Anaximandre de Milet développe avec l’apeiron une conception audacieuse de l’origine du monde qui transcende les explications matérielles de son époque pour proposer un principe premier à la fois infini et indéterminé.
En raccourci…
Au VIe siècle avant notre ère, dans la cité prospère de Milet, un disciple de Thalès ose une hypothèse vertigineuse. Alors que son maître voyait dans l’eau l’élément primordial de toute chose, Anaximandre propose une réponse plus radicale à la question fondamentale : d’où vient tout ce qui existe ?
Sa réponse tient en un seul mot grec : apeiron. Ce terme, qui signifie littéralement « sans limites » ou « indéfini », désigne une réalité mystérieuse qui dépasse tout ce que nous pouvons observer ou concevoir. L’apeiron n’est ni eau, ni air, ni feu, ni terre, mais quelque chose qui précède et engendre tous ces éléments.
Cette intuition bouleverse la manière de penser l’origine du monde. Plutôt que de chercher la source de tout dans un élément particulier – ce qui supposerait arbitrairement qu’un élément soit plus fondamental que les autres – Anaximandre postule un principe qui les transcende tous. L’apeiron échappe à nos catégories habituelles parce qu’il constitue la condition de possibilité de toute détermination.
Comment concevoir cet infini originel ? Anaximandre nous invite à un véritable effort d’abstraction. L’apeiron n’a ni commencement ni fin dans l’espace, ni début ni terme dans le temps. Il contient en lui toutes les possibilités, tous les contraires qui vont se séparer pour former notre monde : le chaud et le froid, le sec et l’humide, le dense et le rare.
De cette substance primordiale émergent d’abord les grands opposés cosmiques. Cette séparation n’est pas le fruit du hasard mais obéit à une nécessité interne que Anaximandre décrit comme une « justice » cosmique. Les éléments s’individualisent, se différencient, créent la multiplicité des êtres, mais ils devront un jour « payer la peine » de cette individuation en retournant à l’unité originelle.
Cette vision cyclique du cosmos frappe par sa modernité. L’univers n’a pas été créé une fois pour toutes : il naît, se développe et retourne périodiquement à son principe. L’apeiron « enveloppe et gouverne toutes choses » selon une formule qu’Anaximandre aurait utilisée, suggérant une présence active de l’infini dans le fini.
L’audace de cette conception réside dans son caractère à la fois rationnel et mystérieux. Rationnel, parce qu’elle évite l’arbitraire du choix d’un élément particulier comme principe premier. Mystérieux, parce qu’elle postule une réalité qui dépasse fondamentalement notre expérience sensible.
Cette idée d’un infini créateur résonne à travers toute l’histoire de la philosophie. On la retrouvera chez Platon avec son « réceptacle », chez Aristote avec sa « matière première », chez les néoplatoniciens avec leur « Un » ineffable. Les cosmologies modernes elles-mêmes, quand elles évoquent le vide quantique ou l’état indifférencié d’avant le Big Bang, ne sont pas si éloignées de l’intuition anaximandrienne.
Anaximandre nous enseigne que penser l’origine, c’est accepter de se heurter aux limites du pensable. L’apeiron demeure un mystère, mais un mystère fécond qui nous invite à dépasser nos représentations trop étroites de la réalité. En nous confrontant à l’idée d’un infini créateur, il nous rappelle que l’univers excède toujours notre capacité de compréhension totale.
La genèse du concept : dépasser les limites de l’explication élémentaire
L’émergence du concept d’apeiron chez Anaximandre s’inscrit dans un contexte intellectuel précis qui éclaire sa signification révolutionnaire. Les premiers philosophes ioniens cherchaient à substituer aux explications mythologiques traditionnelles des principes rationnels capables de rendre compte de la diversité du monde naturel. Cette démarche, inaugurée par Thalès, supposait l’identification d’un élément fondamental dont tous les autres dériveraient.
