Arthur Schopenhauer propose dans son ouvrage « Le Monde comme volonté et comme représentation » (Die Welt als Wille und Vorstellung) une métaphysique radicale qui divise la réalité en deux faces : le monde tel que nous le percevons, qu’il appelle représentation, et sa nature profonde qu’il appelle volonté. La force aveugle et irrationnelle qui anime toute existence condamne l’humanité à la souffrance. L’ouvrage offre une philosophie pessimiste où l’art, la contemplation esthétique et l’ascétisme constituent les seules échappatoires possibles à la tyrannie du vouloir-vivre.
« Le monde est ma représentation : voilà une vérité qui s’applique à tout être vivant et connaissant, bien que l’homme seul puisse la traduire en connaissance abstraite et réfléchie. »
Le Monde comme volonté et comme représentation, Livre premier
La double structure de la réalité
L’ouvrage de Schopenhauer, publié en 1818 puis considérablement augmenté en 1844, établit une distinction fondamentale qui structure toute sa pensée. Le monde se présente sous deux aspects irréductibles : comme représentation, c’est-à-dire tel qu’il apparaît à notre conscience, et comme volonté, c’est-à-dire sa nature intime et véritable.
La représentation désigne l’ensemble des phénomènes que nous percevons. Cette face du monde obéit aux formes de notre connaissance : l’espace, le temps et la causalité. Schopenhauer reprend ici explicitement la philosophie transcendantale d’Emmanuel Kant. Nous ne connaissons jamais les choses en elles-mêmes, mais seulement telles qu’elles nous apparaissent, ce qui signifie qu’elles sont filtrées par les structures de notre esprit. Le monde phénoménal est donc conditionné par le sujet qui le connaît.
Mais Schopenhauer franchit un pas que Kant refusait de faire. La chose en soi, expression qiu désigne ce réel qui se cache derrière les apparences, n’est pas inconnaissable. Nous en avons une expérience directe, immédiate, par notre propre corps. Lorsque nous agissons, nous ne percevons pas seulement un corps qui se déplace dans l’espace tridimensionnel. Nous éprouvons de l’intérieur une force, une impulsion, un élan : c’est ce qu’il appelle la volonté. Cette volonté individuelle révèle la nature ultime du réel. Tout ce qui existe est l’expression d’une Volonté unique, cosmique, qui se manifeste sous d’innombrables formes.
Une métaphysique de la volonté
Le terme « métaphysique » désigne ici la recherche de ce qui se trouve au-delà des apparences physiques, l’essence profonde de la réalité. Pour Schopenhauer, cette essence est la Volonté, comprise non pas comme faculté consciente de décision, mais comme une force primitive, aveugle, dénuée de raison et de but.
Cette Volonté se déploie à tous les niveaux de l’existence. Elle pousse la pierre à tomber, l’aimant à attirer le fer, la plante à croître vers la lumière, l’animal à chercher sa nourriture, l’homme à désirer sans cesse. Partout règne le même principe d’une force qui se pousse elle-même en avant, sans savoir pourquoi ni vers quoi.
La Volonté est Une, mais elle se fragmente en multiples phénomènes individuels qui entrent en conflit. Chaque être veut vivre, persévérer, se reproduire, aux dépens des autres. La nature entière est un champ de bataille où chaque volonté particulière affirme son vouloir-vivre contre toutes les autres. L’araignée dévore la mouche, le loup chasse le cerf, l’homme exploite l’homme. Cette guerre universelle révèle que la Volonté se combat elle-même à travers ses manifestations.
L’origine de la souffrance
De cette métaphysique découle une conception pessimiste de l’existence. Si le fond de tout être est volonté, désir, manque, alors vivre signifie souffrir. Le désir naît d’un manque, d’une absence. Tant qu’il n’est pas satisfait, il nous torture. Une fois comblé, il laisse place soit à l’ennui, soit à un nouveau désir. L’homme oscille donc perpétuellement entre la douleur du manque et l’insatisfaction de la satiété.
Dans son ouvrage, Schopenhauer analyse minutieusement cette condition. La vie humaine ressemble au mouvement d’un pendule entre la souffrance et l’ennui, explique-t-il. Quand nous manquons de quelque chose, nous souffrons, tandis que lorsque nous l’obtenons, nous nous ennuyons et cherchons un nouvel objet de désir. Ce cycle se répète indéfiniment. Le plaisir n’est jamais positif, mais seulement négatif : il consiste en la cessation temporaire d’une douleur.
L’amour et la sexualité illustrent parfaitement ce mécanisme. En effet, ce que nous prenons pour des sentiments nobles n’est que la ruse de la Volonté pour assurer la reproduction de l’espèce. L’amour passionné aveugle les individus, les pousse à s’unir, à procréer, perpétuant ainsi le cycle de la souffrance. Chaque naissance est une nouvelle condamnation à vivre.
