Averroès développe une doctrine audacieuse de l’éternité du monde qui bouleverse les conceptions théologiques de son époque en affirmant que l’univers n’a ni commencement ni fin, défiant ainsi les doctrines créationnistes dominantes tant en Islam qu’en Christianisme.
En raccourci…
Averroès, le grand philosophe cordouan du XIIe siècle, défend une thèse qui fait scandale à son époque : le monde est éternel. Cette affirmation heurte de front les croyances religieuses qui proclament une création divine à partir du néant.
Sa position découle d’une lecture rigoureuse d’Aristote, dont il devient le commentateur le plus influent. Pour le philosophe grec comme pour son disciple musulman, l’idée d’un commencement absolu du monde pose des problèmes logiques insurmontables. Comment concevoir un « avant » la création ? Que faisait Dieu avant de créer ? Ces questions révèlent selon eux l’incohérence de la doctrine créationniste.
L’éternité du monde selon Averroès ne signifie pas l’absence de Dieu, mais transforme radicalement notre compréhension de la relation divine au cosmos. Dieu n’est plus un créateur intervenant à un moment donné de l’histoire, mais la cause éternelle d’un univers qui existe de toute éternité. Cette causalité divine permanente préserve la transcendance tout en évitant les apories de la création temporelle.
Cette doctrine s’inscrit dans une vision plus large de l’intellect et de la connaissance. L’univers éternel permet à l’intelligence humaine de participer à une vérité elle-même éternelle, dépassant les contingences temporelles. La philosophie devient ainsi accès privilégié aux vérités universelles, ce qui inquiète les gardiens de l’orthodoxie religieuse.
Les controverses soulevées par cette thèse révèlent les tensions de l’époque entre raison philosophique et foi révélée. Averroès ne rejette pas la religion mais affirme que la philosophie, par ses méthodes démonstratives, peut atteindre des vérités plus certaines que les représentations symboliques des textes sacrés. Cette hiérarchisation des modes de connaissance fait de lui un précurseur de la rationalité moderne.
Ses adversaires dénoncent les implications dangereuses de cette doctrine. Si le monde est éternel, la providence divine semble compromise, la résurrection des corps devient problématique, et l’histoire du salut perd son sens. Ces critiques touchent aux fondements mêmes de la foi monothéiste et expliquent la violence des réactions suscitées.
L’influence d’Averroès traverse les frontières religieuses et culturelles. Ses commentaires d’Aristote, traduits en latin, nourrissent la scolastique chrétienne et alimentent les débats de l’Université de Paris au XIIIe siècle. Thomas d’Aquin lui-même, tout en combattant ses thèses, reconnaît la force de son argumentation.
Cette doctrine de l’éternité du monde inaugure une nouvelle manière de penser les rapports entre philosophie et religion. Plutôt que de soumettre la raison à la foi, Averroès affirme l’autonomie de la démarche philosophique tout en maintenant la validité de l’expérience religieuse. Cette double vérité scandalise mais ouvre des voies fécondes à la pensée occidentale.
Son héritage perdure dans la modernité philosophique. De Spinoza affirmant l’éternité de la substance à la cosmologie contemporaine explorant un univers sans commencement, la pensée d’Averroès continue d’inspirer ceux qui refusent de limiter la réflexion rationnelle aux exigences de l’orthodoxie. Son courage intellectuel reste exemplaire pour quiconque cherche à concilier rigueur philosophique et ouverture spirituelle.
La rupture avec le créationnisme : une audace philosophique
La doctrine averroïste de l’éternité du monde constitue l’une des positions les plus audacieuses de la philosophie médiévale. En affirmant que l’univers n’a ni commencement temporel ni fin prévisible, Averroès s’oppose frontalement aux doctrines créationnistes qui dominent alors les trois monothéismes. Cette rupture ne relève pas d’une simple spéculation métaphysique mais d’une refondation complète de notre compréhension des rapports entre Dieu, le monde et la temporalité.
L’argumentation averroïste s’enracine dans une analyse critique du concept de création ex nihilo. Comment concevoir rationnellement qu’une substance puisse émerger du néant absolu ? Cette idée heurte selon lui les principes les plus élémentaires de la logique : « ex nihilo nihil fit » – rien ne naît de rien. Cette maxime aristotélicienne devient chez Averroès le fondement d’une cosmologie alternative qui préserve l’intelligibilité du monde.
