En 1854, Søren Kierkegaard lance une attaque féroce contre l’Église danoise. Il accuse le « christianisme officiel » d’être une illusion confortable, trahissant le message radical du Christ. Pourquoi un philosophe s’en prend-il si violemment à l’institution ?
Copenhague, janvier 1854. L’évêque Jacob Peter Mynster, primat de l’Église luthérienne d’État danoise, vient de mourir. Pendant des décennies, il a incarné la piété respectable de l’âge d’or danois. Les éloges officiels pleuvent, notamment celui de son successeur, Hans Lassen Martensen, qui le salue comme un « authentique témoin de la vérité ».
À quelques rues de là, le philosophe Søren Kierkegaard lit ces mots et suffoque de rage. Pour lui, Mynster était tout le contraire : un bourgeois mondain, un rhéteur talentueux, mais surtout l’homme qui a transformé le christianisme radical en une convenance sociale. C’en est trop. Kierkegaard, jusqu’alors auteur d’ouvrages philosophiques complexes, prend la plume pour une guerre ouverte, publique et totale. Ce sera son dernier combat.
La question centrale de cette polémique est brutale : peut-on être un « bon chrétien » simplement en étant un « bon citoyen » d’un État chrétien? Pour Kierkegaard, la réponse est un non absolu. Il dénonce l’illusion de la « chrétienté » (Kristenhed), une structure sociale qui neutralise le « scandale » et l’exigence de la foi individuelle.
Cette critique de l’hypocrisie institutionnelle reste pertinente, interrogeant la relation entre confort social et engagement personnel. Explorons les raisons de cette attaque, la distinction fondamentale que Kierkegaard opère, les débats qu’elle a soulevés et pourquoi ce cri de colère résonne encore aujourd’hui.
En 2 minutes
Kierkegaard attaque l’Église d’État danoise en 1854, l’accusant d’hypocrisie et de trahison du Nouveau Testament.
Il oppose la « Chrétienté » (institution sociale confortable) au « Christianisme » (foi individuelle, difficile et paradoxale).
Il reproche aux pasteurs d’être des fonctionnaires payés, et non des « témoins » prêts à souffrir pour la vérité.
Sa polémique culmine dans son propre journal, L’Instant (Øjeblikket), qu’il finance lui-même.
Cet effort épuise ses ressources et sa santé, menant à sa mort en 1855, en pleine bataille.
Qu’est-ce que Kierkegaard reproche exactement à l’Église?
Le reproche fondamental est celui de l’imposture. Kierkegaard accuse l’Église luthérienne danoise d’avoir trahi le message du Christ en le rendant facile, respectable et universel, alors qu’il est, selon lui, difficile, scandaleux et intensément personnel.
L’Église d’État de l’époque était profondément liée à la vie civile. Naître Danois, c’était naître luthérien. Le baptême était un enregistrement, la confirmation un rite de passage vers l’âge adulte, et l’appartenance à l’Église une évidence sociale. Pour Kierkegaard, ce système est une « monstrueuse illusion ».
Il faut ici distinguer deux termes que Kierkegaard oppose radicalement :
Le Christianisme (Kristendom): C’est l’existence de l’individu singulier « devant Dieu ». C’est l’acte de foi paradoxal, l’imitation de la souffrance du Christ, un choix personnel angoissant.
La Chrétienté (Kristenhed): C’est le système social, culturel et politique qui se dit chrétien. C’est la religion devenue une institution d’État, une « foule » où personne n’est individuellement responsable.
Le problème, selon Kierkegaard, est que la Chrétienté a aboli le Christianisme. Elle a remplacé l’exigence par le confort.
L’éloge funèbre de l’évêque Mynster fut l’étincelle. En le qualifiant de témoin de la vérité, l’Église confondait un haut fonctionnaire bien payé avec un martyr. Pour Kierkegaard, un témoin de la vérité est quelqu’un dont la vie imite celle du Christ, c’est-à-dire une vie de pauvreté, d’humilité et, ultimement, de souffrance aux mains du monde. Mynster, symbole de la réussite sociale, était son antithèse exacte.
