Au XIIe siècle, deux titans de la pensée islamique s’affrontent intellectuellement sur une question fondamentale : la raison humaine peut-elle nous conduire à la vérité divine, ou doit-elle s’effacer devant la révélation et l’expérience mystique ?
En raccourci…
Au cœur du monde islamique médiéval, deux philosophes incarnent deux visions opposées de la connaissance. D’un côté, Al-Ghazali (1058-1111), le mystique de Bagdad, affirme que les philosophes se perdent dans des raisonnements stériles. Pour lui, la vérité divine ne se découvre pas dans les livres d’Aristote mais dans l’expérience spirituelle directe. Son ouvrage « La destruction des philosophes » attaque frontalement ceux qui prétendent expliquer Dieu par la logique.
Face à lui se dresse Averroès (1126-1198), le juge-philosophe de Cordoue, qui refuse de voir la raison humaine rabaissée. Dans sa riposte magistrale, « La destruction de la destruction », il défend l’idée que philosopher, c’est honorer le don divin de l’intelligence. Pour lui, étudier Aristote n’éloigne pas de Dieu mais permet au contraire de mieux comprendre Sa création.
Ce débat dépasse largement deux hommes : il touche au cœur de ce que signifie être humain. Sommes-nous des êtres de pure foi, devant accepter les mystères sans chercher à les comprendre ? Ou notre capacité de raisonnement fait-elle partie intégrante de notre nature spirituelle ? Al-Ghazali voit dans la philosophie une arrogance dangereuse qui prétend mesurer l’infini avec des outils finis. Averroès y voit au contraire une forme de prière intellectuelle.
Cette confrontation a façonné des siècles de pensée, influençant aussi bien Thomas d’Aquin en Europe chrétienne que les réformateurs musulmans modernes. Aujourd’hui encore, quand nous nous demandons si la science peut coexister avec la spiritualité, nous marchons sur les traces de ces deux géants. Leur dialogue nous rappelle que les grandes questions philosophiques ne vieillissent jamais : elles se renouvellent à chaque génération qui ose les affronter.
Le contexte d’une confrontation philosophique majeure
La rencontre intellectuelle entre Averroès et Al-Ghazali ne peut se comprendre sans saisir l’effervescence culturelle qui caractérise le monde islamique des XIe et XIIe siècles. L’empire musulman connaît alors un âge d’or intellectuel où Bagdad, Le Caire et Cordoue rivalisent comme centres du savoir universel. Les califes abbassides et les émirs andalous financent des bibliothèques monumentales, des observatoires astronomiques et des cercles de traduction qui transforment l’héritage grec en patrimoine islamique.
C’est dans ce bouillonnement que naît Al-Ghazali, à Tus, dans le Khorasan persan. Formé dans les meilleures madrasas de son époque, il gravit rapidement les échelons académiques jusqu’à devenir professeur à la prestigieuse Nizamiyya de Bagdad. Mais au sommet de sa gloire, une crise spirituelle profonde le saisit. Il abandonne sa chaire, sa fortune et sa réputation pour entreprendre un voyage intérieur qui le mène vers le soufisme. Cette transformation personnelle nourrit sa conviction que la vérité ultime ne se trouve pas dans les syllogismes aristotéliciens mais dans l’illumination du cœur purifié.
Averroès, lui, naît dans l’Andalousie almohade, héritier d’une famille de juristes cordouans. Son parcours diffère radicalement de celui d’Al-Ghazali : là où le penseur persan a connu la rupture mystique, le philosophe andalou maintient une continuité entre ses fonctions de grand cadi (juge suprême) et ses recherches philosophiques. Cette double vie – homme de loi le jour, commentateur d’Aristote la nuit – forge sa conviction que la raison et la révélation constituent deux chemins parallèles vers une même vérité.
Les fondements de l’attaque ghazalienne contre la philosophie
« Tahafut al-Falasifa » (La destruction des philosophes), rédigé par Al-Ghazali vers 1095, constitue bien plus qu’une simple critique : c’est une démolition méthodique de l’édifice philosophique construit par Al-Farabi et Avicenne. Al-Ghazali y déploie une stratégie redoutable : utiliser les armes mêmes de la philosophie – la logique aristotélicienne – pour démontrer ses contradictions internes.
Son offensive se concentre sur vingt problèmes philosophiques, dont trois lui semblent particulièrement hérétiques : l’éternité du monde, la négation de la résurrection corporelle et la limitation de la connaissance divine aux universaux. Pour Al-Ghazali, affirmer que le monde est éternel revient à nier la création divine ex nihilo, fondement même du monothéisme abrahamique. Les philosophes, en suivant aveuglément Aristote, compromettent les vérités révélées au profit de spéculations grecques païennes.
Mais la critique ghazalienne va au-delà des questions doctrinales. Elle interroge la prétention même de la raison humaine à saisir l’essence divine. Comment l’intellect fini pourrait-il appréhender l’Infini ? Cette hubris philosophique lui apparaît non seulement comme une erreur méthodologique mais comme un péché spirituel, une forme d’idolâtrie de la raison qui détourne l’âme de sa véritable destination : la contemplation aimante de Dieu.
La riposte averroïste : réhabiliter la dignité philosophique
Près d’un siècle après la parution de l’ouvrage d’Al-Ghazali, Averroès entreprend sa réfutation dans « Tahafut al-Tahafut » (La destruction de la destruction). Son approche diffère fondamentalement de celle de ses prédécesseurs. Plutôt que de défendre point par point les positions d’Avicenne, Averroès reconstruit l’aristotélisme sur de nouvelles bases, créant ce que la tradition appellera l’averroïsme.