Thalès avait choisi l’eau, sans doute inspiré par l’observation du rôle vital de cet élément dans les phénomènes biologiques et météorologiques. Cette hypothèse présentait l’avantage de la simplicité et de la vérifiabilité empirique : nous voyons effectivement l’eau se transformer en vapeur, se condenser, nourrir les plantes, constituer une large part de nos corps. L’eau semblait offrir un principe matériel observable capable d’expliquer la génération et la corruption des êtres naturels.
Cependant, cette solution soulevait des difficultés théoriques que l’esprit critique d’Anaximandre n’a pas manqué de percevoir. D’abord, le problème de l’arbitraire : pourquoi privilégier l’eau plutôt que l’air ou le feu ? Chacun de ces éléments présente des propriétés remarquables qui pourraient justifier un statut de principe premier. En choisissant un élément déterminé, on introduit dans l’explication une asymétrie qui demande elle-même à être justifiée.
Plus profondément encore, Anaximandre saisit que l’explication par un élément particulier rencontre une difficulté logique fondamentale. Si l’eau est vraiment le principe de toutes choses, comment peut-elle donner naissance à son contraire, le feu ? Comment expliquer que le principe humide génère la sécheresse, le principe froid la chaleur ? Cette objection révèle une intelligence dialectique précoce qui anticipe les développements futurs de la logique philosophique.
Face à ces apories, Anaximandre conçoit une solution d’une audace remarquable : plutôt que de choisir arbitrairement entre les éléments observables, il postule un principe qui les précède tous et peut les engendrer sans contradiction. L’apeiron échappe aux déterminations particulières précisément parce qu’il constitue la source de toute détermination.
Cette innovation conceptuelle révèle une capacité d’abstraction qui marque un saut qualitatif dans l’histoire de la pensée. Anaximandre invente littéralement l’idée d’un principe métaphysique, c’est-à-dire d’une réalité qui, tout en étant la plus réelle, transcende le domaine de l’expérience sensible directe. Cette invention aura des conséquences immenses pour l’ensemble de la philosophie occidentale.
La nature paradoxale de l’apeiron : infini et principe
La caractérisation de l’apeiron comme « infini » (apeiron signifiant étymologiquement « sans limite ») soulève des difficultés conceptuelles considérables qu’Anaximandre aborde avec une subtilité remarquable. Cette infinité ne doit pas être comprise selon nos représentations modernes de l’infini mathématique, mais comme l’absence de toute détermination limitative. L’apeiron est infini parce qu’il n’est borné par aucune qualité particulière qui le définirait en l’opposant à autre chose.
Cette indétermination positive – car il s’agit d’une plénitude plutôt que d’un vide – permet à l’apeiron de jouer effectivement le rôle de principe universel. N’étant ni chaud ni froid, ni sec ni humide, il peut donner naissance au chaud et au froid, au sec et à l’humide, sans que cette génération contredise sa nature propre. Cette solution élégante résout les apories théoriques identifiées dans les systèmes antérieurs.
Mais cette indétermination soulève à son tour la question redoutable de la transition du principe indéterminé aux réalités déterminées. Comment l’apeiron, qui par définition n’a pas de qualités particulières, peut-il engendrer des êtres qualifiés ? Cette difficulté, qui traversera toute l’histoire de la métaphysique occidentale, trouve chez Anaximandre une première formulation explicite.
La réponse anaximandrienne suppose une conception dynamique de l’apeiron qui en fait non pas une substance inerte mais un principe actif de différenciation. L’apeiron porte en lui un mouvement interne qui le pousse à se déterminer, à se diviser, à engendrer la multiplicité à partir de son unité originelle. Cette conception préfigure la notion aristotélicienne de puissance et d’acte, mais dans un cadre conceptuel encore largement mythologique.
Le processus de différenciation obéit selon Anaximandre à une nécessité que le fragment conservé de son œuvre décrit en termes juridiques : « C’est à partir de là que naissent les êtres, et c’est vers là aussi qu’ils retournent sous l’effet de la destruction, selon la nécessité ; car ils se rendent mutuellement justice et réparation de leur injustice selon l’ordre du temps. » Cette formulation suggestive révèle une conception éthique du cosmos où l’individuation représente une forme d’hubris cosmique qui appelle une restauration de l’équilibre originel.
