Au IIIe siècle, Plotin propose une lecture radicale de Platon : toute la réalité découle d’un principe unique par émanation successive. Cette métaphysique de l’Un influence encore la spiritualité, l’esthétique et même certaines théories scientifiques contemporaines.
Rome, 244 après J.-C. Dans une salle de cours discrète, un philosophe de quarante ans nommé Plotin explique à ses élèves pourquoi tout ce qui existe provient d’une source unique, invisible et parfaite. Il ne s’agit pas d’un dieu créateur, ni des idées multiples de Platon réunies dans un ciel intelligible. Un seul principe, absolument simple, d’où tout le reste découle comme la lumière d’une lampe.
Cette proposition audacieuse va transformer la philosophie antique. Elle offre une réponse inédite à une question complexe : comment expliquer l’unité profonde du monde malgré sa diversité apparente?
Naissance d’un courant
Le néoplatonisme désigne le courant philosophique fondé par Plotin au IIIe siècle, qui réinterprète radicalement Platon. Sa thèse centrale : toute la réalité procède d’un principe unique appelé l’Un par émanation successive, formant une hiérarchie ordonnée allant du plus simple au plus complexe. Cette métaphysique influencera durablement la théologie chrétienne, la mystique médiévale et certaines conceptions modernes de la conscience. Examinons les concepts fondamentaux du néoplatonisme, son fonctionnement par analogies, ses tensions internes et sa portée contemporaine.
Coup d’oeil
Le néoplatonisme explique le monde par émanation depuis un principe unique appelé l’Un, absolument simple et parfait
La réalité se structure en trois niveaux principaux : l’Un, l’Intellect qui contient les Idées, et l’Âme qui anime le monde sensible
L’âme humaine peut remonter vers sa source par contemplation progressive, de la beauté sensible vers l’unité pure
Cette philosophie influence profondément le christianisme et l’islam et certaines théories de la conscience
D’où vient le néoplatonisme et que cherche-t-il à expliquer?
Le terme « néoplatonisme » apparaît au XIXe siècle pour distinguer l’école de Plotin (205-270 après J.-C.) du platonisme originel. Plotin enseigne à Rome après avoir étudié à Alexandrie auprès d’Ammonius Saccas. Son élève Porphyre compile ses cours dans les Ennéades, cinquante-quatre traités organisés en six groupes de neuf.
Le projet de Plotin répond à une insatisfaction profonde face au système platonicien. Chez Platon, les Idées forment une multiplicité : l’Idée du Beau existe distinctement de l’Idée du Juste, qui diffère elle-même de l’Idée du Lit ou du Cheval. Ces Formes intelligibles cohabitent dans un monde séparé du sensible. Mais comment cette pluralité peut-elle être première? Si les Idées sont multiples, ne faut-il pas expliquer d’où vient leur multiplicité même?
Cette question taraude Plotin. Un principe premier devrait être absolument simple, sans division interne. Or, dès qu’on a deux Idées distinctes, on introduit une forme de complexité. Laquelle précède l’autre? Quelle relation les unit? Platon ne résout jamais vraiment ce problème, se contentant parfois d’évoquer le Bien comme « au-delà de l’essence » sans préciser sa fonction unificatrice.
Plotin veut pousser la logique jusqu’au bout. Il cherche un principe encore plus fondamental, source de toute multiplicité, y compris celle des Idées. Il le nomme l’Un ou le Bien, reprenant effectivement un terme platonicien mais en radicalisant totalement sa fonction. Chez Platon, le Bien reste une Idée parmi d’autres, certes supérieure, mais pas radicalement différente. Chez Plotin, l’Un ne peut même plus être appelé « Idée » car toute idée suppose déjà une forme de dualité entre ce qui pense et ce qui est pensé.
