La réflexion de Hannah Arendt sur la tension entre vie active et vie contemplative révèle une critique fondamentale de la tradition philosophique occidentale et propose une réhabilitation de l’action politique comme dimension essentielle de la condition humaine.
En raccourci…
La philosophie occidentale a-t-elle fait fausse route en privilégiant systématiquement la pensée sur l’action ? Cette question traverse toute l’œuvre de Hannah Arendt et trouve dans sa réflexion sur la « condition de l’homme moderne » des éléments de réponse particulièrement éclairants.
Depuis Platon, la tradition philosophique européenne a établi une hiérarchie claire : la vie contemplative, consacrée à la recherche de la vérité éternelle, serait supérieure à la vie active, vouée aux affaires changeantes et périssables du monde. Cette hiérarchisation a profondément marqué notre culture, créant une méfiance persistante envers l’action politique et une surévaluation de la théorie pure.
Arendt bouleverse cette perspective en montrant que cette hiérarchie repose sur un malentendu fondamental. La vie active ne se réduit pas à l’agitation stérile ou à la recherche d’intérêts matériels. Elle comprend trois dimensions distinctes : le travail (labor), l’œuvre (work) et l’action (action). Le travail correspond aux activités nécessaires à la reproduction biologique, l’œuvre à la fabrication d’objets durables, et l’action à l’engagement politique entre égaux.
C’est cette dernière dimension – l’action politique – qui retient particulièrement l’attention d’Arendt. Pour elle, l’action authentique ne vise pas l’efficacité technique mais la révélation de l’identité unique de chaque individu à travers la parole et l’engagement public. Cette action crée du sens non pas en découvrant des vérités préexistantes mais en générant de la nouveauté par l’interaction entre des êtres libres et égaux.
L’originalité de cette approche réside dans sa critique de la modernité. Arendt montre que l’époque moderne a paradoxalement dévalorisé l’action politique tout en prétendant privilégier l’activité. En réalité, la modernité a privilégié le travail et la fabrication au détriment de l’action authentique, réduisant la politique à une technique de gouvernement des populations.
Cette analyse éclaire les crises contemporaines de nos démocraties. La désaffection citoyenne ne résulte pas d’un excès de politique mais au contraire de sa disparition progressive, remplacée par la gestion administrative et l’expertise technique. Retrouver le sens de l’action politique exige de dépasser l’opposition traditionnelle entre contemplation et activité pour redécouvrir l’espace public comme lieu d’épanouissement humain.
Sa leçon ? Ni la pure contemplation ni l’activisme effréné ne peuvent satisfaire pleinement la condition humaine. Seule l’action politique authentique, comprise comme engagement libre entre égaux dans l’espace public, permet aux individus de révéler leur identité unique tout en construisant un monde commun durable.
La critique arendtienne de la tradition philosophique
L’inversion platonicienne : Quand la philosophie se détourne du monde
L’analyse d’Arendt de la tension entre vie active et vie contemplative commence par une critique radicale de ce qu’elle nomme « l’inversion platonicienne ». Selon Arendt, Platon a opéré un renversement décisif dans la pensée occidentale en subordonnant systématiquement l’action à la contemplation, établissant une hiérarchie qui perdure encore aujourd’hui.
Cette inversion trouve son origine dans la condamnation à mort de Socrate par la démocratie athénienne. Face à cette « injustice » politique, Platon développe une méfiance profonde envers l’action publique et cherche refuge dans un monde intelligible supposé plus fiable que le monde sensible des affaires humaines.
La caverne platonicienne symbolise parfaitement cette hiérarchisation : le philosophe qui contemple les Idées éternelles est présenté comme supérieur aux hommes ordinaires qui s’agitent dans le monde des apparences. Cette métaphore institue une opposition durable entre vérité contemplative et opinion pratique, dévalorisant structurellement l’espace public du débat politique.
Cette critique ne vise pas à rejeter la contemplation mais à contester sa prétention à la supériorité sur l’action. Arendt révèle que cette hiérarchisation repose sur une conception erronée de l’action politique, réduite à l’application de principes théoriques préétablis plutôt que comprise comme création de nouveauté.