Cette « justice » cosmique ne relève pas de l’anthropomorphisme naïf mais exprime l’intuition profonde d’un ordre rationnel qui gouverne les transformations naturelles. L’apeiron n’engendre pas de manière arbitraire : sa fécondité obéit à des lois qui assurent l’harmonie de l’ensemble et la réconciliation finale des contraires dans l’unité primordiale.
La cosmogonie anaximandrienne : de l’Un au multiple
La cosmogonie d’Anaximandre, reconstituée à partir des témoignages antiques, illustre concrètement le processus par lequel l’apeiron indifférencié donne naissance à notre monde organisé. Cette genèse du cosmos ne relève pas de la création ex nihilo mais d’un processus de différenciation progressive qui actualise les virtualités contenues dans le principe infini.
Le mouvement cosmogonique commence par la séparation des contraires fondamentaux à partir de l’apeiron éternel. Cette séparation (apokrisis) constitue l’acte primordial qui brise l’unité indifférenciée pour faire apparaître les premières déterminations : le chaud et le froid, le sec et l’humide. Ces couples d’opposés ne préexistaient pas dans l’apeiron sous forme actualisée, mais y étaient contenus comme possibilités pures.
Ces contraires primaires s’organisent ensuite spatialement pour former les grandes masses cosmiques. Le chaud, identifié au feu, tend vers la périphérie pour constituer la sphère céleste ; le froid, associé à l’air et à l’eau, occupe les régions centrales. Cette répartition n’est pas fortuite mais exprime les affinités naturelles des éléments selon leurs qualités respectives.
La Terre prend forme au centre de cette organisation comme un équilibre entre les forces contraires. Anaximandre la conçoit comme un cylindre court dont la hauteur égale le tiers du diamètre, librement suspendu dans l’espace sans support matériel. Cette conception audacieuse révèle une intelligence géométrique remarquable qui anticipe certaines intuitions de la cosmologie moderne.
L’originalité de ce modèle réside dans l’explication de la stabilité terrestre non par un support physique mais par l’équilibre des forces opposées. La Terre demeure immobile au centre parce qu’elle est équidistante de tous les points de la périphérie céleste et qu’aucune force ne la pousse préférentiellement dans une direction plutôt que dans une autre. Cette explication mécanique marque un progrès considérable par rapport aux conceptions mythologiques antérieures.
La formation des astres illustre la sophistication du système anaximandrien. Le feu périphérique se trouve partiellement occulté par des masses d’air froid qui ne laissent apercevoir la lumière ignée qu’à travers des ouvertures circulaires : ce sont les astres que nous observons. Cette théorie, pour naïve qu’elle paraisse aujourd’hui, révèle un effort remarquable de modélisation mécaniste des phénomènes célestes.
L’innovation conceptuelle : vers une métaphysique de l’infini
L’apeiron d’Anaximandre représente bien plus qu’une solution cosmologique parmi d’autres : il inaugure une nouvelle manière de penser les rapports entre l’un et le multiple, l’infini et le fini, qui aura des répercussions considérables sur l’ensemble de la tradition métaphysique occidentale. Cette innovation conceptuelle mérite d’être analysée dans sa portée philosophique générale.
D’abord, Anaximandre invente l’idée même de transcendance immanente. L’apeiron transcende tous les êtres déterminés en ce qu’il n’appartient à aucune catégorie particulière, mais il leur est en même temps immanent comme leur source et leur destination communes. Cette dialectique de la transcendance et de l’immanence anticipe les développements les plus subtils de la théologie négative et de la métaphysique de l’absolu.
