Pour Søren Kierkegaard, le péché n’est pas une simple faute morale, mais une rupture existentielle. Loin d’être une fatalité, c’est un choix que chaque individu fait dans l’angoisse. Comment le penseur danois lie-t-il angoisse, liberté et désespoir ?
Imaginez-vous au bord d’une falaise. Rien ne vous force à sauter, mais la simple possibilité de le faire vous donne le vertige. Vous n’avez pas peur du vide, mais de votre propre liberté. Pour le philosophe danois Søren Kierkegaard (1813-1855), ce sentiment est l’essence de la condition humaine.
C’est « l’angoisse », le moment précis où notre liberté prend conscience d’elle-même, juste avant le choix fondamental : celui de l’existence, ou celui du péché.
La question centrale de Kierkegaard est disruptive : et si le péché n’était pas une liste d’actions interdites, mais un état de « désespoir », une maladie de l’esprit (le Soi) qui refuse sa propre nature ?
Comprendre cela est essentiel pour saisir pourquoi la subjectivité prime sur le système. Explorons comment Kierkegaard redéfinit le péché non comme une transgression morale, mais comme le résultat direct de notre liberté. Nous analyserons d’abord le rôle de l’angoisse, puis la nature du « saut » existentiel, et enfin les implications de cette vision sur notre rapport à la foi.
En 2 minutes
- Le péché chez Kierkegaard n’est pas un acte moral, mais un état : le désespoir ou la rupture de la relation avec Dieu.
- L’angoisse (le « vertige de la liberté ») est la condition qui précède le péché, c’est la conscience de notre propre possibilité.
- Chaque individu choisit de « sauter » dans le péché ; il n’est pas hérité de manière déterministe (comme chez Augustin).
- La liberté est absolue : elle est ce qui nous permet de pécher, mais aussi ce qui permet le « saut » de la foi.
- Sortir du péché (désespoir) nécessite une relation à Dieu, définie comme un acte de foi subjectif et paradoxal.
Qu’est-ce que l’angoisse chez Kierkegaard?
L’angoisse (Angest en danois) n’est pas la peur. La peur a un objet défini : la peur d’un examen, la peur d’un animal. L’angoisse, selon Kierkegaard, est une peur sans objet précis ; c’est le vertige de la liberté face à ses propres possibilités infinies.
Kierkegaard analyse ce concept dans son ouvrage Le Concept de l’Angoisse (1844). Il utilise l’image d’Adam dans le jardin d’Eden. L’innocence d’Adam n’est pas la vertu, c’est l’ignorance. Il ne sait pas ce qu’il peut faire.
L’interdit divin (« ne mange pas ce fruit ») change tout. Il n’introduit pas le péché, il introduit la possibilité de pécher. C’est cette possibilité qui génère l’angoisse. Adam découvre qu’il est libre.
Kierkegaard écrit : « L’angoisse est la réalité de la liberté comme possibilité avant la possibilité » (S. Kierkegaard, Le Concept de l’Angoisse, trad. P.-H. Tisseau et E. M. Jacquet-Tisseau, Gallimard, p. 74). C’est le moteur psychologique qui nous fait passer de l’innocence (ignorance) à l’acte (le péché). L’angoisse est le prix à payer pour ne pas être un simple animal obéissant.
Pourquoi le péché n’est-il pas simplement hérité?
La rupture la plus nette de Kierkegaard se fait avec l’interprétation traditionnelle, notamment celle de Saint Augustin, du péché originel.
Pour Augustin, le péché d’Adam a corrompu la nature humaine. Nous naissons avec une « concupiscence » (un désir désordonné) et une culpabilité héritée. La liberté humaine est affaiblie, incapable de choisir le bien sans la grâce. Le péché est une transmission, presque une fatalité biologique ou légale.
Kierkegaard trouve cette vision logiquement absurde et existentiellement malhonnête. Si le péché est hérité de manière déterministe, alors ce n’est plus un péché (un acte de liberté), c’est une maladie ou un état de fait. Cela transforme les humains en victimes passives plutôt qu’en agents responsables.
Pour Kierkegaard, le péché doit être un acte personnel pour être vraiment le péché. Il insiste sur le fait que « le péché est entré dans le monde par le péché » (un acte) et non par une nécessité.