Les voies de la délivrance
Face à cette situation, Schopenhauer propose trois modalités d’échappement temporaire à la tyrannie de la Volonté.
La contemplation esthétique
L’art offre une première forme de libération. Lorsque nous contemplons une œuvre d’art, nous cessons momentanément d’être des individus soumis au vouloir. Nous devenons « sujet pur de la connaissance », détachés de nos désirs personnels. L’artiste saisit les Idées éternelles, ces formes parfaites qui se situent entre la Volonté une et les phénomènes multiples. Le spectateur ou l’auditeur peut partager cette vision désintéressée.
La musique occupe une place privilégiée dans la pensée du philosophe allemand. Contrairement aux autres arts qui représentent les Idées, la musique exprime directement la Volonté elle-même, dans ses mouvements, ses élans, ses tensions et ses résolutions. C’est pourquoi elle nous touche si profondément. Elle est le langage universel de l’âme du monde.
La compassion
L’éthique de Schopenhauer se fonde sur un sentiment qui brise l’illusion de la séparation entre les êtres : la compassion. En reconnaissant que tous les êtres vivants sont des manifestations de la même Volonté, que la souffrance d’autrui est identique à la nôtre, il est possible d’agir moralement, par conséquent la justice consiste à ne pas nuire, la charité à secourir activement.
La compassion révèle une vérité métaphysique : la distinction entre moi et l’autre est une illusion. Nous sommes tous la même Volonté se tourmentant elle-même. Cette prise de conscience peut ainsi conduire à un affaiblissement du vouloir-vivre égoïste.
L’ascétisme et le renoncement
La voie la plus radicale consiste à nier la Volonté elle-même. Les saints, les ascètes, ceux qui renoncent volontairement aux plaisirs et même à la vie pratiquent ce que Schopenhauer nomme le « déni de la volonté de vivre ». Ils ne cherchent plus à satisfaire leurs désirs. Ils acceptent la souffrance sans se révolter. Ils visent l’extinction du vouloir.
Cette doctrine rapproche Schopenhauer des philosophies et religions orientales, particulièrement du bouddhisme. Le nirvana bouddhiste, état de cessation du désir et de la souffrance, correspond à cette négation du vouloir-vivre. Schopenhauer fut l’un des premiers philosophes occidentaux à reconnaître la profondeur de la pensée orientale et à l’intégrer dans son système.
Schopenhauer et la philosophie allemande
La critique de Hegel
Schopenhauer développe sa philosophie en opposition frontale à l’idéalisme allemand dominant, particulièrement celui de Hegel. Là où Hegel voit un processus rationnel, dialectique, progressif menant vers l’accomplissement de l’Esprit, Schopenhauer voit une force aveugle, irrationnelle, source de souffrance. L’histoire n’a aucun sens, aucun but. Elle répète indéfiniment les mêmes tragédies sous des formes différentes.
Cette opposition reflète deux visions incompatibles de la réalité. Pour Hegel, le réel est rationnel. Pour Schopenhauer, la raison n’est qu’un outil subalterne au service de la Volonté irrationnelle. L’optimisme historique de Hegel contraste avec le pessimisme anthropologique de Schopenhauer.
L’héritage kantien transformé
Schopenhauer se réclame du kantisme mais le transforme radicalement. Il accepte la distinction entre phénomène et chose en soi, la théorie des formes a priori de la sensibilité et de l’entendement. Mais il rejette la multiplicité des catégories kantiennes pour n’en garder qu’une : la causalité. Surtout, il identifie la chose en soi à la Volonté, ce que Kant considérait comme impossible.
Cette modification permet à Schopenhauer de construire une métaphysique là où Kant affirmait qu’aucune connaissance de l’absolu n’était possible. Le prix à payer est une lecture controversée de Kant, souvent considérée comme une trahison du criticisme.
Résonances avec les sagesses orientales
« Si je devais prendre les résultats de ma philosophie comme étalon de la vérité, il me faudrait accorder la prééminence au bouddhisme sur toutes les autres religions. »
Le Monde comme volonté et comme représentation, Suppléments
L’affinité entre la pensée de Schopenhauer et les philosophies asiatiques est remarquable. Le concept bouddhiste de dukkha, la souffrance inhérente à l’existence, correspond exactement à l’analyse schopenhauerienne. La trishna, la soif, le désir, est la Volonté. Le nirvana c’est à dire l’extinction, est le déni de la volonté de vivre.
L’hindouisme védantique présente également des parallèles significatifs. Le maya (l’illusion) désigne le monde phénoménal, la représentation. Derrière cette illusion se cache le Brahman, l’absolu, qu’on peut rapprocher de la Volonté unique. L’atman individuel (l’âme) n’est qu’une manifestation du Brahman universel, comme chaque volonté particulière exprime la Volonté cosmique.
