En raccourci…
Regarde autour de toi : tu vois des objets qui changent constamment. Ton téléphone vieillit, ses rayures s’accumulent, sa batterie se dégrade, mais tu continues à dire « c’est mon téléphone ». Comment quelque chose peut-il changer tout en restant la même chose ? Cette question, qui peut sembler anodine, touche en réalité au cœur de la réalité elle-même.
Averroès, au XIIe siècle, s’attaque à ce mystère avec les outils de la philosophie aristotélicienne. Sa réponse ? Il faut distinguer ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est (sa substance) et ce qui peut changer en elle sans qu’elle perde son identité (ses accidents). Ton téléphone reste ton téléphone parce que sa substance – ce qui en fait un dispositif électronique capable de communiquer – demeure, même si ses accidents – couleur, état de l’écran, performance – évoluent.
Cette distinction peut paraître abstraite, mais elle révolutionne notre compréhension du monde. Elle explique pourquoi tu grandis sans cesser d’être toi, pourquoi une société peut évoluer sans perdre son identité, pourquoi la connaissance peut progresser sans renier ses fondements. Pour Averroès, comprendre cette différence entre l’essentiel et l’accidentel, c’est saisir le secret de l’existence elle-même.
Mais attention : cette théorie soulève des questions vertigineuses. Si seule la substance compte vraiment, que deviennent nos expériences sensorielles, toujours changeantes ? Si l’essence est immuable, comment expliquer l’évolution et le progrès ? Averroès navigue avec habileté entre ces écueils, proposant une vision du monde où stabilité et changement s’articulent harmonieusement.
Son génie ? Montrer que permanence et transformation ne s’opposent pas, mais dansent ensemble dans la grande symphonie de l’existence.
Les fondements d’une métaphysique du réel
L’héritage aristotélicien revisité
Quand Averroès aborde la question de la substance et des accidents, il ne part pas de rien. Il hérite d’une tradition philosophique millénaire, inaugurée par Aristote au IVe siècle avant notre ère, qui avait révolutionné la compréhension de l’être en distinguant ce qui existe par soi (substance) et ce qui existe en autre chose (accident). Mais loin de se contenter d’une simple répétition, Averroès opère une véritable réactivation créatrice de cette distinction fondamentale.
Dans le contexte de l’Andalousie du XIIe siècle, cette réflexion métaphysique prend une dimension particulière. Averroès évolue dans un monde où se rencontrent les traditions grecque, judéo-chrétienne et islamique, chacune portant sa propre conception de l’être et du devenir. La synthèse qu’il propose ne relève pas du syncrétisme facile, mais d’une appropriation rigoureuse qui respecte la logique interne de chaque tradition tout en les dépassant vers une vérité plus englobante.
Cette démarche révèle d’emblée l’ambition averroïste : faire de la métaphysique non pas un jeu conceptuel abstrait, mais un instrument de compréhension du réel dans toute sa complexité. La distinction substance/accidents devient alors la clé de voûte d’un système philosophique qui vise à rendre compte à la fois de la permanence des êtres et de la mobilité du devenir.
La substance : Socle de l’existence
La conception averroïste de la substance révèle une profondeur qui dépasse de loin la simple reprise d’Aristote. Pour Averroès, la substance (jawhar en arabe) ne désigne pas seulement ce qui existe indépendamment, mais ce qui constitue le principe d’intelligibilité de toute réalité. Cette dimension épistémologique de la substance enrichit considérablement la métaphysique traditionnelle.
Prenons l’exemple d’un être humain. Sa substance n’est pas réductible à son corps matériel, qui change constamment, ni à son âme séparée, qui resterait mystérieuse. Elle réside dans cette capacité unique qu’a l’homme d’articuler sensibilité et intellect, corporéité et spiritualité. Cette substance humaine explique pourquoi nous reconnaissons en tout homme, quelles que soient ses particularités accidentelles, un semblable doté de la même dignité fondamentale.
Averroès distingue avec subtilité substance première et substance seconde. La substance première désigne l’individu concret – cet homme, ce cheval, cet arbre particuliers. La substance seconde renvoie à l’essence universelle – l’humanité, l’équinité, l’arborescence en général. Cette distinction permet d’éviter l’écueil nominaliste (seuls existent les individus) comme l’excès réaliste (seuls existent les universaux). La réalité se déploie sur ces deux niveaux articulés, l’universel s’actualisant dans le particulier sans s’y réduire.