L’héritage chrétien : La spiritualisation de la contemplation
L’analyse arendtienne révèle comment le christianisme a prolongé et radicalisé l’inversion platonicienne en spiritualisant la contemplation. La tradition chrétienne transforme la contemplation philosophique des Idées en contemplation mystique de Dieu, accentuant encore davantage la dévalorisation du monde terrestre et de l’action politique.
Cette spiritualisation introduit une dimension nouvelle : la contemplation ne vise plus seulement la connaissance mais le salut individuel. Cette individualisation de la contemplation renforce la méfiance envers l’action collective et l’engagement public, perçus comme autant d’obstacles à l’élévation spirituelle.
Saint Augustin joue un rôle particulier dans cette évolution en développant une psychologie de l’intériorité qui privilégie la relation privée avec Dieu sur l’engagement dans la cité terrestre. Cette intériorisation de la contemplation contribue à vider l’espace public de sa substance en détournant les individus de leur responsabilité politique.
Cependant, Arendt reconnaît que le christianisme a également contribué à révéler la dimension de nouveauté radicale qui caractérise l’action humaine, notamment à travers la notion de miracle et de natalité. Cette ambivalence révèle la complexité de l’héritage chrétien dans la pensée politique occidentale.
L’époque moderne : Le triomphe paradoxal de la vita activa
L’analyse d’Arendt révèle le paradoxe de l’époque moderne qui proclame la supériorité de l’action sur la contemplation tout en dévalorisant l’action politique authentique. La modernité privilégie effectivement l’activité, mais une activité réduite au travail et à la fabrication, excluant l’action politique proprement dite.
Cette transformation s’opère notamment à travers l’émergence de la science moderne qui transforme la contemplation traditionnelle en activité expérimentale. Le savant moderne ne contemple plus passivement la nature mais l’interroge activement par l’expérimentation. Cette transformation semble réhabiliter l’activité mais elle maintient la méfiance envers l’action politique.
Parallèlement, l’économie politique moderne privilégie le travail productif au détriment de l’engagement public. La valorisation moderne du travail, analysée notamment chez Locke et Marx, révèle une réduction de l’activité humaine à sa dimension productive. Cette réduction économiciste méconnaît la spécificité irréductible de l’action politique qui ne produit rien de tangible mais révèle l’identité des acteurs.
Cette analyse révèle que la modernité n’a pas véritablement surmonté l’opposition traditionnelle entre contemplation et action mais l’a déplacée en privilégiant certaines formes d’activité (travail, fabrication) au détriment d’autres (action politique).
La structure tripartite de la vita activa
Le travail (labor) : La dimension biologique de l’existence
L’analyse arendtienne de la vita activa commence par la distinction entre trois formes fondamentales d’activité humaine. Le travail (labor) correspond aux activités nécessaires à la reproduction biologique de l’existence : se nourrir, se loger, se reproduire. Cette dimension de l’activité humaine nous rattache à notre condition d’êtres vivants soumis aux nécessités naturelles.
Le travail se caractérise par son caractère cyclique et répétitif. Il produit des biens de consommation qui sont immédiatement consommés et doivent être constamment renouvelés. Cette activité ne laisse aucune trace durable dans le monde mais assure la reproduction de la vie biologique.
Arendt analyse comment l’époque moderne a paradoxalement valorisé cette dimension au détriment des autres, notamment à travers l’émergence de l’économie politique et la transformation de l’homme en « animal laborans ». Cette valorisation du travail révèle une réduction de la condition humaine à sa dimension purement biologique, occultant les dimensions spécifiquement humaines de l’existence.
Cette analyse critique l’idéologie moderne du travail qui présente l’activité productive comme la source unique de la dignité humaine. Pour Arendt, cette idéologie méconnaît la spécificité de l’action politique et contribue à l’appauvrissement de l’expérience humaine.
L’œuvre (work) : La fabrication d’un monde durable
L’œuvre désigne les activités de fabrication qui produisent des objets durables constituant le monde artificiel dans lequel évoluent les hommes. Cette dimension de l’activité humaine transforme l’homo faber en créateur d’un monde d’objets qui survit aux générations successives.
Contrairement au travail cyclique, l’œuvre a un commencement et une fin déterminés. Elle produit des objets durables – outils, œuvres d’art, institutions – qui constituent le cadre stable nécessaire à l’action politique. Cette dimension révèle la capacité humaine de créer un monde artificiel qui transcende la condition naturelle.
