Kierkegaard place l’individu au-dessus de la loi morale universelle à travers la figure de l’Exception. De l’obéissance absurde d’Abraham à la critique de la « foule », cet article explore un concept central de l’existentialisme qui interroge notre rapport à la norme.
Un père mène son fils unique sur une montagne. Il aime cet enfant plus que tout. Pourtant, il porte un couteau et du bois, avec l’intention de sacrifier ce fils. Il n’est pas fou. Il agit par obéissance à un ordre divin qui contredit tout ce que la morale humaine commande. Cet homme est Abraham, et son geste est incompréhensible.
Pour le philosophe danois du XIXe siècle Søren Kierkegaard, cette scène biblique n’est pas une simple histoire. Elle est l’illustration la plus pure et la plus terrifiante de « l’Exception » : l’individu singulier qui se retrouve au-dessus de la loi universelle, seul face à l’Absolu.
Cette idée pose une question vertigineuse : un individu peut-il être justifié de violer les règles éthiques qui lient toute la société? À une époque qui valorise la transparence, la responsabilité collective et les normes partagées, la défense kierkegaardienne du secret et de la foi subjective est plus provocatrice que jamais. Cet article va explorer ce que signifie être une « exception », en quoi elle se distingue du héros tragique, et pourquoi cette notion, loin d’être un simple concept religieux, interroge notre place face à la « foule ».
En 2 minutes
- L’Exception désigne l’individu qui, par sa relation personnelle à Dieu, suspend la loi morale universelle (le « Général »).
 - L’exemple absolu est Abraham, qui accepte de sacrifier Isaac, un acte éthiquement injustifiable, mais justifié par la foi.
 - Kierkegaard oppose l’Exception (le Chevalier de la foi) au Héros tragique (Agamemnon), qui, lui, reste compréhensible et justifié par le Général.
 - L’Exception ne peut pas se justifier, elle est silencieuse et incompréhensible pour les autres.
 - Ce concept critique la « foule » anonyme et réaffirme la primauté de la subjectivité et de la responsabilité individuelle.
 
Qu’est-ce que « le Général » que l’Exception transgresse?
Avant de comprendre l’Exception, il faut saisir ce à quoi elle s’oppose : « le Général ».
Chez Kierkegaard, le Général (parfois appelé l’Universel) désigne l’ensemble des lois morales, des normes sociales et des attentes rationnelles qui s’appliquent à tous les membres d’une communauté. C’est le domaine de l’éthique publique, le « on doit » et le « il faut ».
Par exemple, le commandement « Tu ne tueras point » est une norme du Général. Il est universel, compréhensible par la raison, et nécessaire à la vie en société.
Le Général est le pilier du « stade éthique » de l’existence, l’un des trois stades décrits par Kierkegaard (esthétique, éthique, religieux). Y vivre, c’est choisir la responsabilité, le mariage, le devoir. C’est la sphère de philosophes comme Kant, pour qui une action n’est morale que si elle peut être universalisée, ou Hegel, pour qui l’individu trouve sa vérité la plus haute en se réalisant dans l’État et les institutions (l’incarnation du Général).
Kierkegaard respecte profondément le stade éthique. Il admire l’homme qui accomplit son devoir universel. Le problème n’est pas que le Général soit mauvais ; le problème est qu’il n’est pas tout. Pour Kierkegaard, il existe une sphère supérieure : le religieux.
L’Exception est précisément l’individu qui est appelé à sortir du Général, non pas pour retomber dans l’égoïsme du stade esthétique, mais pour entrer dans une relation paradoxale et personnelle avec Dieu, qui transcende l’éthique.
Comment Kierkegaard explique-t-il l’acte d’Abraham?
Dans son ouvrage le plus célèbre sur ce sujet, Crainte et Tremblement (signé sous le pseudonyme Johannes de Silentio), Kierkegaard analyse méticuleusement la figure d’Abraham pour la distinguer d’autres figures sacrificielles.