Ensuite, le concept d’apeiron introduit une temporalité spécifique qui distingue le temps cosmique du temps physique ordinaire. Le « temps » mentionné dans le fragment conservé ne désigne pas la succession des moments mais l’ordre éternel qui préside aux transformations cosmiques et assure la justice des échanges entre contraires. Cette conception du temps comme principe d’ordre plutôt que comme simple mesure du mouvement influencera profondément la philosophie ultérieure.
Plus fondamentalement encore, Anaximandre élabore une ontologie de la différence qui fait de l’individuation non pas un processus naturel mais une tension problématique qui appelle résolution. Exister comme être déterminé, c’est « commettre une injustice » en se séparant de l’unité originelle et en s’opposant aux autres déterminés. Cette conception tragique de l’existence individuelle résonnera chez de nombreux penseurs ultérieurs, de Héraclite à Schopenhauer.
L’apeiron révèle également une conception dynamique de l’absolu qui en fait non pas une substance statique mais un principe actif de création et de destruction. Cette dynamique interne de l’infini, qui le pousse à se déterminer puis à reprendre en lui ses déterminations, préfigure les dialectiques les plus complexes de la philosophie moderne. L’héritage anaximandrien se retrouve ainsi chez des penseurs aussi divers que Spinoza, Schelling ou Hegel.
Enfin, la notion d’apeiron introduit une dimension proprement spéculative dans la pensée philosophique en postulant une réalité qui échappe par principe à l’expérience sensible directe. Cette audace spéculative, qui fait appel à la pure pensée pour concevoir l’inconceptualisable, marque la naissance de la métaphysique comme discipline autonome. Anaximandre invente ainsi les conditions de possibilité de la philosophie théorique.
Les implications éthiques et religieuses de la cosmologie anaximandrienne
La cosmologie anaximandrienne ne se limite pas à une description neutre des phénomènes naturels : elle porte des implications éthiques et religieuses profondes qui révèlent une vision du monde d’une remarquable cohérence. L’usage du vocabulaire juridique pour décrire les processus cosmiques n’est pas métaphorique mais exprime une conviction profonde sur l’ordre moral de l’univers.
La notion d' »injustice » (adikia) appliquée à l’existence des êtres particuliers révèle une anthropologie pessimiste qui fait de l’individuation une chute par rapport à l’état d’indifférenciation originelle. Exister comme être séparé, c’est rompre l’harmonie de l’ensemble et créer un déséquilibre qui demande compensation. Cette vision rappelle certains thèmes de la religiosité archaïque grecque, notamment l’idée que l’hybris appelle la némésis.
Cependant, cette « injustice » n’est pas absolument condamnable car elle s’inscrit dans un processus nécessaire qui contribue à la richesse de l’ensemble cosmique. L’apeiron a besoin de se différencier pour actualiser sa fécondité infinie ; l’existence des êtres particuliers, tout en constituant une « injustice », accomplit donc la volonté de l’absolu. Cette dialectique complexe évite les écueils d’un dualisme manichéen qui opposerait radicalement le bien et le mal.
La « réparation » (tisis) que les êtres se rendent mutuellement s’opère selon plusieurs modalités. D’abord, par l’interaction permanente des contraires qui s’équilibrent réciproquement : le jour compense la nuit, l’été l’hiver, la naissance la mort. Ces alternances rythmées révèlent un ordre caché qui maintient l’harmonie de l’ensemble malgré les conflits apparents.
Plus radicalement, cette réparation s’accomplit par le retour périodique de tous les êtres vers l’unité de l’apeiron. Cette apokatastasis cosmique, qui voit l’univers différencié se résorber dans son principe pour renaître ensuite selon de nouveaux cycles, garantit que l’injustice de l’individuation ne sera jamais définitive. Cette conception cyclique du temps cosmique influence profondément les représentations grecques de l’histoire et du destin.
L’attitude religieuse qu’implique cette cosmologie diffère profondément des religions anthropomorphes traditionnelles. L’apeiron n’est pas un dieu personnel susceptible d’être fléchi par les prières ou les sacrifices, mais l’ordre impersonnel et nécessaire qui gouverne l’ensemble des transformations naturelles. Cette conception préfigure les développements ultérieurs de la théologie philosophique grecque.