Schopenhauer connaissait les Upanishads dans une traduction latine et admirait profondément cette sagesse. Il voyait sa propre philosophie comme une reformulation occidentale, rationnelle, de ces vérités anciennes découvertes par l’Orient. Cette ouverture vers les traditions non-européennes était exceptionnelle pour son époque.
Influences sur la pensée ultérieure
L’impact de Schopenhauer sur la culture et la philosophie des XIXe et XXe siècles fut considérable, bien que tardif. Son œuvre resta longtemps ignorée avant de connaître un succès fulgurant après 1850.
Nietzsche et le renversement
Friedrich Nietzsche fut profondément marqué par Schopenhauer avant de s’en détacher. Il conserve l’idée d’une force vitale comme fond de la réalité, mais la transforme. Sa « volonté de puissance » n’est plus une force aveugle source de souffrance, mais une énergie créatrice à affirmer. Là où Schopenhauer prône le renoncement, Nietzsche exalte l’affirmation de la vie, même tragique.
Cette inversion est significative. Nietzsche accepte le diagnostic de Schopenhauer (le monde n’est pas rationnel, la vie implique la souffrance), mais en tire la prescription opposée. Au lieu de fuir la vie, il faut l’embrasser entièrement, dire « oui » à l’existence, même à son aspect terrible. L’amor fati, c’est à dire l’amour du destin, s’oppose au déni de la volonté.
Psychanalyse et inconscient
Sigmund Freud reconnut sa dette envers Schopenhauer. La Volonté aveugle, irrationnelle, qui détermine nos actions sans que nous en ayons conscience annonce le concept freudien d’inconscient. Le rôle de la sexualité comme ruse de l’espèce, la nature illusoire du moi conscient, l’importance des pulsions : autant de thèmes que la psychanalyse reprendra et développera scientifiquement.
De son côté, Carl Gustav Jung vit dans la Volonté schopenhauerienne une préfiguration de son concept d’inconscient collectif, cette couche profonde de la psyché commune à tous les humains, antérieure à l’individuation.
Art et littérature
Des écrivains comme Thomas Mann, Marcel Proust ou Léon Tolstoï furent influencés par Schopenhauer. Sa philosophie de l’art, sa compréhension de la musique inspirèrent Richard Wagner, avant qu’ils ne se brouillent. Thomas Mann intégra les thèmes schopenhaueriens dans ses romans, particulièrement la tension entre volonté de vivre et aspiration à l’extinction.
L’existentialisme du XXe siècle doit également à Schopenhauer. Sa description de l’absurdité de l’existence, du caractère tragique de la condition humaine, anticipe les analyses de Camus ou Sartre, même si leurs conclusions diffèrent.
Pertinence contemporaine
La pensée de Schopenhauer offre des ressources pour penser certains défis actuels.
Écologie et crise du vivant
La reconnaissance par Schopenhauer que tous les êtres vivants expriment la même Volonté, que la souffrance animale est réelle et mérite compassion, fonde une éthique environnementale. Bien avant l’éthique animale moderne, il affirmait que les animaux ne sont pas de simples machines et que l’homme n’a aucun droit de les maltraiter.
Sa critique de l’anthropocentrisme, sa vision d’une nature souffrante où l’humanité n’occupe aucune place particulièrement privilégiée n’est pas sans évoquer les préoccupations écologiques actuelles. Le vouloir-vivre humain démesuré, qui exploite et détruit son environnement, n’illustre-t-il pas la guerre de la Volonté contre elle-même ?
Souffrance mentale et bien-être
L’analyse schopenhauerienne du désir comme source de souffrance peut tout à fait éclairer certains aspects de la psychologie contemporaine. La recherche effrénée de satisfaction, la société de consommation qui crée perpétuellement de nouveaux besoins avec les marques de mode rapide par exemple, l’insatisfaction chronique qui en résulte malgré l’abondance : autant de phénomènes qu’on peut lire à la lumière du pessimisme schopenhauerien.
Par ailleurs, certaines idées de thérapie ou d’apaisement mental comme les thérapies cognitives, la pleine conscience ou les pratiques méditatives, qui visent à diminuer l’attachement aux désirs et l’identification aux pensées, rejoignent certaines idées de Schopenhauer sur la nécessité de se détacher du vouloir pour accéder à la paix intérieure.
