La vie est-elle une course sans arrivée ? Schopenhauer et l’énigme du désir
Pourquoi désirons-nous sans cesse ? Arthur Schopenhauer propose une vision radicale : la vie elle-même est une force aveugle qui nous pousse au désir, et ce désir est la racine de toute souffrance. Une philosophie du renoncement est-elle la seule issue ?
Nous connaissons tous ce sentiment. L’attente fébrile d’une promotion, la quête d’un partenaire, l’achat d’un objet longtemps convoité. Nous organisons notre existence autour de ces buts, convaincus que leur atteinte nous apportera une satisfaction durable.
Pourtant, une fois l’objectif atteint, la joie est souvent brève, remplacée par un vide, une accoutumance, ou pire, par l’anxiété du prochain objectif.
La roue se remet à tourner.
Ce cycle d’espoir et de désillusion n’est pas un accident de parcours. Pour le philosophe allemand du 19e siècle, Arthur Schopenhauer, il s’agit du mécanisme fondamental de l’existence. La question centrale de sa philosophie est radicale : et si la vie n’était pas une quête de bonheur, mais une forme de servitude à une force qui nous dépasse et nous condamne à l’insatisfaction ? Nous allons explorer le concept central de Schopenhauer, le « Vouloir-vivre », pour comprendre pourquoi il est, selon lui, la source de toute souffrance. Nous verrons ensuite quelles voies de libération il propose, de l’art à l’ascétisme, et ce que cette vision « pessimiste » peut encore nous apprendre sur notre société moderne, obsédée par la performance et le désir.
En 2 minutes
- Schopenhauer identifie la réalité ultime non comme Dieu ou la Raison, mais comme le « Vouloir-vivre » : une force universelle, aveugle et insatiable.
- Nos désirs, nos ambitions et nos peurs ne sont que les manifestations individuelles de ce Vouloir impersonnel.
- La souffrance est inévitable, car le Vouloir ne peut jamais être pleinement satisfait. Sa nature est de désirer sans fin.
- Si le désir est satisfait, il laisse place à l’ennui, l’autre pôle de la misère humaine.
- Des échappatoires temporaires existent (l’art, la compassion), mais la seule libération véritable est la « négation » de ce Vouloir-vivre.
Qu’est-ce que le « Vouloir-vivre » chez Schopenhauer?
Pour saisir la pensée de Schopenhauer, il faut d’abord accepter sa prémisse, exposée dès la première ligne de son œuvre majeure, Le Monde comme volonté et comme représentation : “Le monde est ma représentation.” Cela signifie que le monde que nous percevons, avec ses objets, ses lois physiques, son espace et son temps, n’est qu’une apparence, un « phénomène » filtré par notre esprit, à la manière de ce que décrivait Kant.
Mais contrairement à Kant, qui jugeait la « chose en soi » (la réalité ultime derrière l’apparence) inaccessible, Schopenhauer affirme que nous y avons un accès privilégié. Cet accès, ce n’est pas notre intellect, mais notre propre corps. Lorsque nous bougeons, désirons, ou ressentons la faim, nous ne faisons pas qu’observer un objet ; nous ressentons de l’intérieur la force qui nous anime.
Cette force est le Vouloir-vivre (Wille zum Leben). C’est le terme central de sa philosophie.
Définition : Le Vouloir-vivre est l’essence métaphysique de toute chose ; une énergie fondamentale, unique, inconsciente et irrationnelle, qui pousse toute chose à exister et à se perpétuer. Cette force n’est pas seulement en nous. C’est elle qui fait pousser la plante vers le soleil, qui guide l’araignée dans le tissage de sa toile, qui régit l’attraction magnétique et la gravité.
Chez l’être humain, cette force cosmique prend la forme que nous appelons « désir », « ambition » ou « instinct de survie ». Notre conscience et notre intellect, dont nous sommes si fiers, ne sont en réalité que des serviteurs de ce Vouloir. L’intellect ne choisit pas nos désirs ; il se contente de trouver les moyens les plus efficaces de les satisfaire.
