La quête incessante du plaisir et de la nouveauté est-elle la clé d’une vie intense ou une fuite en avant? En analysant Don Juan, Kierkegaard explore le « stade esthétique », une existence brillante en surface, mais rongée par l’angoisse et le désespoir de l’instant.
La musique de Mozart éclate. Sur scène, Don Giovanni, l’archétype du séducteur, ne vit que pour la conquête. Son serviteur, Leporello, déroule le catalogue des femmes que Don Juan a séduites : 640 en Italie, 231 en Allemagne, 100 en France, 91 en Turquie, et en Espagne, mille e tre. Don Juan n’est pas un calculateur ; il est une force pure, un désir qui consomme l’instant présent avant de passer au suivant, sans jamais se retourner.
Cette figure fascine autant qu’elle répugne. Elle incarne une vie dédiée à l’intensité maximale, libérée des contraintes de la morale ou de l’engagement.
Mais cette course perpétuelle est-elle une forme de liberté ou la plus subtile des prisons? En fuyant l’ennui à tout prix, ne finit-on pas par se perdre soi-même?
Le philosophe danois Søren Kierkegaard (1813-1855) a fait de cette question le cœur de son premier grand ouvrage, L’Alternative (Enten-Eller). Il y oppose deux modes de vie irréconciliables. Cet article explorera le premier de ces modes : le « stade esthétique ». Nous verrons pourquoi Don Juan en est l’avatar parfait, comment cette quête de l’instant mène inévitablement à l’impasse, et pourquoi, selon Kierkegaard, la seule issue est un choix radical.
En 2 minutes
- Kierkegaard décrit trois « sphères d’existence » (ou stades) : l’esthétique, l’éthique et le religieux.
- Le stade esthétique, exploré dans L’Alternative, est le mode de vie centré sur le plaisir, la sensation immédiate et la fuite de l’ennui.
- L’esthète (incarné par « A » ou Don Juan) vit dans la possibilité et refuse l’engagement pour rester « libre ».
- Cette existence, bien que séduisante, manque de continuité et ne permet pas de construire un « Soi » authentique.
- L’esthète finit par sombrer dans le désespoir, car le plaisir est éphémère et l’ennui revient toujours.
Qu’est-ce que le « stade esthétique » chez Kierkegaard?
Lorsque nous parlons d’esthétique aujourd’hui, nous pensons à l’art, à la beauté ou au design. Pour Kierkegaard, le terme est bien plus large. Le « stade esthétique » (ou sphère esthétique) désigne un mode de vie entièrement tourné vers l’extérieur, défini par ce qui est ressenti et expérimenté d’instant en instant.
Ce concept est la pièce maîtresse de la première partie de L’Alternative (1843). Kierkegaard publie ce livre sous le pseudonyme de Victor Eremita (le « vainqueur ermite »), qui prétend avoir trouvé les papiers de deux personnages, « A » et « B ». « A » est le jeune esthète, ironique, brillant et poétique, qui défend cette vie de plaisir. « B », l’assesseur Wilhelm, est l’homme éthique, marié et fonctionnaire, qui défend la stabilité de l’engagement.
La vie esthétique est la vie de l’immédiat. L’esthète cherche à maximiser les « possibles ». Il veut tout essayer, tout goûter, tout ressentir. Son objectif principal n’est pas d’être bon ou mauvais, mais d’éviter à tout prix une seule chose : l’ennui. Pour l’esthète, l’ennui est le mal absolu, la preuve que la vie perd son intensité.
Un exemple simple serait le « collectionneur ». Il peut collectionner les voyages, les relations, les savoirs ou les objets. L’important n’est pas la valeur de la chose collectionnée, mais l’excitation de la nouveauté et de la possession. Une fois l’objet acquis ou l’expérience vécue, l’intérêt retombe, et la quête doit reprendre.
Pourquoi Don Juan est-il l’icône de cette vie?
Kierkegaard, ou plutôt son personnage « A », consacre une longue analyse à l’opéra Don Giovanni de Mozart. Pour lui, Don Juan est la figure la plus pure de l’existence esthétique, mais d’une manière très spécifique : il est l’esthète immédiat et sensuel.