La critique porte également sur l’idée d’un Dieu changeant de disposition. Si Dieu décide à un moment donné de créer le monde, cela implique un changement en lui, ce qui contredit sa perfection supposée. Averroès résout cette difficulté en concevant une causalité divine éternelle : Dieu est de toute éternité la cause d’un monde coéternel. Cette solution préserve l’immutabilité divine tout en évitant les apories temporelles.
Cette position s’appuie sur une interprétation sophistiquée de la causalité aristotélicienne. Averroès distingue la causalité efficiente, qui produit des effets temporels, de la causalité formelle et finale, qui structure éternellement l’ordre cosmique. Dieu n’agit pas comme un artisan qui fabrique à un moment donné, mais comme l’intellect qui pense éternellement et dont la pensée constitue l’ordre même du réel.
Cette conception transforme radicalement la théologie en l’orientant vers une métaphysique de l’émanation. L’univers procède de Dieu par nécessité logique plutôt que par décision arbitraire, ce qui garantit sa rationalité intrinsèque. Cette nécessité ne compromet pas la liberté divine mais l’exprime dans sa forme la plus haute : agir selon sa nature parfaite.
L’éternité du monde permet également de résoudre les paradoxes temporels liés à la création. Que faisait Dieu avant de créer ? Pourquoi créer à ce moment plutôt qu’à un autre ? Ces questions, qui embarrassent la théologie créationniste, perdent leur pertinence dans un cadre éternaliste. L’action divine ne connaît ni avant ni après mais s’exerce dans un présent éternel.
Cette doctrine révèle enfin la cohérence profonde de l’aristotélisme contre ses détracteurs musulmans. Alors qu’Al-Ghazâlî avait dénoncé les contradictions supposées de la philosophie aristotélicienne, Averroès montre que ces contradictions résultent d’une interprétation défaillante. La philosophie grecque, correctement comprise, offre une vision cohérente du réel qui n’entre pas nécessairement en conflit avec la foi monothéiste.
L’héritage aristotélicien revisité et approfondi
L’originalité d’Averroès ne réside pas dans une simple répétition des thèses aristotéliciennes mais dans leur approfondissement créatif face aux défis posés par la révélation monothéiste. Sa lecture d’Aristote dépasse le commentaire érudit pour devenir une reconstruction philosophique qui enrichit l’héritage grec tout en l’adaptant aux exigences de son époque.
Cette reconstruction commence par une purification du corpus aristotélicien de ses scories néoplatoniciennes. Averroès critique les interprétations d’Avicenne qui, selon lui, contaminent l’authentique aristotélisme par des éléments plotiniens incompatibles avec la rigueur du Stagirite. Cette purification vise à retrouver la cohérence originelle d’une pensée que les commentateurs antérieurs auraient obscurcie.
L’éternité du monde constitue selon Averroès une conséquence nécessaire de la physique aristotélicienne correctement comprise. Le mouvement éternel des cieux, la cyclicité des générations et corruptions sublunaires, l’actualité permanente du Premier Moteur : tous ces éléments convergent vers l’affirmation d’un cosmos sans commencement ni fin. Cette convergence révèle la cohérence systémique d’une philosophie souvent présentée de manière fragmentaire.
La théorie averroïste de l’intellect unique illustre cette créativité interprétative. En affirmant que l’intellect agent aristotélicien est unique pour tous les hommes, Averroès résout les difficultés liées à l’immortalité individuelle tout en préservant l’éternité de la pensée. Cette solution audacieuse scandalise mais témoigne d’une fidélité profonde à l’esprit sinon à la lettre de l’aristotélisme.
Cette lecture créative s’accompagne d’une méthode exégétique rigoureuse qui distingue les niveaux d’interprétation des textes. Averroès développe une herméneutique qui reconnaît la légitimité des interprétations littérales, allégoriques et démonstratives selon les capacités intellectuelles de leurs destinataires. Cette hiérarchisation permet de concilier l’enseignement ésotérique des philosophes avec l’enseignement exotérique des prophètes.
L’approfondissement de l’héritage aristotélicien conduit également Averroès à développer une épistémologie originale. La connaissance philosophique, parce qu’elle procède par démonstration nécessaire, atteint une certitude supérieure à celle de la connaissance révélée qui recourt aux moyens rhétoriques et dialectiques. Cette hiérarchisation cognitive ne disqualifie pas la révélation mais relativise sa prétention à l’exclusivité véritative.