Pourquoi le « christianisme officiel » est-il une « illusion »?
Pour Kierkegaard, l’Église d’État agit comme un vaccin. Elle inocule aux citoyens une version affaiblie et inoffensive du christianisme, afin de les immuniser contre la véritable « maladie » : l’appel radical de l’Évangile.
Cette « vaccination » se fait par les rites. Le baptême des enfants, par exemple, est une cible privilégiée du philosophe. En rendant le christianisme automatique dès la naissance, l’Église supprime l’élément fondamental de la foi : la décision. Elle transforme un choix existentiel en un héritage culturel. L’individu grandit en se croyant chrétien, sans jamais avoir été confronté au « scandale ».
Le scandale (ou le paradoxe) est l’idée que Dieu, l’infini et l’éternel, s’est fait homme, fini et temporel, pour souffrir et mourir. L’intellect ne peut pas « comprendre » cela ; il s’y heurte. La Chrétienté, selon Kierkegaard, efface ce scandale. Elle transforme Jésus en un « grand maître de morale » ou un « philosophe aimable », et les pasteurs en professeurs d’éthique payés par l’État.
C’est pour exposer cette « escroquerie » que Kierkegaard lance son propre périodique, L’Instant (Øjeblikket), en 1855. Le titre est lui-même une provocation. La foi n’est pas une tradition continue ; elle est une décision qui doit être prise « dans l’instant », ce point de contact où l’éternité touche le temps.
Dans les neuf numéros qu’il publie avant de s’effondrer, le ton est incendiaire. Il pose des questions directes : est-ce chrétien de recevoir un salaire pour prêcher la pauvreté ? Participer au culte officiel n’est-il pas « prendre Dieu pour un imbécile » ? Il écrit : « La situation est celle-ci : le christianisme du Nouveau Testament n’existe tout simplement pas. ». Il demande aux gens d’arrêter de « jouer au christianisme ».
Notions clés
Chrétienté (Kristenhed): L’ordre social, culturel et politique qui se réclame du christianisme, mais qui, selon Kierkegaard, en trahit l’essence en le rendant facile.
Christianisme (Kristendom): L’existence paradoxale de l’individu singulier qui s’engage dans la foi par un « saut » personnel et angoissé.
L’Instant (Øjeblikket): Le moment décisif où l’éternité (Dieu) entre en contact avec le temps (l’individu), exigeant un choix existentiel immédiat.
Témoin de la vérité: Terme réservé aux martyrs ; ceux qui souffrent et meurent pour leur foi, par opposition aux fonctionnaires de l’Église.
Scandale (ou Paradoxe): L’idée centrale de la foi (Dieu-homme) que la raison ne peut saisir et qui exige un « saut » au-delà de l’intellect.
Cette attaque était-elle juste ou excessive?
La polémique de Kierkegaard a profondément divisé l’opinion à Copenhague. Si certains libéraux se réjouissaient de voir l’institution conservatrice de Mynster attaquée, beaucoup, y compris d’autres réformateurs, ont trouvé la position du philosophe intenable.
La défense principale de l’Église est venue de l’évêque Martensen, le successeur de Mynster. Martensen était un théologien influencé par Hegel. Pour lui, l’Église, en tant qu’institution historique, était la manifestation nécessaire et rationnelle de l’Esprit dans le monde. Elle avait pour mission d’être un « pont », une médiation pour guider l’ensemble du peuple, et non seulement une élite d’individus héroïques.
Martensen reprochait à Kierkegaard une vision « abstraite » et « inhumaine » de la foi. En exigeant une imitation parfaite du Christ, Kierkegaard rendait le christianisme impossible pour l’homme ordinaire. L’Église, avec ses sacrements comme le baptême des enfants, offre la grâce à tous, et pas seulement aux « chevaliers de la foi » capables d’un saut existentiel.
N.F.S. Grundtvig, autre grande figure religieuse de l’époque, critiquait aussi la rigidité de l’Église d’État, mais il mettait l’accent sur la communauté vivante (le folk) et la « parole vivante » lors du culte. Pour lui, l’individualisme radical de Kierkegaard était aussi mortifère que le formalisme de Martensen.