Cependant, cette impersonnalité n’exclut pas une forme de piété cosmique qui se manifeste par l’acceptation sereine de l’ordre universel et par la reconnaissance de notre place modeste dans l’économie générale de l’être. Le sage anaximandrien serait celui qui comprend la logique de l’ensemble et accepte les conditions nécessaires de l’existence finie. Cette sagesse de l’acceptation influencera profondément les traditions philosophiques ultérieures.
L’héritage anaximandrien : permanence et transformations
L’influence d’Anaximandre sur l’ensemble de la tradition philosophique occidentale s’avère considérable, même si elle s’exerce souvent de manière souterraine et transformée. Le concept d’apeiron, sous des noms et des formulations diverses, traverse l’histoire de la métaphysique comme l’une de ses structures conceptuelles les plus durables. Cette permanence révèle la justesse de l’intuition anaximandrienne sur la nécessité de penser un principe qui transcende les déterminations finies.
Dans la philosophie platonicienne, l’héritage de l’apeiron se retrouve dans plusieurs concepts centraux. La « dyade indéfinie » (aóristos dyás) du Platon ésotérique, principe de multiplicité et de divisibilité, reprend clairement l’inspiration anaximandrienne. Plus visiblement, le « réceptacle » (hypodoché) du Timée, réalité indéterminée qui reçoit toutes les formes sans en posséder aucune, révèle une parenté conceptuelle évidente avec l’apeiron.
Aristote, malgré ses critiques explicites d’Anaximandre, intègre largement son héritage dans sa propre métaphysique. La « matière première » (prôtè hylè), substrat ultime dépourvu de toute détermination actuelle mais capable de recevoir toutes les formes, prolonge directement l’intuition anaximandrienne de l’indéterminé créateur. Cette reprise révèle l’impossibilité de penser la génération et la corruption sans recourir à un principe d’indétermination.
Le néoplatonisme développe plus explicitement encore les virtualités de l’apeiron dans sa théologie de l’Un. Plotin conçoit le principe suprême comme « au-delà de l’être » précisément parce qu’il doit pouvoir engendrer tous les êtres sans se limiter à aucun d’entre eux. Cette hyperontologie reprend et radicalise l’inspiration anaximandrienne en pensant l’absolu comme excès plutôt que comme manque.
La philosophie moderne redécouvre l’apeiron sous des formes renouvelées. La « substance » spinoziste, réalité absolument infinie qui s’exprime en une infinité d’attributs et de modes, révèle une parenté frappante avec le principe anaximandrien. Spinoza, comme Anaximandre, pense l’absolu comme totalité dynamique qui se différencie sans se diviser.
Plus près de nous, la « Volonté » schopenhauerienne, principe aveugle et insatiable qui se manifeste dans la multiplicité des phénomènes, reprend certains traits de l’apeiron : indétermination principielle, dynamisme interne, engendrement de la diversité à partir de l’unité. Schopenhauer, comme Anaximandre, conçoit l’individuation comme une « injustice » qui génère la souffrance et appelle une forme de rédemption.
Les cosmologies scientifiques contemporaines, enfin, retrouvent parfois des échos surprenants de l’apeiron anaximandrien. Les théories du « vide quantique » comme état d’énergie minimale mais d’indétermination maximale, ou les modèles d’univers « éternels » qui se contractent et se dilatent cycliquement, ne sont pas sans rappeler l’intuition anaximandrienne d’un principe infini et créateur. Ces convergences, pour partielles qu’elles soient, révèlent la fécondité durable de certaines structures conceptuelles fondamentales.
Les limites et critiques du concept d’apeiron
Une évaluation équitable de la contribution anaximandrienne doit également prendre en compte les limites et les difficultés inhérentes au concept d’apeiron. Ces limites ne disqualifient pas l’innovation anaximandrienne mais révèlent les défis théoriques considérables que soulève toute tentative de penser l’absolu. Leur identification permet de mieux saisir les enjeux philosophiques en cause.