Don Juan ne réfléchit pas, il n’a pas de plan psychologique. Il est une pure force de la nature, un « désir » incarné. Il ne cherche pas à manipuler l’esprit de ses conquêtes ; il les veut physiquement et immédiatement. C’est ce qui le rend si puissant et si musical, selon Kierkegaard : la musique est l’art de l’instant pur, elle exprime ce que les mots (qui demandent réflexion) ne peuvent capturer.
Leporello compte les conquêtes non parce que Don Juan veut un « score », mais parce que le désir de Don Juan est infini et ne peut être satisfait que par la totalité (toutes les femmes). Il vit dans une répétition frénétique : chaque nouvelle femme n’est qu’une nouvelle incarnation de « la Femme », un nouvel instant de plaisir à saisir.
Cette figure s’oppose à une autre figure esthétique que Kierkegaard explore dans Le Journal du Séducteur (inclus dans L’Alternative) : Johannes. Johannes est l’esthète réfléchi. Il ne cherche pas le plaisir sensuel immédiat, mais le plaisir psychologique de la séduction. Il passe des mois à planifier la chute d’une seule jeune fille, Cordelia. Ce qui l’excite, c’est « l’intéressant », la manipulation, le fait de faire de la vie d’autrui une œuvre d’art dont il est l’auteur.
Qu’il soit sensuel (Don Juan) ou intellectuel (Johannes), l’esthète a le même problème : il ne choisit jamais. Il est soit poussé par son désir (Don Juan), soit il calcule les possibilités (Johannes). Mais ni l’un ni l’autre ne s’engage. L’esthète reste un spectateur de sa propre vie, refusant de se lier par une promesse ou une responsabilité.
Notions clés
- Stades d’existence (ou Sphères) : Modes de vie fondamentaux (esthétique, éthique, religieux) qui définissent la relation d’un individu à lui-même et au monde.
- Immédiat : Ce qui est vécu directement par les sens ou l’émotion, sans la médiation de la réflexion, de la morale ou du choix.
- Angoisse (Angst) : Le vertige ressenti face à la liberté pure, au « pouvoir-être », avant qu’un choix ne soit fait. C’est la peur du néant de la possibilité.
- Désespoir (Fortvivlelse) : Pour Kierkegaard, c’est la « maladie mortelle ». C’est l’état d’un « Soi » qui n’est pas en accord avec lui-même, soit en refusant d’être soi (désespoir-faiblesse), soit en voulant être soi par soi-même (désespoir-défi).
- Ironie : L’attitude de l’esthète qui maintient tout à distance. Il ne s’engage jamais pleinement dans une idée ou une relation pour conserver sa liberté et rester supérieur aux événements.
L’esthétique mène-t-elle toujours au désespoir?
C’est l’argument central de L’Alternative. Le stade esthétique n’est pas « mauvais » au sens moral, mais il est incomplet et, s’il est vécu comme la totalité de l’existence, il mène inévitablement à l’échec.
Le premier problème est la répétition. L’esthète fuit l’ennui en cherchant la nouveauté. Mais la nouveauté elle-même devient une routine. Don Juan doit répéter la séduction mille e tre fois. Le plaisir s’émousse. L’esthète doit alors chercher des plaisirs de plus en plus raffinés, étranges ou intenses pour ressentir la même chose, tombant dans une spirale sans fin.
Le second problème, plus profond, est l’absence de Soi. L’esthète vit dans l’instant. Sa vie est une collection de moments brillants, mais déconnectés. Il est « A » aujourd’hui, « B » demain. Il n’y a pas de continuité, pas de « je » qui persiste à travers le temps. Comme l’écrit « A » lui-même dans un de ses aphorismes : « Ma vie est absolument vide de sens… Je suppose que je suis comme une banque : mes coffres sont pleins de billets de banque, mais ils n’ont aucune valeur. » (Kierkegaard, L’Alternative, trad. P-H. Tisseau & E-M. Jacquet-Tisseau, Gallimard, p. 57).
Cette absence de centre mène au désespoir. L’esthète ne sait pas qui il est. Il est tout et rien. Il dépend entièrement des circonstances extérieures pour se sentir vivant. Lorsque la musique s’arrête, que la fête est finie ou que la beauté se fane, il ne reste que le vide. C’est l’angoisse qui émerge face à ce néant.