Ce qui est « originel » ou hérité, ce n’est pas la culpabilité, c’est l’angoisse. Nous héritons de la condition humaine (la liberté, la finitude, l’angoisse) dans un monde où le péché existe déjà. Mais la culpabilité, elle, commence avec le « saut » de chaque individu.
En quoi le péché est-il un « saut » de la liberté?
Puisque le péché n’est pas un état hérité, comment y entrons-nous ? Kierkegaard utilise le concept de « saut » (Springet).
Prenons l’analogie de l’apprentissage du vélo. Il n’y a pas de transition logique et graduelle entre « ne pas savoir faire du vélo » (avec les petites roues) et « savoir en faire ». Il y a un moment où vous étiez tenu, et l’instant d’après, vous pédalez seul. Entre les deux, il y a un « saut » : un instant d’instabilité, un acte qui change votre état.
Pour Kierkegaard, le passage de l’innocence (ou de l’angoisse) au péché fonctionne de même. Ce n’est pas une déduction logique. C’est un acte qualitatif : il change la nature même de l’individu.
La conséquence est radicale : chaque être humain est son propre Adam. Nous n’héritons pas du péché d’Adam, nous héritons de la condition qui nous amène à répéter le saut d’Adam. Le péché n’est donc pas une fatalité, mais une décision personnelle que chacun prend, faisant de lui-même un « pécheur ».
Notions clés
- Angoisse (Angest) : Le vertige ressenti par la liberté lorsqu’elle contemple ses propres possibilités infinies, notamment celle de fauter.
- Le Saut (Springet) : La transition qualitative et non logique entre deux états existentiels (ex: de l’angoisse au péché, ou du doute à la foi).
- Désespoir (Fortvivlelse) : L’état fondamental du péché ; une « maladie mortelle » du Soi qui refuse d’être lui-même ou veut être lui-même par ses propres forces.
- Subjectivité : L’idée que la vérité la plus haute (notamment religieuse) n’est pas un fait objectif mais une appropriation personnelle et passionnée.
- Stades existentiels : Les trois sphères de l’existence (esthétique, éthique, religieux) que l’individu peut traverser par des choix.
Le péché est-il donc juste une faute morale?
C’est une objection majeure. Si nous choisissons de pécher, pourquoi ne pouvons-nous pas simplement choisir de ne pas pécher ? C’est ici que Kierkegaard se distingue d’une vision morale classique, comme celle d’Emmanuel Kant.
Pour une approche morale (kantienne), une faute est une transgression de la loi universelle (le devoir). On peut la réparer par la raison ou la volonté. Pour Kierkegaard, le péché est bien plus profond. Il le décrit dans La Maladie à la Mort (1849) comme le désespoir.
Le désespoir n’est pas simplement être triste ; c’est un échec du Soi à s’accepter tel qu’il est. Kierkegaard définit l’être humain comme une synthèse : un être à la fois fini (corps, temps, nécessité) et infini (esprit, possibilité, liberté), dont la relation est fondée par un Autre (Dieu).
Le péché (désespoir) survient lorsque cette relation fondatrice est rompue. Cela prend deux formes principales :
Le désespoir de « ne pas vouloir être soi-même » : C’est la fuite. L’individu refuse sa liberté, se perd dans la masse (« on dit que… »), le divertissement, ou l’esthétisme. Il refuse la part infinie de lui-même.
Le désespoir de « vouloir être soi-même » : C’est le défi. L’individu refuse sa finitude ou sa dépendance. Il veut être son propre créateur, un « self-made man » absolu, refusant le fondement divin.
La morale classique pense que l’homme peut se sauver par la vertu ou la raison. Kierkegaard, en théologien chrétien, soutient que le péché (désespoir) est une « maladie mortelle » de l’esprit, une rupture si fondamentale que la volonté éthique seule est impuissante.
Si le péché est le désespoir, comment en sortir?
Si la volonté morale ne suffit pas, comment guérir de cette « maladie mortelle » ? La réponse de Kierkegaard est le « saut » inverse : la foi.
Tout comme le péché est un saut loin de Dieu, la foi est un saut vers Dieu. Et tout comme le péché, la foi n’est pas une conclusion logique ou rationnelle. C’est un acte de la volonté qui va au-delà de la raison.