Schopenhauer insiste sur le fait que ce Vouloir est aveugle. Il n’a pas de but final, pas de plan divin. Son unique objectif est de « vouloir » encore et toujours. “Le monde est le miroir dans lequel la volonté s’aperçoit elle-même”, écrit-il (Le Monde comme volonté et comme représentation). Dans cette optique, l’individu n’est qu’une marionnette tragique, croyant agir librement alors qu’il n’est que l’outil de cette force impersonnelle.
Pourquoi ce « Vouloir » nous fait-il nécessairement souffrir?
La conséquence directe de cette métaphysique est que la souffrance n’est pas un accident de la vie, mais son essence même. Si la vie est l’expression d’une force dont la nature est de désirer, et que désirer signifie être en état de manque, alors vivre, c’est manquer.
Schopenhauer utilise une analogie célèbre : la vie humaine oscille “comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui” (Le Monde…).
Premièrement, il y a la souffrance. C’est l’état par défaut.
Définition : La souffrance est l’état de privation ressenti lorsque le Vouloir rencontre un obstacle. Avoir faim, c’est le Vouloir (survie) qui est entravé. L’échec professionnel, c’est le Vouloir (reconnaissance, statut) qui est frustré. La maladie, c’est le Vouloir (intégrité physique) qui est nié.
Toute notre existence est une lutte pour combler ces manques. Nous courons après la nourriture, l’argent, l’amour, le pouvoir. Nous sommes comme des hamsters dans une roue, croyant courir vers un objectif, alors que la structure même de la roue nous condamne à courir sur place.
Deuxièmement, il y a l’ennui. C’est ce qui arrive dans le cas improbable où nous parvenons à satisfaire momentanément tous nos désirs. La satisfaction elle-même n’est jamais positive ; elle est seulement la cessation d’une douleur. Une fois la douleur (le manque) disparue, que reste-t-il ? Le vide.
Définition : L’ennui est la souffrance du Vouloir qui n’a plus d’objet immédiat à désirer, révélant le vide de l’existence. C’est la mélancolie du dimanche après-midi, la crise existentielle de celui qui a « tout pour être heureux », ou l’apathie qui suit l’accomplissement d’un grand projet de vie.
Pour Schopenhauer, le bonheur, compris comme un état positif et durable, est une illusion. Les moments heureux ne sont que les brèves pauses où le pendule passe du manque à l’ennui. Le moteur de la vie est la douleur, et son carburant est l’illusion que nous pouvons y échapper.
Notions clés
- Volonté (Wille) : La force métaphysique unique, aveugle et irrationnelle qui anime l’univers et se manifeste en nous comme désir de vivre.
- Représentation (Vorstellung) : Le monde tel que nous le percevons (le phénomène), structuré par notre esprit (espace, temps, causalité).
- Pessimisme (métaphysique) : La doctrine selon laquelle la non-existence est préférable à l’existence, car la souffrance est inhérente à la vie.
- Mitleid (Compassion) : La capacité éthique de reconnaître la souffrance d’autrui comme identique à la sienne, brisant l’illusion de l’individualité.
- Principium individuationis (Principe d’individuation) : L’illusion, créée par l’espace et le temps, qui nous fait croire que nous sommes des individus séparés les uns des autres, alors que nous sommes tous des manifestations du même Vouloir.
Peut-on échapper à cette souffrance?
Le diagnostic de Schopenhauer est sombre, mais il n’est pas sans espoir. Il propose une sotériologie, une voie de salut. Si le problème est le Vouloir, la solution doit être de le neutraliser. Il identifie trois voies, de la plus accessible à la plus radicale.
H3 : La voie esthétique : une suspension temporaire
La première échappatoire est l’art. Lorsque nous sommes face à une œuvre d’art telle quun tableau où une symphonie, quelque chose d’étonnant se produit. Nous cessons de nous demander « à quoi cela me sert ? » ou « comment puis-je l’utiliser ? ». Nous ne désirons plus l’objet.