C’est ici qu’intervient le personnage de « B », l’assesseur Wilhelm. Il propose l’alternative : le stade éthique. Pour « B », la sortie du désespoir esthétique n’est pas de trouver un meilleur plaisir, mais de choisir. L’homme éthique choisit son histoire, il choisit ses engagements (comme le mariage, que « B » défend longuement) et, ce faisant, il se choisit lui-même. La vie éthique trouve son sens non pas dans la nouveauté, mais dans la répétition choisie : aimer la même personne chaque jour, accomplir son devoir.
La fuite de l’engagement est-elle toujours d’actualité?
La critique kierkegaardienne du stade esthétique trouve un écho puissant dans notre époque contemporaine, souvent définie par l’immédiateté et la performance de soi.
La « culture du swipe » sur les applications de rencontre est peut-être l’analogue moderne le plus direct de Don Juan. L’interface favorise une évaluation esthétique immédiate (attirant/pas attirant) et la « gamification » de la relation. L’autre devient un « possible » parmi des milliers, un objet de consommation momentané, créant un catalogue de Leporello numérique. La peur de « manquer quelque chose » (FOMO) pousse à ne jamais choisir, de peur de rater une meilleure option.
Le consumérisme fonctionne également sur une logique esthétique. Il promet le bonheur par l’acquisition de la prochaine nouveauté (le nouveau téléphone, la nouvelle mode, le nouveau voyage). Le plaisir réside dans l’anticipation et l’achat, mais il est éphémère. L’objet acheté devient vite banal, et le cycle du désir doit recommencer. C’est une stratégie de « rotation des cultures » (un terme de « A ») pour éviter l’ennui, mais elle ne nourrit jamais le Soi.
Enfin, les réseaux sociaux peuvent être vus comme la scène de l’esthète réfléchi, Johannes le Séducteur. Il ne s’agit pas de vivre une vie, mais de la mettre en scène pour qu’elle paraisse « intéressante ». Le « Soi » est curaté, filtré, optimisé pour l’approbation extérieure. L’individu devient l’esthète de sa propre image, mais cette image publique masque souvent un vide ou une angoisse privée.
Dans tous ces cas, le problème reste le même que celui identifié par Kierkegaard : une vie définie par l’extérieur, par l’immédiat et par l’apparence, au détriment d’un engagement choisi qui donne consistance et durée à l’existence.
Faut-il donc renoncer au plaisir pour exister?
Kierkegaard ne demande pas de devenir un ascète triste. L’erreur de l’esthète n’est pas d’aimer la beauté, la musique ou le plaisir. L’erreur est de croire que seul cela peut constituer une existence.
À la fin de l’opéra, Don Giovanni est confronté au Commandeur, qu’il a tué. La statue lui offre une dernière chance de se repentir. Don Juan refuse. Il refuse de choisir autre chose que son désir immédiat. Il est alors entraîné en enfer, non pas tant par punition divine que par la conséquence logique de sa propre vie : celui qui n’a été qu’instant ne peut survivre à l’épreuve du temps (de l’éternité).
Pour Kierkegaard, la sortie du stade esthétique commence par la confrontation avec le désespoir. Il faut ressentir l’inanité de cette course en avant. C’est alors que le véritable choix devient possible. Ce choix n’est pas d’abord un choix entre le Bien et le Mal, mais le choix de choisir. C’est l’acte par lequel l’individu décide de prendre sa propre existence au sérieux, d’accepter la responsabilité de ses actes et de construire une continuité.
En passant à l’éthique, l’individu ne perd pas l’esthétique, il la replace. L’amour dans le mariage (l’exemple de « B ») contient encore du plaisir et de la beauté, mais ils sont intégrés dans un engagement durable. Le choix ne ferme pas les possibilités ; il leur donne un sens. Kierkegaard ne nous demande pas si nous profitons de chaque instant, mais si, au-delà des instants, nous avons réussi à construire un « Soi ».
Pour approfondir
#Foi et éthique
Søren Kierkegaard — Crainte et tremblement (Rivages poche)
#Biographie
Joakim Garff — Søren Kierkegaard, une biographie (1813-1855) (Lambert-Lucas)
#Étude classique
Jean Wahl — Études kierkegaardiennes (Vrin)
#Introduction contemporaine
Vincent Delecroix — Singulière philosophie : Essai sur Kierkegaard (Éditions du Félin)
#Vulgarisation
Robert Ferguson — Petits préceptes de vie selon Kierkegaard (Pocket)