Cette quête d’unité n’est pas une lubie. Elle répond à l’expérience de la dispersion : nos pensées s’éparpillent, nos désirs se contredisent, le monde matériel change sans cesse. Le néoplatonisme offre une structure métaphysique qui explique cette fragmentation tout en garantissant une unité profonde. Comme l’écrit Plotin dans la première Ennéade : « Toute chose aspire à l’Un et tend vers lui. »
Mais cette approche radicale change beaucoup de choses. Le « Un » que cherche Plotin ne pense pas, ne veut pas, ne connaît rien. Il précède l’être et l’essence. Toute affirmation à son sujet introduit une détermination qui le limiterait. On ne peut même pas dire que « l’Un est » car cela suppose qu’il partage quelque chose avec les autres êtres. Il est au-delà de toute catégorie, source absolument simple de laquelle découle, par débordement de perfection, la multiplicité ordonnée du réel.
La solution de Plotin, que l’on pourrait qualifier d’élégante, génère cependant une difficulté nouvelle : comment un principe sans pensée ni volonté peut-il produire quoi que ce soit?
Comment l’Un produit-il le monde sans agir?
Imaginons une source lumineuse parfaite. Elle éclaire spontanément, sans décision ni effort. Plus on s’en éloigne, plus la lumière faiblit, sans que la source elle-même diminue. Cette image représente le mécanisme central du néoplatonisme : l’émanation.
L’Un engendre sans vouloir, sans penser, sans même savoir qu’il engendre. D’une certaine façon, il est tellement plein de perfection que celle-ci déborde naturellement, produisant un premier effet : l’Intellect (le Noûs grec). Cet Intellect contemple l’Un et, par cette contemplation, contient toutes les Idées platoniciennes en unité. Mais il représente aussi une dualité : le sujet contemplant et l’objet contemplé.
L’Intellect engendre à son tour l’Âme du monde, principe qui organise et anime la matière. L’Âme a deux faces : tournée vers l’Intellect, elle reçoit les Idées; tournée vers le bas, vers la matière, elle produit et ordonne le monde sensible. Les âmes individuelles sont des fragments de cette Âme universelle.
Cette hiérarchie – Un, Intellect, Âme, matière – fonctionne donc par dégradation progressive de l’unité. La matière, dernier niveau, représente la multiplicité maximale et la quasi-absence de forme. Elle représente la limite maximale de l’éloignement de l’Un.
Notions clés
Émanation : processus par lequel le réel se déploie depuis un principe sans que celui-ci perde rien de lui-même, comme la lumière émane du soleil
Hypostase : niveau distinct de réalité dans la hiérarchie néoplatonicienne (Un, Intellect, Âme), chacun engendrant le suivant
Noûs : l’Intellect divin, deuxième hypostase, qui contient et pense simultanément toutes les Formes intelligibles
Henosis : union mystique de l’âme avec l’Un, but ultime de la pratique philosophique néoplatonicienne
Procession : mouvement de descente par lequel les hypostases inférieures procèdent des supérieures, distinct de la création ex nihilo
Critiques et objections
Le système de Plotin fait face à plusieurs objections majeures, déjà formulées par ses successeurs immédiats comme Porphyre et Jamblique.
Première difficulté : comment l’Un peut-il produire sans agir? Si l’Un est absolument simple, sans pensée ni volonté, comment expliquer qu’il y ait émanation plutôt que rien? Plotin recourt à l’analogie : le soleil éclaire sans choisir d’éclairer. Mais l’analogie ne résout pas le problème logique. Pour certains critiques, comme le philosophe chrétien Augustin (qui admire pourtant Plotin), cette production sans intention compromet la rationalité du système. Augustin préfère un Dieu créateur personnel qui choisit de créer par amour.
Deuxième difficulté : le statut du mal. Si tout procède du Bien absolu, d’où vient le mal? Plotin le situe dans la matière, qui est privation et absence plutôt que substance positive. Mais cette solution pose problème : si la matière émane aussi de l’Un, comment le parfait peut-il produire l’imparfait? Le philosophe néoplatonicien Proclus (412-485) complexifiera bien plus tard le schéma en multipliant les niveaux intermédiaires pour atténuer la contradiction.
Troisième difficulté : l’individualité humaine. Si notre âme est fragment de l’Âme universelle et doit retourner à l’Un, que devient notre identité personnelle dans l’union mystique? Plotin affirme que l’âme garde une forme d’individualité même dans la contemplation suprême. Ses critiques, notamment dans les écoles aristotéliciennes rivales, soutiennent que sa métaphysique dissout logiquement le moi.