Cependant, Arendt révèle les limites de cette activité fabricatrice quand elle prétend s’appliquer au domaine politique. La tendance moderne à concevoir la politique sur le modèle de la fabrication – avec des moyens, des fins et un produit final – méconnaît la spécificité irréductible de l’action politique.
Cette analyse critique les approches instrumentales de la politique qui réduisent l’action à un moyen en vue d’une fin déterminée. Pour Arendt, cette instrumentalisation détruit la dimension proprement politique de l’action humaine.
L’action (action) : La révélation de l’identité politique
L’action constitue la dimension la plus spécifiquement politique de la vita activa. Elle se caractérise par la capacité des hommes d’agir ensemble, de prendre des initiatives imprévisibles et de révéler leur identité unique à travers la parole et l’engagement public.
Cette action ne produit rien de tangible mais crée les conditions dans lesquelles les hommes peuvent apparaître les uns aux autres comme êtres uniques et irremplaçables. Elle ne vise aucune fin extérieure mais trouve sa finalité en elle-même dans la révélation de l’identité des acteurs.
L’action se distingue radicalement du travail et de l’œuvre par son imprévisibilité et son irréversibilité. Contrairement au fabricant qui maîtrise son processus de production, l’acteur politique s’engage dans un processus dont il ne peut prévoir l’issue et dont les conséquences le dépassent toujours.
Cette analyse révèle que l’action authentique crée de la nouveauté radicale dans le monde. Elle ne se contente pas de reproduire l’existant (travail) ou de réaliser un plan préconçu (œuvre) mais fait surgir de l’inédit par l’interaction imprévisible entre des êtres libres.
Les conditions de l’action politique authentique
La pluralité : Condition ontologique du politique
L’action politique présuppose la pluralité humaine comme condition ontologique fondamentale. Cette pluralité ne désigne pas la simple diversité empirique des opinions mais la condition paradoxale de l’humanité : les hommes sont à la fois semblables (humains) et distincts (uniques).
Cette identité dans la différence rend possible l’action commune tout en garantissant sa dimension créatrice. Si les hommes étaient identiques, l’action politique serait inutile ; s’ils étaient totalement différents, elle serait impossible. La pluralité constitue donc la condition transcendantale qui rend possible l’émergence du politique.
Arendt analyse comment les régimes totalitaires visent précisément à détruire cette pluralité en réduisant les hommes à des exemplaires interchangeables d’un type humain unique. Cette destruction de la pluralité constitue l’essence même du totalitarisme qui vise l’élimination de la condition politique de l’humanité.
Cette analyse révèle que la préservation de la pluralité constitue l’enjeu fondamental des sociétés démocratiques. Elle exige une vigilance constante contre toutes les tentatives d’uniformisation qui menacent la condition politique de l’humanité.
L’espace d’apparition : Le théâtre de l’action politique
L’action politique nécessite un espace public où les hommes peuvent apparaître les uns aux autres et révéler leur identité unique. Cet « espace d’apparition » ne désigne pas un lieu géographique déterminé mais une structure relationnelle qui émerge quand les hommes agissent et parlent ensemble.
Cet espace se caractérise par sa fragilité ontologique : il n’existe que tant que les hommes l’actualisent par leur interaction et disparaît dès qu’ils cessent d’agir ensemble. Cette précarité révèle que le politique ne constitue pas une dimension stable de l’existence humaine mais une possibilité toujours menacée.
L’espace d’apparition présuppose l’égalité politique des participants, non pas au sens d’une égalité naturelle mais d’une égalité construite par les institutions politiques. Cette égalité artificielle crée les conditions dans lesquelles les hommes peuvent révéler leur identité unique sans être réduits à leurs caractéristiques sociales ou biologiques.
Cette analyse révèle l’importance des institutions politiques qui créent et préservent l’espace public. Ces institutions ne doivent pas être conçues comme des instruments de gouvernement mais comme les conditions de possibilité de l’action citoyenne authentique.
La parole et l’action : L’unité de l’engagement politique
L’action politique authentique unit indissociablement parole et action dans un engagement public qui révèle l’identité de l’acteur. Cette unité révèle que l’action politique n’est pas purement instrumentale mais constitue un mode spécifique de révélation de soi dans l’espace public.