Sa stratégie consiste d’abord à distinguer différents niveaux de discours. Le Coran, affirme-t-il, s’adresse à trois types d’hommes : la masse qui comprend par les images et les paraboles, les théologiens dialecticiens qui raisonnent par arguments probables, et les philosophes qui exigent des démonstrations apodictiques. Cette théorie de la « double vérité » – mal comprise en Occident – ne postule pas deux vérités contradictoires mais deux expressions d’une même vérité adaptées à des capacités intellectuelles différentes.
Sur la question cruciale de l’éternité du monde, Averroès développe une solution subtile. Le monde est éternellement créé : Dieu ne précède pas temporellement sa création mais la fonde ontologiquement à chaque instant. Cette création continue réconcilie l’intuition philosophique de l’éternité avec le dogme religieux de la création. De même, concernant la connaissance divine, Averroès affirme que Dieu connaît les particuliers, mais d’une manière qui transcende la distinction humaine entre universel et particulier.
Les implications théologiques du débat
L’affrontement entre Al-Ghazali et Averroès révèle deux conceptions radicalement différentes de la théologie islamique. Pour Al-Ghazali, le kalâm (théologie spéculative) suffit amplement à défendre les vérités de foi contre les objections. La philosophie, importation étrangère, menace l’authenticité de l’expérience religieuse islamique. Son ash’arisme privilégie la toute-puissance divine absolue, quitte à nier la causalité naturelle : c’est Dieu qui recrée le monde à chaque instant, rendant illusoire toute régularité naturelle.
Averroès refuse cette vision occasionaliste qui transforme la nature en théâtre d’ombres. Pour lui, Dieu a créé un monde ordonné selon des lois rationnelles que l’intelligence humaine peut découvrir. Étudier ces lois, c’est déchiffrer l’écriture divine dans le livre de la nature. Cette position théologique fonde la possibilité même de la science : si tout n’était que miracle perpétuel, aucune connaissance stable ne serait possible.
La question de l’interprétation coranique cristallise ces divergences. Al-Ghazali privilégie le sens littéral sauf impossibilité manifeste, craignant que l’interprétation allégorique n’ouvre la porte à tous les arbitraires. Averroès, lui, systématise l’herméneutique philosophique : quand le sens apparent du texte contredit une vérité démonstrée rationnellement, il faut chercher le sens caché, car Dieu ne peut se contredire entre Sa parole révélée et Sa création.
L’héritage occidental de la controverse
L’ironie de l’histoire veut que ce débat interne à l’Islam ait trouvé son prolongement le plus fécond dans l’Europe chrétienne. Les traductions latines d’Averroès au XIIIe siècle provoquent une crise intellectuelle majeure dans les universités naissantes. Paris devient le théâtre d’une bataille acharnée entre averroïstes latins, menés par Siger de Brabant, et théologiens conservateurs qui voient dans l’aristotélisme une menace mortelle pour la foi chrétienne.
Thomas d’Aquin occupe une position médiane fascinante. Contre les averroïstes, il refuse la théorie de la double vérité et l’éternité du monde. Mais contre les conservateurs, il défend la légitimité de la philosophie aristotélicienne correctement comprise. Sa synthèse thomiste doit beaucoup à Averroès, qu’il appelle respectueusement « le Commentateur », tout en s’opposant à lui sur des points cruciaux. Cette appropriation critique transforme le débat islamique en fondement de la scolastique chrétienne.
L’influence s’étend jusqu’à la Renaissance et au-delà. Pic de la Mirandole voit dans Averroès un précurseur de la dignité humaine fondée sur la raison. Les libertins érudits du XVIIe siècle invoquent l’averroïsme contre l’obscurantisme religieux. Même Spinoza, dans son rationalisme radical, prolonge certaines intuitions averroïstes sur l’unité de l’intellect et l’éternité de l’âme par la connaissance.
Résonances contemporaines d’un débat médiéval
Loin d’être une querelle poussiéreuse, l’opposition Averroès-Al-Ghazali resurgit dans les débats contemporains sur l’Islam et la modernité. Les réformistes musulmans du XIXe siècle, confrontés au défi de la science occidentale, redécouvrent Averroès comme modèle d’une rationalité islamique authentique. Muhammad Abduh en Égypte, Sayyid Ahmad Khan en Inde, voient dans le philosophe cordouan la preuve que l’Islam peut embrasser la science moderne sans renier ses fondements spirituels.
À l’inverse, les mouvements néo-traditionalistes et certains courants salafistes retrouvent chez Al-Ghazali une critique prophétique de la modernité. Sa méfiance envers la philosophie résonne avec leur rejet de l’occidentalisation culturelle. Le retour au soufisme dans certains milieux intellectuels musulmans contemporains puise également dans l’héritage ghazalien d’une connaissance intuitive supérieure à la raison discursive.
Le débat transcende même le cadre islamique. Les discussions actuelles sur les relations entre science et religion, sur les limites du matérialisme scientifique, sur la place de la spiritualité dans un monde technologique, reprennent sans toujours le savoir les termes du dialogue entre Averroès et Al-Ghazali. Les neurosciences contemplatives, qui étudient les états méditatifs, semblent donner partiellement raison à Al-Ghazali sur l’existence de modes de connaissance non-rationnels. Simultanément, le succès de la science confirme l’intuition averroïste de l’intelligibilité rationnelle du monde.
Cette actualité permanente témoigne que le débat touche à des questions anthropologiques fondamentales. Quelle est la nature de la connaissance humaine ? La raison épuise-t-elle le réel ou existe-t-il des dimensions qui lui échappent structurellement ? Comment articuler l’universel de la raison et le particulier de la révélation ? Ces interrogations, formulées il y a neuf siècles dans le langage de la philosophie médiévale, conservent leur pertinence dans notre monde postmoderne qui cherche désespérément à réconcilier technique et sens, savoir et sagesse.