Kierkegaard prend l’exemple d’Abraham, sommé par Dieu de sacrifier son fils Isaac. D’un point de vue éthique (moral), Abraham est un meurtrier. D’un point de vue rationnel, l’ordre est absurde. Pourtant, Abraham obéit.
C’est ce que Kierkegaard appelle croire « en vertu de l’absurde ». La foi est un paradoxe. Elle implique une « suspension téléologique de l’éthique » : la relation personnelle et subjective à Dieu passe avant la loi morale universelle.
Sortir du péché n’est donc pas « faire le bien » (stade éthique), mais rétablir la relation rompue avec Dieu (stade religieux). C’est accepter d’être un Soi fondé, en s’abandonnant à la puissance qui nous a établis. Ce saut de la foi est la seule réponse existentielle au désespoir.
Et dans la vie courante?
La pensée de Kierkegaard, bien que théologique, a des échos directs dans la psychologie moderne et la culture contemporaine.
Premièrement, elle offre une grille de lecture pour « l’anxiété » moderne. Lorsque nous parlons aujourd’hui de « l’angoisse du choix » (paralysie face à trop d’options, ou « FOMO » – Fear Of Missing Out), nous décrivons, dans des termes kierkegaardiens, l’angoisse comme le vertige des possibilités. L’angoisse n’est pas vue comme un dysfonctionnement à soigner, mais comme une part inévitable de la liberté.
Deuxièmement, sa définition du désespoir comme « maladie du Soi » résonne avec les crises d’identité. L’injonction contemporaine à « être soi-même » ou à « se construire » serait, pour Kierkegaard, la définition même du péché (le désespoir de vouloir être soi-même par ses propres forces). Il y verrait une forme de défi prométhéen voué à l’échec spirituel.
Enfin, l’existentialisme athée (notamment Jean-Paul Sartre) reprendra cette idée de liberté radicale. Pour Sartre, « l’existence précède l’essence ». Nous sommes « condamnés à être libres ». C’est une version sécularisée de l’angoisse de Kierkegaard. La différence fondamentale demeure : pour Sartre, l’angoisse est le vertige face au néant (il n’y a pas de Dieu). Pour Kierkegaard, l’angoisse est le vertige face à la possibilité de rompre avec le fondement (Dieu).
Le vertige est un signal
Nous voici revenus au bord de la falaise. Le vertige n’a pas disparu. Kierkegaard nous laisse face à cette condition fondamentale : notre plus grande noblesse (la liberté) est aussi notre plus grand risque (la possibilité du péché).
Il ne propose pas de système pour éliminer l’angoisse, ni de code moral pour éviter la faute. Il demande plutôt : que ferons-nous de ce vertige ?
La réponse de Kierkegaard est que l’on ne peut pas rester éternellement au bord du gouffre. L’existence exige un « saut ». Que ce soit le saut dans le désespoir (le péché) ou le saut dans la foi (l’absurde), l’individu ne peut échapper à la responsabilité de son propre choix.
L’angoisse n’est pas un problème ; c’est le signal que nous sommes en vie et, surtout, que nous sommes libres.
Sources et lectures
- Kierkegaard, S. (1844). Le Concept de l’Angoisse. (Trad. P.-H. Tisseau et E. M. Jacquet-Tisseau, Gallimard, coll. « Idées »).
- Kierkegaard, S. (1849). La Maladie à la Mort. (Trad. K. Ferlov et J. J. Gateau, Gallimard, coll. « Idées »).
- Clair, A. (2004). Kierkegaard. Existence et éthique. PUF.
- McDonald, W. (2022). « Søren Kierkegaard ». The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Winter 2022 Edition), E. N. Zalta & U. Nodelman (eds.).
- Weston, M. (1994). Kierkegaard and Modern Continental Philosophy. Routledge.
Pour approfondir
#Foi et éthique
Søren Kierkegaard — Crainte et tremblement (Rivages poche)
#Biographie
Joakim Garff — Søren Kierkegaard, une biographie (1813-1855) (Lambert-Lucas)
#Étude classique
Jean Wahl — Études kierkegaardiennes (Vrin)
#Introduction contemporaine
Vincent Delecroix — Singulière philosophie : Essai sur Kierkegaard (Éditions du Félin)
#Vulgarisation
Robert Ferguson — Petits préceptes de vie selon Kierkegaard (Pocket)