L’expérience esthétique nous transforme. De sujet « voulant » c’est-à-dire un individu esclave de ses désirs, nous devenons un « pur sujet connaissant, sans volonté ». Nous ne faisons plus que contempler l’Idée -l’essence- de la chose représentée. Pendant ce bref instant, le pendule s’arrête. Nous sommes libérés de la souffrance et de l’ennui.
Schopenhauer établit une hiérarchie des arts. Au sommet, il place la musique. Elle est, selon lui, l’art le plus pur car elle ne copie pas les apparences du monde (les Idées), mais exprime directement le Vouloir lui-même, ses tensions, ses luttes et ses apaisements.
Il est vrai que cette libération est puissante mais éphémère. Dès que la musique s’arrête ou que nous détournons le regard du tableau, le Vouloir nous rattrape. Nous redevenons des individus pris dans la roue du désir.
La voie éthique : la reconnaissance par la compassion
La seconde voie est morale : la compassion (en allemand, Mitleid, littéralement « souffrir avec »). L’égoïsme est la posture naturelle de l’individu. Enfermé dans sa « Représentation », il ne voit les autres que comme des obstacles ou des outils pour son propre Vouloir.
La compassion est une percée métaphysique. C’est le moment où, face à la souffrance d’un autre être -humain ou animal-, nous réalisons intuitivement que notre séparation n’est qu’une illusion (le principium individuationis). Nous comprenons que la même Volonté qui souffre en nous souffre également en lui. La douleur de l’autre devient la nôtre.
Cet acte de compassion brise l’égoïsme. Il ne supprime pas la souffrance du monde — au contraire, il nous la fait ressentir plus intensément — mais il calme l’ardeur de notre Vouloir individuel.
La compassion réduit notre attachement égoïste au monde, mais elle ne supprime pas le Vouloir lui-même. Elle prépare seulement le terrain pour l’étape finale.
La voie ascétique : la négation du Vouloir
La libération ultime est la négation du Vouloir-vivre. C’est un renversement complet, un acte par lequel le Vouloir, ayant atteint la pleine conscience de sa propre misère à travers l’humain, se retourne contre lui-même et se nie.
C’est la voie de l’ascète, du saint, du mystique. Schopenhauer la décrit à travers trois pratiques:
La pauvreté volontaire : Renoncer aux richesses pour ne pas donner d’objet au désir.
Le jeûne et la mortification : Affaiblir le corps pour affaiblir la manifestation la plus directe du Vouloir.
La chasteté parfaite : Refuser de participer à l’acte de procréation, que Schopenhauer voit comme l’acte suprême du Vouloir-vivre, assurant sa perpétuation.
L’objectif n’est pas le suicide. Le suicide est un échec : c’est un acte où l’on veut la fin de sa souffrance, mais où l’on affirme encore le Vouloir : on est juste déçu que le monde ne réponde pas à nos désirs. L’ascétisme est une extinction douce, une indifférence progressive à tout ce que le monde peut offrir.
Le suicide est un échec : c’est un acte où l’on veut la fin de sa souffrance, mais on affirme encore le Vouloir : on est juste déçu que le monde ne réponde pas à nos désirs.
L’état final atteint est ce que Schopenhauer, puisant dans les traditions orientales qu’il admirait, compare au Nirvana bouddhiste. Ce n’est pas un anéantissement total, mais un « néant » relatif : le néant par rapport à notre monde de phénomènes et de désirs. C’est un état de paix absolue, de quiétude, où la roue du désir s’est enfin arrêtée.
Le pessimisme de Schopenhauer est-il encore pertinent ?
La philosophie de Schopenhauer a souvent été qualifiée de pessimiste, et elle l’est sans doute. Mais elle offre des outils critiques d’une étonnante modernité pour analyser notre propre époque.
