La carte d’Anaximandre de Milet représente l’une des premières tentatives connues de représentation géographique du monde habité, élaborée au VIe siècle avant notre ère par ce philosophe présocratique qui cherchait à comprendre rationnellement la structure de l’univers.
En raccourci…
Vers 550 avant J.-C., dans la cité grecque de Milet, un penseur nommé Anaximandre dessine ce qui pourrait être considéré comme la première carte du monde. Cette représentation révolutionnaire ne se contente pas de montrer les terres connues : elle témoigne d’une nouvelle façon de penser l’espace et notre place dans l’univers.
Pour Anaximandre, la Terre n’est plus seulement le sol que l’on foule, mais un objet géométrique flottant librement dans l’espace cosmique. Sa carte présente le monde habité (l’œkoumène) comme un disque circulaire, divisé en trois parties principales : l’Europe au nord, l’Asie à l’est et la Libye (l’Afrique) au sud. Au centre de ce disque se trouve la mer Méditerranée, véritable cœur du monde connu.
Cette représentation géographique s’inscrit dans une vision cosmologique plus large. La Terre, cylindrique selon Anaximandre, flotte dans l’espace sans support, maintenue en équilibre par sa position centrale dans l’univers. Cette idée audacieuse rompt avec les conceptions mythologiques qui imaginaient la Terre portée par des animaux fabuleux ou reposant sur des fondations solides.
La carte d’Anaximandre influence profondément la géographie antique. Elle inspire Hécatée de Milet, qui perfectionne cette représentation quelques décennies plus tard, puis Hérodote, qui s’en sert comme base pour ses descriptions géographiques. Cette première cartographie scientifique marque ainsi le passage d’une géographie mythique à une géographie rationnelle, fondée sur l’observation et la réflexion philosophique.
Une révolution dans la représentation du monde
La carte d’Anaximandre s’inscrit dans le mouvement intellectuel qui caractérise l’école de Milet au VIe siècle avant notre ère. Cette école philosophique, dont Thalès fut le fondateur et Anaximène le troisième représentant, cherche à expliquer le monde par des causes naturelles plutôt que par l’intervention des dieux. Anaximandre applique cette démarche rationnelle à la géographie, créant ainsi la première représentation scientifique de l’espace terrestre.
Cette innovation cartographique ne naît pas ex nihilo. Elle s’appuie sur les connaissances géographiques accumulées par les marins et les commerçants grecs, particulièrement actifs en Méditerranée orientale. Milet, grande cité commerçante, constitue un carrefour d’informations géographiques. Les récits de voyage, les observations nautiques et les descriptions de contrées lointaines convergent vers cette métropole ionienne, fournissant à Anaximandre les matériaux nécessaires à son entreprise cartographique.
La méthode d’Anaximandre révèle une approche systématique de la géographie. Il ne se contente pas de juxtaposer des informations disparates, mais organise ces données selon une conception géométrique cohérente. La forme circulaire de sa carte répond à une exigence de symétrie et d’harmonie qui caractérise la pensée grecque archaïque. Cette géométrisation de l’espace terrestre anticipe les développements ultérieurs de la géographie mathématique.
Structure et contenu de la représentation géographique
La carte d’Anaximandre présente le monde habité comme un disque plat entouré par l’Océan, fleuve circulaire qui ceinture toutes les terres émergées. Cette conception reprend et rationalise la vision homérique de l’Océan comme limite du monde, mais l’intègre dans un système géographique cohérent. Les trois continents identifiés par Anaximandre – Europe, Asie et Libye – se répartissent harmonieusement autour de la Méditerranée, créant un équilibre spatial qui reflète l’ordre cosmique.
Ci-dessous, la version d’Hécatée basée sur les travaux d’Anaximande, l’original ayant été perdu.

L’Europe occupe la partie septentrionale de la carte. Elle s’étend depuis les colonnes d’Héraclès (détroit de Gibraltar) jusqu’aux régions situées au-delà de la mer Noire. Cette partie du monde, relativement bien connue des Grecs grâce à leurs expéditions coloniales, inclut la péninsule balkanique, l’Italie du Sud et les côtes de la mer Noire où Milet a établi de nombreuses colonies.
L’Asie représente la portion orientale et la plus vaste du monde habité. Elle englobe l’Anatolie, la Mésopotamie, la Perse et s’étend jusqu’aux confins de l’Inde, limite orientale du monde connu. Cette partie de la carte bénéficie des informations rapportées par les commerçants grecs qui fréquentent les ports de l’Asie Mineure et entretiennent des relations avec l’Empire perse naissant.
