Définition et étymologie
Pessah (פֶּסַח, Pesaḥ) désigne la fête juive commémorant la sortie d’Égypte (yetsi’at Mitsrayim) et la libération des Hébreux de l’esclavage, célébrée du 15 au 22 du mois de nissan (mars-avril). Le terme provient de la racine hébraïque p-s-ḥ signifiant « passer par-dessus », « épargner » ou « sauter », en référence au passage de l’ange destructeur qui épargna les maisons hébraïques marquées du sang de l’agneau lors de la dixième plaie d’Égypte (Exode 12:13, 23, 27).
La fête est également désignée par d’autres appellations révélant ses dimensions multiples : Ḥag ha-Matzot (« Fête des pains azymes »), Ḥag ha-Aviv (« Fête du printemps ») et Zman Ḥerutenu (« Temps de notre libération »). Cette polysémie témoigne de la richesse symbolique de Pessah, qui articule mémoire historique, rituel cultuel, cycle agricole et expérience existentielle de la liberté.
Récit fondateur et pratiques rituelles
Le récit de l’Exode (chapitres 1-15) constitue le texte fondateur du judaïsme comme religion de la libération. Pessah commémore la délivrance miraculeuse opérée par Dieu après quatre cent trente ans d’esclavage, marquée par les dix plaies infligées à l’Égypte, le passage de la mer Rouge et la marche vers le Sinaï où sera donnée la Torah.
Le rituel central est le Seder (« ordre »), repas cérémoniel au cours duquel est lue la Haggadah (« récit »), texte liturgique retraçant l’histoire de l’Exode. Le Seder structure l’expérience mémorielle par des éléments symboliques : le matza (pain azyme, symbole de l’urgence du départ), les herbes amères (maror, évoquant l’amertume de l’esclavage), le ḥaroset (pâte rappelant le mortier des constructions), et quatre coupes de vin marquant les étapes de la rédemption.
Philosophie de la liberté
Pessah incarne la conceptualisation juive de la liberté (ḥerut), distincte des conceptions grecques ou modernes de l’autonomie :
Liberté comme sortie de l’aliénation : L’esclavage égyptien (avdut Mitsrayim) ne représente pas seulement l’oppression politique mais un état d’aliénation ontologique où l’individu est réduit à n’être qu’instrument des désirs d’autrui. La libération (ge’ulah) constitue donc une transformation radicale du statut existentiel, un passage de la réification à la subjectivité morale. Cette dialectique maître-esclave préfigure les analyses hégéliennes et marxistes de l’aliénation.
Liberté pour et liberté de : La tradition juive distingue la liberté négative (liberté de l’esclavage) de la liberté positive (liberté pour recevoir la Torah). Pessah ne célèbre pas l’autonomie absolue mais la libération en vue de l’acceptation volontaire de la loi divine. Cinquante jours après Pessah, Shavouot commémore le don de la Torah au Sinaï, suggérant que la liberté authentique consiste non dans l’absence de contraintes mais dans l’adhésion consciente à une norme transcendante. Cette conception trouve écho dans la maxime talmudique : « Tu ne trouveras aucun homme libre sinon celui qui s’occupe de Torah » (Pirqei Avot 6:2).
Universalité et particularité : Bien que l’Exode concerne historiquement le peuple hébreu, la Haggadah universalise l’expérience : « Dans chaque génération, l’homme doit se considérer lui-même comme étant sorti d’Égypte ». Cette injonction transforme un événement particulier en paradigme existentiel universel. Pessah articule ainsi la tension entre particularisme historique et universalisme éthique, problématique centrale de la philosophie juive moderne (Hermann Cohen, Emmanuel Levinas).
Mémoire narrative et identité
Pessah illustre la fonction constitutive de la mémoire (zakhor) dans la formation de l’identité collective et individuelle :
Le commandement de raconter : La Haggadah s’ouvre par l’obligation de raconter (sippur) l’histoire de l’Exode, particulièrement aux enfants. Ce dispositif narratif ne vise pas la simple transmission d’information historique mais la réactualisation performative du passé. En racontant, la communauté s’inscrit dans une continuité transgénérationnelle et réaffirme son identité. Cette philosophie de la narration comme constitution du soi collectif trouve développement chez des penseurs comme Yosef Hayim Yerushalmi (Zakhor: Histoire juive et mémoire juive, 1982), qui analyse la mémoire juive non comme historiographie mais comme rituel actualisateur.
L’anamnèse rituelle : Pessah opère une compression temporelle où passé, présent et futur coïncident. La formulation « nous étions esclaves » (avadim hayinu) au passé immédiatement suivie de « nous-mêmes » (anahnu) efface la distance chronologique. Cette structure temporelle non-linéaire rappelle la conception augustinienne du temps comme présent du passé (mémoire) et présent du futur (attente), mais l’inscrit dans une dimension communautaire et rituelle plutôt qu’individuelle et psychologique.
Dimensions herméneutiques
La Haggadah exemplifie les méthodes d’interprétation rabbiniques, notamment le midrash (exégèse homilétique). Le texte juxtapose versets bibliques, commentaires rabbiniques et discussions talmudiques, créant une polyphonie herméneutique où chaque génération ajoute sa strate interprétative. Cette approche textuelle influence la philosophie herméneutique contemporaine, particulièrement chez Emmanuel Levinas qui voit dans l’étude talmudique un modèle de lecture infinie et éthiquement responsable.
Les « Quatre Fils » de la Haggadah – le sage, le méchant, le simple et celui qui ne sait pas questionner – illustrent une pédagogie différenciée reconnaissant la pluralité des modes d’accès au sens. Cette typologie préfigure les réflexions sur les styles cognitifs et l’herméneutique du lecteur.
Résonances philosophiques modernes
La structure conceptuelle de Pessah – exode comme paradigme libérateur, mémoire comme fondement identitaire, narration comme constitution du sujet – a profondément influencé la pensée moderne au-delà du judaïsme :
Théologies de la libération : Le récit de l’Exode devient matrice des théologies de la libération (Gustavo Gutiérrez, James Cone) qui identifient Dieu avec la libération des opprimés.
Philosophie de l’histoire : L’Exode comme événement fondateur d’une histoire orientée vers la rédemption influence les philosophies messianiques et progressistes de l’histoire (Ernst Bloch, Walter Benjamin).
Éthique de la mémoire : L’impératif « Souviens-toi que tu fus esclave en Égypte » (zakhor ki eved hayita be-Mitsrayim), répété vingt-trois fois dans la Torah, fonde une éthique de la solidarité avec l’étranger et l’opprimé, thème central chez Levinas et dans la pensée post-Shoah.
Pessah demeure ainsi non seulement célébration religieuse mais laboratoire conceptuel où s’élaborent des catégories fondamentales de la condition humaine : liberté, mémoire, récit, identité collective et responsabilité éthique.