Son analyse du désir comme un moteur insatiable décrit parfaitement le mécanisme de la société de consommation. La publicité, le marketing et les réseaux sociaux fonctionnent en créant un état de manque permanent. Ils sont le moteur d’un Vouloir-vivre collectif qui nous pousse à acquérir, consommer et nous comparer, nous assurant de ne jamais atteindre la quiétude, mais de toujours osciller entre la frustration (souffrance) et la lassitude (ennui).
De plus, Schopenhauer fut l’un des premiers grands philosophes occidentaux à prendre la souffrance animale au sérieux. En affirmant que les animaux sont, comme nous, des manifestations du Vouloir-vivre, il leur accorde une dignité et fonde la nécessité de la compassion à leur égard, un sujet au cœur des débats éthiques contemporains.
Bien sûr, cette vision du monde a des contradicteurs. Le plus célèbre fut Friedrich Nietzsche. D’abord disciple fervent de Schopenhauer, Nietzsche a fini par rejeter radicalement son pessimisme. Pour Nietzsche, la négation du Vouloir est une attitude décadente, un signe de faiblesse. Face à la souffrance de l’existence, il ne faut pas se retirer comme un bouddhiste ou un ascète schopenhauerien, mais au contraire affirmer la vie, dire « oui » au destin (ce qu’il appelle l’Amor Fati), et transmuter le Vouloir-vivre en « Volonté de puissance » créatrice.
Faut-il alors cesser de désirer?
Revenons à cette promotion ou à l’objet convoité de notre introduction. La philosophie de Schopenhauer ne nous dit pas de ne pas postuler à un meilleur poste, ou de ne pas acheter cet objet. Elle nous offre un diagnostic plus profond sur la nature de l’impulsion qui nous y pousse.
Son « pessimisme » n’est pas une invitation à la dépression, mais une invitation à la lucidité. Si nous comprenons que la satisfaction sera brève et que la roue du désir tournera à nouveau, nous pouvons peut-être aborder nos objectifs avec moins de fébrilité. Nous pouvons commencer à voir le mécanisme à l’œuvre.
L’héritage important de Schopenhauer n’est peut-être pas dans sa solution radicale — l’ascétisme, que peu peuvent ou veulent pratiquer. Son véritable apport est la question qu’il nous force à nous poser. Lorsque nous désirons ardemment quelque chose, la question n’est plus « comment l’obtenir ? », mais « Qui, ou plutôt quoi, désire en moi ? ». Reconnaître le hamster dans sa roue est peut-être le premier pas vers une forme de liberté.
Sources
Cet article est une synthèse basée sur l’étude des textes fondateurs et des analyses académiques de référence.
- Schopenhauer, A. (Rééd. 2014). Le Monde comme volonté et comme représentation (Trad. A. Burdeau, révisée par R. Roos). Paris : PUF.
- Janaway, C. (Ed.). (1999). The Cambridge Companion to Schopenhauer. Cambridge : Cambridge University Press.
- Atwell, J. (1990). Schopenhauer: The Human Character. Philadelphia : Temple University Press.
- Stanford Encyclopedia of Philosophy (SEP). (Consulté en 2025). « Arthur Schopenhauer ». (plato.stanford.edu)
- Internet Encyclopedia of Philosophy (IEP). (Consulté en 2025). « Arthur Schopenhauer: The Will and the Will to Live ». (iep.utm.edu)
Pour approfondir
#Métaphysique
Arthur Schopenhauer — Le monde comme volonté et comme représentation (PUF)
#Sagesse
Arthur Schopenhauer — Aphorismes sur la sagesse dans la vie (PUF)
#Dialectique
Arthur Schopenhauer — L’Art d’avoir toujours raison (Mille et une nuits)
#Morale
Arthur Schopenhauer — Le Fondement de la morale (Le Livre de Poche)
#Biographie
Rüdiger Safranski — Schopenhauer et les années folles de la philosophie (PUF)