La parole politique ne se contente pas d’accompagner l’action mais constitue avec elle une unité indivisible. Elle ne vise pas la simple transmission d’informations mais la révélation de l’identité unique de celui qui parle. Cette dimension performative de la parole politique la distingue radicalement des discours techniques ou scientifiques.
Cette unité de la parole et de l’action révèle que l’engagement politique authentique transforme simultanément l’acteur et le monde. L’acteur révèle son identité unique à travers son engagement tandis qu’il contribue à créer un monde commun par son interaction avec d’autres acteurs.
Cette analyse critique les conceptions instrumentales de la politique qui séparent artificellement moyens et fins, réduisant la parole à un simple instrument de persuasion au service d’objectifs prédéterminés.
L’actualité de la réflexion arendtienne
La crise contemporaine de l’action politique
L’analyse arendtienne de la vita activa éclaire les crises contemporaines de nos démocraties en révélant l’appauvrissement de l’action politique authentique. Les sociétés modernes tendent à réduire la politique à une technique de gouvernement des populations, excluant les citoyens de la participation active aux affaires communes.
Cette technicisation de la politique transforme les citoyens en simples consommateurs de services publics ou en électeurs occasionnels, privés de toute possibilité de révéler leur identité politique unique. Cette évolution explique en partie la désaffection contemporaine envers la politique et la montée des populismes.
L’expertise technique tend à se substituer au jugement politique, réduisant les questions publiques à des problèmes techniques supposés avoir des solutions objectives. Cette évolution méconnaît la dimension irréductiblement politique des choix collectifs qui engagent des valeurs et des conceptions du bien commun.
Parallèlement, l’individualisme contemporain tend à privatiser l’existence en détournant les individus de l’engagement public. Cette privatisation contribue à l’appauvrissement de l’espace public et à la disparition progressive des occasions d’action politique authentique.
Les nouvelles formes d’engagement : Vers une renaissance de l’action ?
L’émergence de nouvelles formes d’engagement civique et politique révèle cependant des potentialités de renaissance de l’action authentique. Les mouvements sociaux contemporains expérimentent des formes d’organisation et de décision qui s’inspirent parfois inconsciemment des intuitions arendtiennes sur l’action collective.
Ces mouvements privilégient souvent la participation horizontale à la représentation verticale, créant des espaces d’apparition temporaires où les participants peuvent révéler leur identité politique unique. Cette expérimentation révèle la persistance de l’aspiration à l’action politique authentique.
Les technologies numériques transforment également les conditions d’exercice de l’action politique en créant de nouveaux espaces d’interaction qui échappent partiellement aux médiations institutionnelles traditionnelles. Ces transformations posent des défis inédits mais offrent aussi des opportunités de renouvellement de l’engagement citoyen.
Cependant, ces évolutions ne suffisent pas à garantir la renaissance de l’action politique authentique. Elles peuvent aussi bien conduire à de nouvelles formes de manipulation qu’à l’émergence d’espaces publics renouvelés.
L’œuvre de Hannah Arendt nous rappelle que la tension entre vie active et vie contemplative ne peut être résolue par la simple valorisation de l’activité en général. Seule la réhabilitation de l’action politique authentique, comprise comme engagement libre entre égaux dans l’espace public, peut permettre aux individus de révéler leur identité unique tout en construisant un monde commun durable.
Cette réhabilitation exige un dépassement des oppositions traditionnelles entre théorie et pratique, contemplation et action, pour redécouvrir le sens spécifiquement politique de l’existence humaine. Dans nos sociétés complexes où la technicisation menace constamment d’absorber le politique, cette leçon arendtienne conserve toute sa pertinence pour repenser les conditions de l’émancipation démocratique.
Pour approfondir
#Modernité
Hannah Arendt — La Condition de l’homme moderne (Folio Essais, Gallimard)
#Totalitarisme
Hannah Arendt — Le Système totalitaire (Points Essais)
#JugementPolitique
Hannah Arendt — Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal (Folio Essais, Gallimard)
#CultureEtPolitique
Hannah Arendt — La Crise de la culture (Folio Essais, Gallimard)
#Introduction
Martine Leibovici — Hannah Arendt (Que sais-je ?, PUF)