Ces objections ne sont pas des faiblesses mineures. Elles structurent les débats du néoplatonisme tardif. Porphyre, éditeur de Plotin, adoucit certaines thèses. Jamblique introduit davantage de dieux intermédiaires et insiste sur le rôle des rites religieux, que Plotin jugeait secondaires par rapport à la contemplation philosophique. Proclus systématise encore, créant un échafaudage complexe d’entités métaphysiques.
Les impacts du néoplatonisme
Le néoplatonisme traverse les siècles par multiples canaux. Au IVe siècle, les Pères de l’Église latine, particulièrement Augustin, intègrent le cadre plotinien dans la théologie chrétienne. L’idée d’un Dieu transcendant source de tout être, accessible par intériorité contemplative, doit beaucoup à Plotin. Le christianisme transforme l’émanation impersonnelle en création volontaire, mais conserve la structure hiérarchique et la théorie de l’illumination divine de l’âme.
Dans le monde islamique, les philosophes comme Al-Farabi (872-950) et Avicenne (980-1037) développent des systèmes métaphysiques néoplatoniciens pour articuler foi et raison. La notion d’émanation des intelligences séparées chez Avicenne structure sa cosmologie.
L’esthétique moderne hérite directement de Plotin. Dans le traité Sur le Beau (Ennéade I, 6), il explique que la beauté sensible attire parce qu’elle reflète l’unité intelligible. L’art ne copie pas le monde matériel mais révèle les formes pures à travers lui. Cette conception influence la théorie romantique de l’inspiration artistique et certaines approches contemporaines de l’expérience esthétique.
Certains débats en philosophie de l’esprit ne sont pas sans rappeler le néoplatonisme. Quand des théoriciens comme David Chalmers explorent l’hypothèse du panpsychisme (la conscience comme propriété fondamentale du réel), ils posent une question néoplatonicienne : la conscience émerge-t-elle de la matière ou en est-elle un aspect premier? Sans adopter le système de Plotin, ces approches partagent son refus du matérialisme réducteur.
Les pratiques contemplatives, qu’elles soient chrétiennes (oraison), bouddhistes ou laïques (méditation de pleine conscience), reprennent une approche qui n’est pas éloignée de la doctrine de Plotin : la dispersion mentale quotidienne peut être surmontée par exercice d’unification intérieure. En effet, le philosophe grec décrit dans l’Ennéade IV comment l’âme doit « se recueillir » et « devenir simple » pour accéder à l’intelligible.
Une métaphysique totale
Plotin propose une métaphysique totale où chaque chose trouve sa place dans un ordre rationnel descendant de l’Un vers la multiplicité matérielle. Sa puissance d’explication séduit toujours : face à un monde qui semble éclaté, l’idée d’une source unique apaise intellectuellement.
Mais elle génère aussi les mêmes critiques qu’on lui adresse depuis l’Antiquité : peut-on vraiment expliquer la diversité du réel par un principe absolument simple? L’ambition néoplatonicienne reste intéressante précisément parce qu’elle pousse jusqu’au bout une intuition philosophique fondamentale : chercher l’un derrière le multiple. Que cette recherche aboutisse ou bute sur ses propres limites, elle définit un des gestes permanents de la métaphysique occidentale.
Pour aller plus loin
- Jean Brun, La Philosophie grecque: Des présocratiques au néoplatonisme, Que Sais Je
- Lucien Jerphagnon, Mes leçons d’antan: Platon, Plotin et le néoplatonisme, Belles Lettres
- Polymnia Athanassiadi, La lutte pour l’orthodoxie dans le platonisme tardif: De Numénius et Plotin à Damascius, Belles Lettres
- Michel Onfray, Déambulation dans les ruines: Une histoire philosophique de l’Occident, Albin Michel
- Pierre-Marie Morel, Plotin – L’Odyssée de l’âme: L’Odyssée de l’âme, Armand Colin
- Plotin, Traités, 1-6, GF
- Jean-Marc Narbonne, La Metaphysique de Plotin, Vrin