Pour saisir l’unicité d’Abraham, il le compare au « héros tragique », dont l’exemple type est Agamemnon. Le roi grec Agamemnon doit sacrifier sa fille Iphigénie pour que les vents se lèvent et que la flotte grecque puisse partir pour Troie. Cet acte est terrible, mais il est compréhensible. Agamemnon sacrifie son intérêt privé (son amour de père) à un Général supérieur (le bien de la nation, le destin de l’armée). Il peut être pleuré, admiré, et surtout, il peut expliquer son geste.
Abraham, lui, est dans une situation radicalement différente. L’ordre de tuer Isaac ne sert aucun intérêt public. Il ne sauve pas un peuple, il ne accomplit aucune mission éthique. Au contraire, il viole l’éthique (tuer son fils) et la promesse divine elle-même (Isaac est l’enfant de la promesse). L’acte d’Abraham est absurde.
C’est ici qu’intervient le concept central : la suspension téléologique de l’éthique.
- Définition : La suspension téléologique de l’éthique est l’idée qu’un individu peut être appelé par une fin (un telos) supérieure, en l’occurrence Dieu, à mettre temporairement entre parenthèses la loi morale universelle (l’éthique).
 - Exemple : L’ordre divin (la fin supérieure) pousse Abraham à suspendre la règle éthique « Tu ne tueras point ton fils ».
 
Abraham ne peut pas se justifier. S’il dit à sa femme Sarah : « Dieu me l’a demandé », elle le prendra pour un fou. Il est seul, dans le secret absolu. Il ne s’agit pas d’un choix rationnel, mais d’un « saut de la foi ». Kierkegaard décrit la foi comme « ce paradoxe que l’individu, en tant qu’individu, est supérieur au général » (Kierkegaard, Crainte et Tremblement, in Œuvres complètes, Éditions de l’Orante, T. V, p. 115).
Cet individu, le « Chevalier de la foi », accomplit un double mouvement. D’abord, il se résigne à perdre ce qu’il a de plus cher (c’est la « résignation infinie »). Ensuite, par la force de l’absurde, il croit qu’il le récupérera, que pour Dieu tout est possible. C’est pourquoi Abraham croit jusqu’au bout que, d’une manière ou d’une autre, il ne perdra pas Isaac.
Notions clés
- Angoisse: Le « vertige de la liberté » ; le sentiment de pure possibilité qui saisit l’individu face à un choix existentiel, comme celui d’Abraham.
 - Le Général: L’ordre éthique, social et rationnel universel, par opposition à l’individu singulier.
 - Saut de la foi: L’acte de croire en l’absurde (par exemple, en Dieu) sans preuve rationnelle, par un engagement personnel total.
 - Stades de l’existence: Les trois sphères de vie (esthétique, éthique, religieux) que l’individu traverse ; l’Exception appartient au stade religieux.
 - Subjectivité: L’idée que la vérité fondamentale ne se trouve pas dans les faits objectifs, mais dans l’engagement passionné de l’individu (« La subjectivité est la vérité »).
 
L’Exception est-elle juste un prétexte à l’immoralité?
La critique la plus évidente et la plus puissante adressée à Kierkegaard est que sa théorie de l’Exception ouvre la porte à l’arbitraire le plus total.
La position de l’éthique universelle, défendue notamment par Emmanuel Kant, est claire : si la morale n’est pas universelle, elle n’est rien. Si l’on autorise des « exceptions » à la loi morale, n’importe quel fanatique ou criminel peut prétendre avoir reçu un « ordre divin » pour justifier ses actes. Comment distinguer Abraham d’un meurtrier qui se dit inspiré?
Kierkegaard (ou plutôt, son pseudonyme Johannes de Silentio) est parfaitement conscient de ce danger. Il insiste sur le fait que l’Exception est terrifiante, rare, et marquée par l’angoisse. Il ne fournit aucun critère extérieur pour la reconnaître. C’est là tout le paradoxe : si on pouvait prouver qu’on est une exception, on ne le serait pas, car on rentrerait dans un nouveau système de justification, un nouveau « Général ».
Le Chevalier de la foi est silencieux. Il ne cherche pas à convaincre, il ne crée pas une nouvelle loi. Il ressemble, d’extérieur, à un bourgeois ordinaire, à un percepteur des impôts. Il n’a rien d’un héros excentrique. Sa grandeur est purement intérieure, invisible, dans l’intensité de sa foi. Celui qui se vante d’être une exception est presque certainement un imposteur.