Le point de désaccord fondamental est donc celui de la médiation. L’Église se voit comme un véhicule nécessaire. Kierkegaard la voit comme un obstacle absolu.
Les critiques modernes, comme le biographe Joakim Garff, soulignent que Kierkegaard agissait en « correctif ». Il n’essayait pas de fonder une nouvelle église ; il essayait de pousser le pendule à l’extrême pour réveiller une institution endormie, quitte à être injuste. (voir Joakim Garff, Søren Kierkegaard: A Biography, Princeton University Press, 2005). Il ne proposait aucune alternative institutionnelle.
Quelle est la pertinence de cette critique aujourd’hui?
Bien que centrée sur le luthéranisme danois du XIXe siècle, l’attaque de Kierkegaard contre la « Chrétienté » résonne puissamment dans les débats contemporains sur l’authenticité, bien au-delà de la religion.
Sa critique s’applique à toute forme d’engagement ou d’identité qui devient une simple étiquette sociale, vidée de son coût. On peut penser à l’écologie réduite au « greenwashing » d’entreprise, où l’étiquette « verte » remplace l’action radicale nécessaire. Ou encore aux mouvements politiques où l’adoption d’un symbole sur les réseaux sociaux remplace l’engagement personnel risqué.
Kierkegaard serait probablement tout aussi critique envers le phénomène moderne du « spirituel mais non religieux ». Cette posture, qui sélectionne les aspects confortables de la spiritualité (bien-être, méditation) tout en rejetant les dogmes et les exigences communautaires, est une autre forme de « Chrétienté ». C’est une foi « à la carte » qui évite soigneusement le « scandale » et l’engagement absolu envers un Autre.
La critique de Kierkegaard cible la confusion de la culture avec le christianisme. Cette confusion est permanente. Quand une idée radicale – qu’elle soit religieuse, politique ou éthique – devient la norme, elle risque de perdre son pouvoir de transformation pour devenir une simple bureaucratie de l’esprit.
La question qu’il nous pose est dérangeante : nos affiliations sont-elles des choix existentiels qui nous coûtent quelque chose, ou des identités confortables qui nous protègent du risque de penser et d’agir par nous-mêmes ?
Faut-il donc choisir entre l’individu et l’institution?
Søren Kierkegaard n’a pas vécu pour voir l’impact de sa « guerre ». Il s’est effondré dans la rue en octobre 1855, épuisé et ruiné par la publication de L’Instant à ses propres frais. Il est mort quelques semaines plus tard à l’hôpital, refusant la communion des mains d’un pasteur. Il ne voulait, disait-il, que la communion d’un laïc, car les pasteurs étaient des « fonctionnaires » de l’État et non des serviteurs de Dieu.
Sa polémique finale ne visait pas à abolir l’institution, mais à rendre la foi de nouveau difficile. Il voulait que personne ne puisse se dire « chrétien » par simple habitude culturelle. Il agissait comme un « espion » divin, selon ses propres termes, venu exposer la trahison au cœur même du système.
En déclenchant cet incendie après la mort de l’évêque Mynster, Kierkegaard ne cherchait pas à gagner un débat théologique. Il cherchait à forcer un choix. Il nous force encore à nous demander si nos croyances les plus profondes sont des vérités pour lesquelles nous sommes prêts à vivre et souffrir, ou simplement des éloges confortables que nous réservons aux funérailles.
Pour approfondir
#Foi et éthique
Søren Kierkegaard — Crainte et tremblement (Rivages poche)
#Biographie
Joakim Garff — Søren Kierkegaard, une biographie (1813-1855) (Lambert-Lucas)
#Étude classique
Jean Wahl — Études kierkegaardiennes (Vrin)
#Introduction contemporaine
Vincent Delecroix — Singulière philosophie : Essai sur Kierkegaard (Éditions du Félin)
#Vulgarisation
Robert Ferguson — Petits préceptes de vie selon Kierkegaard (Pocket)