Cette approche nuancée résout élégamment le problème de l’individuation. Ce qui fait qu’un homme est cet homme plutôt qu’un autre, c’est sa matière signée par la quantité et la localisation spatio-temporelle. Mais ce qui fait qu’il est homme tout court, c’est sa participation à la forme substantielle de l’humanité.
Les accidents : Modalités du devenir
Loin d’être de simples épiphénomènes négligeables, les accidents (‘arad) constituent chez Averroès les modalités concrètes par lesquelles la substance se manifeste dans le monde sensible. Cette revalorisation des accidents témoigne d’un réalisme philosophique qui refuse de dévaloriser l’expérience au profit de l’abstraction.
Averroès développe une taxonomie raffinée des accidents qui révèle sa connaissance approfondie d’Aristote et sa capacité d’adaptation créatrice. Il distingue ainsi :
Les accidents quantitatifs (kamm), qui concernent la mesure et l’étendue. La taille d’un homme peut varier de l’enfance à l’âge adulte sans altérer sa substance humaine. Ces accidents quantitatifs permettent de rendre compte des phénomènes de croissance, de développement, mais aussi de dégradation physique.
Les accidents qualitatifs (kayf), qui touchent aux propriétés sensibles et intellectuelles. La couleur de la peau, la beauté du visage, mais aussi l’acquisition de connaissances ou le développement de vertus relèvent de cette catégorie. Averroès montre ici sa finesse psychologique : l’apprentissage transforme accidentellement l’homme sans changer sa nature substantielle.
Les accidents relationnels (idâfa), qui décrivent les rapports entre substances. Être père ou fils, maître ou disciple, citoyen d’une cité particulière : autant de relations qui déterminent concrètement l’existence sans toucher à l’essence. Cette catégorie révèle la dimension sociale de l’anthropologie averroïste.
Cette classification n’a rien de statique. Averroès insiste sur la dynamique des accidents, leur capacité à évoluer selon des lois qui respectent la nature substantielle tout en l’actualisant de manière toujours singulière.
L’articulation substance-accidents : Une dialectique subtile
La relation entre substance et accidents chez Averroès ne relève ni de la simple juxtaposition ni de la confusion. Elle s’organise selon une dialectique de l’actualisation qui fait de chaque être concret une synthèse unique entre permanence essentielle et devenir accidentel.
Cette dialectique évite le double écueil du fixisme (qui nierait le changement) et du mobilisme (qui dissoudrait l’identité). Pour Averroès, la substance se manifeste par ses accidents sans jamais s’y réduire. Réciproquement, les accidents actualisent la substance sans jamais l’épuiser. Cette réciprocité dynamique rend compte de la richesse du réel sans sombrer dans le chaos conceptuel.
Prenons l’exemple de l’apprentissage intellectuel. Quand un homme acquiert une science, que se passe-t-il exactement ? Sa substance rationnelle ne change pas – il était homme avant et reste homme après. Mais cette substance s’actualise différemment : l’ignorant en puissance devient savant en acte. L’accident de la science acquise révèle et développe une potentialité substantielle sans créer une nouvelle substance.
Cette analyse s’applique magnifiquement aux transformations sociales et politiques. Une société peut connaître des révolutions profondes – changements de régime, évolutions économiques, mutations culturelles – sans perdre son identité substantielle. Ces transformations accidentelles actualisent différemment les potentialités sociales fondamentales sans créer ex nihilo une nouvelle réalité collective.
Les enjeux épistémologiques : Connaître l’être
La théorie averroïste de la substance et des accidents n’a pas qu’une portée ontologique ; elle transforme aussi la théorie de la connaissance. Si la substance constitue le principe d’intelligibilité du réel, alors connaître véritablement, c’est saisir la substance à travers ses manifestations accidentelles.
Cette épistémologie évite l’empirisme naïf qui s’en tiendrait aux accidents sensibles comme l’intellectualisme abstrait qui ignorerait les médiations sensibles. Pour Averroès, l’intellect humain procède par abstraction progressive : à partir des données sensibles (accidents perçus), il s’élève vers la connaissance des substances universelles, puis redescend vers une compréhension enrichie du particulier.
Cette démarche cognitive reflète la structure même du réel : l’universel substantiel ne se donne jamais directement, mais toujours à travers ses actualisations accidentelles particulières. D’où l’importance de l’observation empirique, non comme fin en soi, mais comme tremplin vers l’intelligible.