La Libye, terme qui désigne l’ensemble du continent africain dans la géographie grecque, occupe la partie méridionale. Les connaissances sur cette région restent limitées, se concentrant principalement sur l’Égypte et les côtes nord-africaines. L’intérieur du continent demeure largement inconnu, ce qui explique la représentation schématique de cette partie de la carte.
Fondements cosmologiques de la cartographie anaximandrienne
La carte d’Anaximandre ne peut être comprise indépendamment de sa cosmologie. Pour ce philosophe, la Terre constitue un cylindre dont la hauteur équivaut au tiers du diamètre, flottant librement au centre de l’univers. Cette conception géométrique de la planète influence directement sa représentation cartographique. La surface habitée correspond à l’une des bases circulaires de ce cylindre, d’où la forme discoïdale de la carte.
Cette vision cosmologique rompt radicalement avec les conceptions antérieures. Alors que les mythologies orientales et les premiers penseurs grecs imaginaient la Terre soutenue par des supports matériels, Anaximandre propose une explication purement rationnelle : la Terre reste immobile parce qu’elle occupe le centre géométrique de l’univers, équidistante de tous les points de la périphérie cosmique. Cette théorie de l’équilibre par symétrie constitue une intuition remarquable qui anticipe certains développements de l’astronomie moderne.
L’Apeiron, principe illimité qui selon Anaximandre gouverne tous les phénomènes naturels, joue également un rôle dans cette géographie cosmique. Les transformations perpétuelles qui affectent les éléments terrestres s’inscrivent dans le cycle éternel de génération et de corruption orchestré par l’Apeiron. Cette dimension temporelle confère à la carte une profondeur philosophique qui dépasse la simple description spatiale.
Influence et postérité de l’innovation cartographique
L’impact de la carte d’Anaximandre sur le développement de la géographie antique s’avère considérable. Hécatée de Milet, actif vers 500 avant notre ère, reprend et améliore cette représentation dans son ouvrage « Tour de la Terre » (Périodos gês). Il enrichit la carte anaximandrienne en y ajoutant de nombreux détails géographiques recueillis lors de ses voyages et en précisant les contours des continents.
Hérodote, dans ses « Histoires », témoigne de l’influence persistante de cette tradition cartographique milésienne. Bien qu’il critique certains aspects de la géographie ionienne, notamment la représentation trop schématique de l’Océan circulaire, il conserve la division tripartite du monde habité établie par Anaximandre. Cette structure géographique perdure dans la pensée antique et influence même les représentations médiévales.
La méthode cartographique inaugurée par Anaximandre inspire également les développements ultérieurs de la géographie mathématique. Ératosthène, au IIIe siècle avant notre ère, reprend l’approche géométrique anaximandrienne pour calculer la circonférence terrestre et établir un système de coordonnées géographiques. Cette filiation intellectuelle illustre la fécondité de l’innovation milésienne.
Apports épistémologiques et limites historiques
L’élaboration de la première carte géographique révèle un changement fondamental dans l’approche de la connaissance spatiale. Anaximandre substitue à la description littéraire traditionnelle une représentation visuelle synthétique qui permet d’appréhender d’un coup d’œil l’organisation générale du monde habité. Cette innovation pédagogique facilite la transmission du savoir géographique et stimule les recherches ultérieures.
La démarche anaximandrienne témoigne également d’une nouvelle conception de l’objectivité scientifique. En s’efforçant de représenter l’espace terrestre selon une perspective surplombante, détachée de l’expérience immédiate du voyageur, Anaximandre inaugure une approche abstraite de la géographie qui privilégie la cohérence théorique sur l’exactitude empirique. Cette tension entre rationalité systématique et fidélité observationnelle caractérise durablement l’histoire de la cartographie.
Néanmoins, les limites de cette première entreprise cartographique apparaissent clairement à la lumière des connaissances ultérieures. La sous-estimation considérable des dimensions terrestres, l’ignorance de l’existence des continents américain et australien, et la méconnaissance de l’Afrique subsaharienne révèlent les contraintes empiriques qui pèsent sur cette géographie pionnière. Ces lacunes n’enlèvent rien au mérite intellectuel d’Anaximandre, mais illustrent les conditions historiques dans lesquelles s’élabore cette première cartographie scientifique.
La carte d’Anaximandre demeure ainsi un témoignage exceptionnel de l’audace intellectuelle qui caractérise la pensée présocratique. En osant représenter graphiquement l’ensemble du monde habité selon une conception géométrique rationnelle, ce philosophe milésien ouvre la voie à toute la tradition cartographique occidentale. Son héritage dépasse le domaine strictement géographique pour toucher aux questions fondamentales de la représentation scientifique et de la connaissance objective du monde naturel.