par Kant demeure un horizon régulateur plus qu’une réalité effective. Mais cet horizon oriente l’action, il donne sens aux efforts pour construire un ordre mondial plus juste.

Actualité d’une pensée politique humaniste

Plus de vingt ans après les derniers travaux de Ricœur, sa philosophie politique conserve une pertinence remarquable. Les questions qu’il a abordées – justice distributive, reconnaissance, mémoire, pardon, démocratie – restent au cœur des débats contemporains.

Les luttes pour la reconnaissance se sont intensifiées. Mouvements féministes, antiracistes, LGBTQ+, postcoloniaux : tous revendiquent non seulement l’égalité juridique mais aussi la reconnaissance symbolique, la visibilité publique, la valorisation de leur identité. Ces revendications ne se comprennent pleinement qu’à la lumière de la distinction ricœurienne entre respect et reconnaissance.

Les débats sur la justice transitionnelle se poursuivent. Après les dictatures latino-américaines, après l’apartheid sud-africain, après les génocides africains, comment rendre justice ? Comment articuler punition et réconciliation ? Comment faire mémoire sans se figer dans le ressentiment ? La pensée ricœurienne sur justice, mémoire et pardon offre des outils conceptuels précieux pour naviguer dans ces eaux troubles.

Les démocraties contemporaines traversent une crise profonde. Populismes, replis identitaires, défiance envers les institutions, polarisation extrême menacent le vivre-ensemble démocratique. Face à ces défis, la conception ricœurienne de la démocratie comme régime du conflit régulé, comme articulation toujours fragile entre particularisme et universalisme, entre souveraineté et État de droit, reste d’une actualité brûlante.

Testament d’un philosophe citoyen

La philosophie politique de Ricœur témoigne d’un engagement intellectuel qui refuse la tour d’ivoire académique sans tomber dans le militantisme partisan. Il intervient dans les débats publics (sur la bioéthique, la justice pénale, les questions de mémoire) tout en maintenant la distance critique nécessaire à la réflexion philosophique.

Cette posture d’intellectuel engagé mais non partisan caractérise toute sa démarche. Il ne propose pas de programme politique clé en main, il ne se fait pas le porte-parole d’un parti ou d’une cause. Il offre des analyses, des distinctions conceptuelles, des clarifications qui peuvent éclairer le débat démocratique sans le trancher autoritairement.

Cette modestie philosophique ne signifie pas neutralité ou indifférence. Ricœur prend position sur les questions de justice, il défend les droits humains, il dénonce les injustices. Mais il le fait avec une conscience aiguë de la complexité, des dilemmes éthiques, des tensions irréductibles. Il sait que la politique ne peut atteindre la pureté morale absolue, qu’elle doit négocier entre des exigences souvent contradictoires.

Cette sagesse politique, acquise dans une longue vie traversée par les pires violences du XXe siècle (deux guerres mondiales, totalitarismes, génocides), garde toute sa valeur pour notre temps. Elle nous enseigne qu’on peut viser la justice sans tomber dans l’utopisme dangereux, qu’on peut reconnaître la légitimité du conflit sans renoncer à la recherche du bien commun, qu’on peut être réaliste sur les limites de l’action politique sans céder au cynisme désabusé. Entre idéalisme naïf et réalisme cynique, Ricœur trace une voie étroite mais praticable : celle d’un humanisme lucide qui, connaissant les abîmes de la condition humaine, maintient néanmoins l’exigence de justice et la possibilité de la reconnaissance mutuelle.

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