Art et expérience esthétique
Sa philosophie de l’art reste un point de vue pertinent pour penser l’expérience esthétique face à une oeuvre d’art ou en écoutant une musique particulière. L’idée que l’art offre une forme de consolation, un refuge face à la dureté de l’existence, que la contemplation esthétique suspend momentanément nos préoccupations pratiques, n’est pas anodine.Les recherches en neurosciences montrent que lors d’une expérience esthétique intense, le réseau cérébral du « mode par défaut » impliqué dans les pensées tournées vers soi, les préoccupations personnelles et la planification, réduit son activité. Simultanément, d’autres zones s’activent, notamment celles liées à l’attention soutenue et au traitement sensoriel approfondi. Cette reconfiguration temporaire de l’activité cérébrale pourrait correspondre à ce que Schopenhauer décrivait comme la suspension du vouloir : un état où le sujet cesse momentanément d’être un individu désirant pour devenir « pur regard » contemplant l’œuvre.
Ajoutons que sa théorie de la musique en tant que vecteur de l’expression directe de l’émotion et du mouvement intérieur anticipe certaines conceptions modernes selon lesquelles la musique ne représente rien d’extérieur, mais qu’elle est l’extériorisation de la vie affective elle-même.
Critiques et limites
Le système de Schopenhauer soulève cependant plusieurs difficultés.
Sa démonstration que la chose en soi est volonté reste contestable. Il part de l’expérience subjective du vouloir et généralise ce caractère à toute réalité. Mais cette extrapolation n’est pas évidente. Pourquoi la conscience interne de notre propre corps révélerait-elle la nature ultime du cosmos ? L’explication du philosophe manque de clarté à cet égard.
Le pessimisme absolu de Schopenhauer peut aussi paraître excessif. Il nie toute possibilité de bonheur positif et réduit le plaisir à la simple cessation temporaire de la douleur. Cette vision assez extrême néglige les expériences authentiquement positives que les humains peuvent vivre : la joie, l’amour non possessif, la création, la solidarité, la découverte…
Une forte mysoginie
Ajoutons à cela que sa conception de la femme, fortement misogyne, reflète les préjugés de son temps et disqualifie une partie de son œuvre. Il attribue aux femmes une infériorité intellectuelle naturelle et les réduit à leur fonction reproductrice, ce qui contredit son propre principe d’égalité métaphysique de tous les êtres.
Voici quelques extraits de son ouvrage « Essai sur les femmes (Über die Weiber), publié dans Parerga et Paralipomena en 1851 :
Sur l’infériorité intellectuelle
« Les femmes sont le sexus sequior, le sexe second à tous égards, fait pour se tenir à l’écart et au second plan. »
« Les femmes sont vouées à demeurer toute leur vie de grands enfants, une sorte d’intermédiaire entre l’enfant et l’homme. »
Sur le rôle reproducteur
« Comme les femmes sont uniquement créées pour la propagation de l’espèce et que toute leur vocation se concentre en ce point, elles vivent plus pour l’espèce que pour les individus, et prennent plus à cœur les intérêts de l’espèce que les intérêts des individus. »
Sur la capacité créatrice
« Dans le monde entier, ce sexe n’a pu produire un esprit véritablement grand, ni une œuvre complète et originale dans les Beaux-arts. »
Sur la soumission
« Il est évident que la femme par nature est destinée à obéir. »
Sa misogynie s’explique en partie par sa relation toxique avec sa mère Johanna, une romancière célèbre, qui l’a chassé de chez elle pour garder son amant, et qu’il ne reverra jamais. Il lui reprochait aussi de ne pas s’être occupée de son père mourant. Cependant, une telle mysoginie ne fait pas pencher la balance en faveur du philosophe allemand, que les critères actuels placeraient à juste titre plutôt du côté opposé de celui d’un intellectuel philosophe.
Un pessimisme lucide
Malgré les limites que nous venons d’évoquer, il faut reconnaître que « Die Welt als Wille und Vorstellung », l’œuvre majeure de Schopenhauer nous propose une interprétation radicale de l’existence qui refuse tout optimisme facile. En identifiant la souffrance comme structure fondamentale du vivant, en essayant de démasquer les illusions qui nous maintiennent dans le vouloir-vivre, il offre un regard sans concession sur la condition humaine.
Sa philosophie ne conduit pas nécessairement au désespoir. Elle peut au contraire libérer d’attentes irréalistes, d’illusions de bonheur perpétuel qui génèrent déception et amertume. Comprendre que la vie implique nécessairement la souffrance permet sans doute de l’affronter avec plus de lucidité et de sagesse.
L’influence durable de « Le Monde comme volonté et comme représentation » tient à sa capacité à nommer une expérience humaine fondamentale : le sentiment que quelque chose en nous nous dépasse, nous pousse en avant malgré nous, que nos désirs nous tyrannisent plus qu’ils ne nous comblent. Schopenhauer donne forme philosophique à ce sentiment et propose des voies, sinon pour supprimer la souffrance, du moins pour en atténuer l’emprise.