D’autres philosophes, notamment les existentialistes athées comme Jean-Paul Sartre et Albert Camus, reprendront l’accent de Kierkegaard sur l’individu, l’angoisse et l’absurde, mais en rejetant la solution divine.
- Pour Sartre, s’il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas d’Absolu pour justifier la suspension de l’éthique. L’individu est seul et « condamné à être libre ». Il doit inventer sa propre morale, mais il est responsable de ses choix non seulement pour lui-même, mais pour l’humanité entière. L’exception n’existe pas, car chaque choix individuel engage l’universel.
 - Pour Camus, l’individu (comme Meursault dans L’Étranger) peut être une exception sociale, étranger aux codes du Général. Mais face à l’absurdité du monde, la réponse n’est pas un « saut de la foi » (que Camus considère comme un « suicide philosophique »), mais la « révolte », la liberté et la passion consciente.
 
Le point de désaccord fondamental reste la téléologie. L’Exception de Kierkegaard est justifiée par une fin supérieure (Dieu). Sans Dieu, le concept s’effondre, laissant l’individu seul face à l’éthique ou face au néant.
Que nous apprend l’Exception aujourd’hui?
Transposer l’Exception kierkegaardienne dans notre monde sécularisé est délicat. La plupart de nos « exceptions » contemporaines ne sont pas des Chevaliers de la foi.
Prenons l’exemple du lanceur d’alerte ou du désobéissant civique. Une personne comme Edward Snowden brise la loi (le Général, incarné par les lois sur le secret défense) au nom d’un principe qu’elle juge supérieur. Est-elle une Exception? Pas au sens strict de Kierkegaard. Le lanceur d’alerte justifie son acte publiquement, au nom d’un autre Général (la Constitution, la Démocratie, le droit à l’information). Il cherche à réformer le Général, non à le suspendre par une foi privée.
L’apport le plus durable de Kierkegaard sur ce point est sa critique de « la foule ». La foule, pour lui, est l’anonymat, le « on dit », l’abstraction qui dilue la responsabilité. « La foule, c’est le mensonge », écrit-il. C’est l’opinion publique, la tyrannie de la majorité, ce que nous appelons aujourd’hui la « pensée de groupe » ou la pression des réseaux sociaux.
Face à la foule, l’Exception est l’individu qui ose être singulier. C’est celui qui assume la responsabilité de son existence sans se cacher derrière le collectif. C’est la personne dont la conviction intérieure pèse plus lourd que l’approbation extérieure.
Il ne s’agit pas de rejeter la démocratie ou la vie sociale (le Général), mais de rappeler que celles-ci n’ont de valeur que si elles sont composées d’individus responsables, et non d’un conglomérat anonyme.
Le silence de l’individu
L’histoire d’Abraham sur le mont Moriah reste l’une des plus dérangeantes de la tradition occidentale. Kierkegaard ne nous demande pas de l’imiter, il n’écrit pas un manuel pour devenir une exception. Il utilise cette figure extrême pour poser une question fondamentale.
Il nous force à nous demander ce qui, dans nos propres vies, relève de l’obéissance confortable au « Général » et ce qui relève d’une conviction subjective, silencieuse et peut-être incompréhensible pour les autres.
La figure de l’Exception n’est pas un modèle, mais un miroir tendu à notre propre existence. Elle nous rappelle la solitude fondamentale de l’individu face à ses choix les plus profonds, et le fait que les vérités les plus importantes ne sont peut-être pas celles qui se prouvent, mais celles qui se vivent.
Pour approfondir
#Foi et éthique
Søren Kierkegaard — Crainte et tremblement (Rivages poche)
#Biographie
Joakim Garff — Søren Kierkegaard, une biographie (1813-1855) (Lambert-Lucas)
#Étude classique
Jean Wahl — Études kierkegaardiennes (Vrin)
#Introduction contemporaine
Vincent Delecroix — Singulière philosophie : Essai sur Kierkegaard (Éditions du Félin)
#Vulgarisation
Robert Ferguson — Petits préceptes de vie selon Kierkegaard (Pocket)