La première difficulté concerne le caractère apparemment contradictoire d’un principe à la fois indéterminé et créateur. Comment quelque chose qui, par définition, n’a pas de qualités particulières peut-il engendrer des effets déterminés ? Cette objection, formulée dès l’Antiquité, révèle la tension constitutive de toute métaphysique de l’absolu qui doit penser ensemble transcendance et efficacité causale.
Anaximandre ne résout pas vraiment cette difficulté mais la déplace en introduisant l’idée d’un « mouvement éternel » de l’apeiron qui expliquerait la séparation des contraires. Cette solution reste largement mythologique et ne satisfait pas aux exigences de rigueur conceptuelle que développera la logique philosophique ultérieure. Elle révèle les limites de l’outillage conceptuel disponible à cette époque précoce de la philosophie.
Une deuxième critique porte sur l’anthropomorphisme implicite du vocabulaire juridique utilisé pour décrire les processus cosmiques. Parler d' »injustice » et de « réparation » à propos des phénomènes naturels, c’est projeter sur l’ordre physique des catégories qui n’ont de sens que dans l’ordre humain. Cette projection révèle une forme de pensée encore largement mythique qui peine à se dégager complètement des représentations religieuses traditionnelles.
Cependant, cette critique peut être relativisée si l’on considère que le vocabulaire éthique exprime métaphoriquement une intuition authentique sur l’ordre rationnel du cosmos. Anaximandre tente peut-être moins d’humaniser la nature que de naturaliser l’éthique en révélant les racines cosmiques de la justice. Cette lecture « physicaliste » de l’éthique anaximandrienne anticipe certains développements de la philosophie stoïcienne.
Une troisième limite concerne l’aspect purement spéculatif d’un concept qui échappe par principe à toute vérification empirique. L’apeiron ne peut être ni observé ni expérimenté ; sa réalité ne peut être établie que par des arguments rationnels dont la validité reste discutable. Cette dimension métaphysique expose la théorie anaximandrienne aux critiques de l’empirisme et du positivisme modernes.
Cette objection soulève la question plus générale de la légitimité de la spéculation métaphysique. Avons-nous le droit de postuler l’existence de réalités qui transcendent par principe l’expérience possible ? La réponse à cette question engage des choix philosophiques fondamentaux sur les limites de la connaissance humaine et les conditions de la rationalité.
Enfin, le concept d’apeiron peut sembler trop abstrait pour éclairer effectivement les phénomènes qu’il prétend expliquer. Un principe indéterminé explique-t-il vraiment quelque chose ou ne fait-il que repousser le mystère un cran plus loin ? Cette critique nominaliste met en question l’efficacité explicative de la métaphysique anaximandrienne.
Malgré ces limites, il faut reconnaître que l’apeiron d’Anaximandre pose des questions fondamentales qui traversent toute l’histoire de la philosophie. Sa valeur ne réside peut-être pas dans les réponses qu’il apporte mais dans les problèmes qu’il révèle et la manière originale dont il les formule. En ce sens, Anaximandre inaugure une tradition de questionnement métaphysique dont la fécondité se vérifie encore aujourd’hui.
Pour approfondir
#FragmentsIoniennes
Anaximandre — Fragments et témoignages (PUF)
#NaissanceDeLaScience
Carlo Rovelli — La naissance de la pensée scientifique : Anaximandre de Milet (Dunod)
#PrésocratiquesGF
Jean-Paul Dumont (dir.) — Les écoles présocratiques (GF Flammarion)
#HistoireDeLaPhilosophie
G. W. F. Hegel — Leçons sur l’histoire de la philosophie, Tome I : La philosophie grecque (De Thalès à Anaxagore) (Vrin)
#AntiquitéPhilosophique
Bruno Grenet — Histoire de la pensée : Philosophies et philosophes. Tome 1 – Antiquité (Le Livre de Poche)