Averroès anticipe ici les développements de la science moderne : observer les phénomènes (accidents) pour comprendre les lois (formes substantielles) qui les régissent. Sa métaphysique offre un cadre conceptuel qui légitime l’investigation empirique sans la couper de ses fondements rationnels.
La dimension éthique : Substance humaine et perfectibilité
L’anthropologie qui découle de cette métaphysique ouvre des perspectives éthiques remarquables. Si l’homme possède une substance rationnelle, alors sa perfection consiste à actualiser pleinement cette rationalité à travers ses choix et ses actions. Les vertus morales et intellectuelles deviennent ainsi des accidents nobles qui manifestent excellemment la substance humaine.
Cette vision évite le relativisme moral autant que le rigorisme abstrait. Il existe des critères objectifs du bien humain (ceux qui actualisent harmonieusement la substance rationnelle), mais ces critères s’incarnent différemment selon les circonstances historiques et culturelles (diversité accidentelle des mœurs et des institutions).
Averroès peut ainsi défendre simultanément l’universalité de la nature humaine et la légitimité de la diversité culturelle. Toutes les sociétés humaines participent de la même substance rationnelle, mais elles l’actualisent selon des modalités accidentelles variées qui reflètent leurs conditions particulières d’existence.
L’héritage scolastique : Transmission et transformation
L’influence de la théorie averroïste sur la pensée occidentale s’exerce principalement à travers la médiation scolastique. Thomas d’Aquin, notamment, s’approprie la distinction substance/accidents tout en la réinterprétant dans un cadre chrétien qui transforme sensiblement ses enjeux.
Là où Averroès cherchait à concilier Aristote et l’Islam, Thomas vise l’articulation entre philosophie grecque et révélation chrétienne. La substance devient alors le lieu de l’analogie de l’être : tous les êtres participent de l’être divin selon des degrés différents, depuis la matière inerte jusqu’aux intelligences séparées.
Cette transposition révèle la fécondité de la conceptualité averroïste : suffisamment rigoureuse pour résister aux transplantations, assez souple pour s’adapter à des contextes théoriques différents. L’averroïsme latin du XIIIe siècle témoigne de cette capacité d’adaptation créatrice.
Mais l’héritage averroïste ne se limite pas à la scolastique médiévale. On en retrouve des échos dans la métaphysique moderne, notamment chez Leibniz (distinction entre propriétés essentielles et accidentelles des substances individuelles) ou chez Hegel (dialectique de l’essence et du phénomène).
Actualité contemporaine : Permanence et changement
La pertinence contemporaine de la théorie averroïste peut surprendre, mais elle se révèle éclatante dès qu’on l’applique aux défis de notre époque. Dans un monde caractérisé par l’accélération du changement – technologique, social, culturel -, la question de l’identité se pose avec une acuité renouvelée.
Comment rester soi-même dans un monde en mutation perpétuelle ? Comment préserver l’humain face aux transformations biotechnologiques ? Comment maintenir l’identité sociale face à la mondialisation ? Autant de questions qui reformulent, dans un langage contemporain, la problématique averroïste de l’articulation entre substance et accidents.
La philosophie des sciences contemporaine retrouve aussi ces enjeux. La notion de loi naturelle s’apparente à la substance aristotélicienne : structure intelligible permanente qui se manifeste à travers la diversité des phénomènes observables. Les débats sur le réductionnisme prolongent les discussions médiévales sur les rapports entre niveaux d’être différents.
L’enseignement d’une métaphysique vivante
Au terme de ce parcours, la théorie averroïste de la substance et des accidents apparaît moins comme une doctrine figée que comme une méthode de pensée toujours féconde. Elle nous enseigne à distinguer l’essentiel de l’accidentel sans les séparer, à respecter la permanence sans figer le devenir, à honorer l’universel sans nier le particulier.
Cette sagesse métaphysique conserve une actualité pratique indéniable. Dans nos existences personnelles comme dans notre vie collective, nous avons constamment à naviguer entre fidélité à nous-mêmes et adaptation aux circonstances, entre préservation de l’identité et ouverture au changement.
Averroès nous montre que cette navigation n’a rien d’un compromis boiteux ou d’un équilibre précaire. Elle exprime au contraire la structure même du réel, cette articulation dynamique entre être et devenir qui fait la beauté et la complexité du monde. Comprendre cette articulation, c’est accéder à une forme de sagesse qui réconcilie la contemplation métaphysique et l’engagement dans l’histoire.