Cette créativité philosophique se manifeste enfin dans l’articulation entre métaphysique et physique. Alors qu’Aristote maintenait une certaine séparation entre ces disciplines, Averroès montre leur continuité profonde : l’éternité du monde physique révèle la nature de l’être métaphysique. Cette unification systémique témoigne d’une compréhension synthétique qui dépasse celle de ses prédécesseurs.
Les défis théologiques et les réponses averroïstes
L’affirmation de l’éternité du monde soulève des objections théologiques majeures qu’Averroès s’efforce de résoudre sans renier ses convictions philosophiques. Ces défis touchent aux fondements mêmes de la foi monothéiste : la transcendance divine, la providence, l’eschatologie, la liberté humaine. La sophistication des réponses averroïstes révèle sa maîtrise des enjeux théologiques autant que philosophiques.
La première objection concerne la transcendance divine. Si le monde coexiste éternellement avec Dieu, ne risque-t-on pas de tomber dans le panthéisme qui identifie Dieu et nature ? Averroès répond en distinguant rigoureusement causalité et identité : Dieu cause éternellement le monde sans s’identifier à lui. Cette causalité transcendante préserve l’altérité divine tout en expliquant la permanence cosmique.
La question de la providence divine pose un défi plus subtil. Comment Dieu peut-il connaître et gouverner les événements particuliers dans un monde éternel ? Averroès développe une théorie de la connaissance divine qui concilie omniscience et éternité : Dieu connaît les particuliers non directement mais à travers les universaux qu’il pense éternellement. Cette solution préserve la providence sans compromettre l’immutabilité divine.
L’eschatologie révélée semble incompatible avec l’éternité cosmique. Comment concevoir la fin des temps et la résurrection dans un univers sans commencement ni fin ? Averroès propose une interprétation allégorique des descriptions eschatologiques : elles symbolisent des vérités spirituelles concernant le destin de l’âme intellectuelle plutôt qu’elles ne décrivent littéralement des événements futurs.
La liberté humaine pose également problème dans un cosmos nécessaire. Si tout procède éternellement selon des lois nécessaires, quelle place reste-t-il pour le libre arbitre et la responsabilité morale ? Averroès distingue nécessité cosmique et détermination individuelle : l’ordre général du monde est nécessaire, mais les actions humaines particulières demeurent contingentes et libres.
Ces réponses s’appuient sur une herméneutique sophistiquée qui reconnaît différents niveaux de vérité dans les textes révélés. Les descriptions créationnistes et eschatologiques s’adressent au grand nombre selon le mode de l’imagination, tandis que la vérité démonstrative s’adresse aux philosophes selon le mode de l’intellection. Cette théorie de la double vérité permet de préserver l’utilité sociale de la religion tout en affirmant l’autonomie philosophique.
Cette stratégie apologétique ne convainc pas tous ses contemporains. Ses adversaires dénoncent une hypocrisie qui viderait la religion de sa substance au profit d’une philosophie élitiste. Averroès maintient pourtant que sa démarche respecte l’intention profonde des textes sacrés en dégageant leur vérité éternelle des représentations temporelles.
L’impact sur la scolastique latine
L’influence d’Averroès sur la pensée occidentale s’exerce principalement à travers ses commentaires d’Aristote traduits en latin au XIIIe siècle. Ces traductions transforment l’université naissante en introduisant une interprétation systématique et rigoureuse de l’aristotélisme qui renouvelle profondément les méthodes philosophiques et théologiques. L’averroïsme latin devient rapidement l’un des courants les plus influents et les plus controversés de la scolastique.
La doctrine de l’éternité du monde trouve des défenseurs parmi les maîtres ès arts de l’Université de Paris. Siger de Brabant, Boèce de Dacie et leurs disciples assument les conséquences les plus radicales de l’enseignement averroïste, affirmant la nécessité éternelle du monde contre les objections théologiques. Cette radicalisation provoque la réaction des autorités ecclésiastiques et des théologiens conservateurs.
Thomas d’Aquin développe une position nuancée face à l’héritage averroïste. Tout en combattant la doctrine de l’éternité du monde, il reconnaît la validité des arguments philosophiques qui la soutiennent et concède qu’elle n’est pas démonstrablement fausse. Cette reconnaissance de la force argumentative averroïste témoigne de l’impact profond de ses analyses sur la pensée thomasienne.
La condamnation de 1277 par l’évêque de Paris Étienne Tempier vise explicitement plusieurs thèses averroïstes, notamment l’éternité du monde. Cette condamnation révèle l’inquiétude des autorités face à un enseignement qui semble menacer les fondements de la foi chrétienne. Paradoxalement, elle contribue à diffuser les thèses qu’elle prétend combattre en les rendant notoires.
L’influence averroïste se perpétue malgré les condamnations grâce à la qualité intrinsèque de ses analyses. Les commentaires d’Averroès offrent une interprétation d’Aristote plus rigoureuse et plus complète que celle de ses prédécesseurs, ce qui explique leur succès durable auprès des universitaires. Cette qualité technique garantit la survie de ses thèses au-delà des polémiques doctrinales.
La postérité latine d’Averroès dépasse le cadre scolastique pour nourrir la renaissance aristotélicienne des XIVe et XVe siècles. Les aristotéliciens de Padoue, notamment Pomponazzi et Zabarella, reprennent et développent l’héritage averroïste en l’adaptant aux nouvelles exigences de leur époque. Cette continuité révèle la fécondité durable d’une pensée qui transcende les contextes particuliers.
L’impact de l’averroïsme sur la formation de l’esprit scientifique moderne mérite également d’être souligné. En affirmant l’éternité et la nécessité des lois naturelles, Averroès contribue à l’émergence d’une conception rationnelle de la nature qui prépare la révolution scientifique. Cette contribution indirecte mais réelle témoigne de la portée historique de ses innovations conceptuelles.
Les enjeux contemporains de l’éternité cosmique
La doctrine averroïste de l’éternité du monde trouve des échos inattendus dans les développements de la cosmologie contemporaine. Les théories de l’univers stationnaire, cyclique ou multidimensionnel posent à nouveau la question de l’origine temporelle du cosmos et de sa relation à une causalité transcendante. Cette réactualisation révèle la pertinence durable des intuitions averroïstes.
Le débat entre créationnistes et évolutionnistes reproduit partiellement les tensions médiévales entre foi et raison. Comme Averroès face aux théologiens de son époque, les scientifiques contemporains doivent défendre l’autonomie de leur démarche contre les pressions exercées par les autorités religieuses. Cette permanence des enjeux souligne l’actualité des stratégies argumentatives développées par le philosophe cordouan.
La question de l’intelligent design illustre cette continuité problématique. Les partisans du dessein intelligent reprennent des arguments théologiques qui rappellent ceux qu’Averroès combattait déjà au XIIe siècle. Sa critique de la finalité anthropocentrique conserve sa pertinence face aux tentatives contemporaines de réintroduire la Providence dans l’explication scientifique.
L’épistémologie averroïste éclaire également les débats actuels sur les rapports entre science et religion. Sa théorie des niveaux de vérité préfigure les tentatives contemporaines de délimiter les domaines respectifs de l’explication scientifique et de l’expérience religieuse. Cette délimitation permet d’éviter les conflits stériles tout en préservant la légitimité de chaque démarche.
La pensée écologique contemporaine trouve également des ressources dans l’éternalisme averroïste. La vision d’un cosmos éternel et autorégulé peut nourrir une conscience environnementale qui respecte les équilibres naturels plutôt que de les soumettre à l’arbitraire humain. Cette dimension écologique de l’héritage averroïste mérite d’être explorée face aux défis environnementaux actuels.
Les débats bioéthiques actuels retrouvent certaines interrogations averroïstes sur les rapports entre nécessité naturelle et liberté humaine. Comment articuler les déterminismes biologiques et la responsabilité morale ? Cette question que posait déjà l’éternalisme médiéval acquiert une acuité nouvelle avec les progrès de la génétique et des neurosciences. Les stratégies conceptuelles développées par Averroès conservent leur pertinence pour penser ces articulations délicates.
La mondialisation contemporaine pose enfin la question du dialogue interculturel dans des termes qui rappellent les préoccupations averroïstes. Comment concilier l’universalité de la vérité rationnelle avec la diversité des traditions culturelles et religieuses ? L’exemple d’Averroès, philosophe musulman nourri de culture grecque et influençant la pensée chrétienne, offre un modèle de créativité interculturelle qui conserve toute sa valeur inspiratrice.
Ces résonances contemporaines ne doivent pas masquer les différences contextuelles qui séparent notre époque de celle d’Averroès. Elles révèlent cependant la fécondité d’une pensée qui a su poser des questions fondamentales et développer des stratégies argumentatives dont la portée dépasse leur contexte d’origine. Cette universalité relative de l’interrogation philosophique constitue peut-être l’héritage le plus précieux du grand Commentateur pour notre époque en quête de repères rationnels face aux défis de la modernité.