L’innocent qui souffre est un scandale pour la raison. Le Livre de Job explore ce mystère sans le résoudre logiquement. Mais pour le philosophe Søren Kierkegaard, Job incarne une « répétition » : la capacité de tout perdre et de tout retrouver, non pas à l’identique, mais dans un acte de foi.
Un homme, Job, est assis sur un tas de cendres, grattant ses plaies avec un tesson. Il a tout perdu : ses troupeaux, ses serviteurs, et ses dix enfants. Il est frappé d’une maladie répugnante. Le plus insupportable n’est pas la perte, mais l’injustice. Job sait qu’il est « intègre et droit ». Il n’a rien fait pour mériter cela.
Ses amis arrivent, Eliphas, Bildad et Tsophar. Après sept jours de silence, ils prennent la parole, non pour le consoler, mais pour expliquer. Leur logique est celle de la rétribution : si tu souffres, c’est que tu as péché. « Avoue », insistent-ils. Mais Job refuse ce « réconfort » empoisonné. Son cri n’est pas une plainte, c’est une exigence de justice adressée à un Dieu silencieux.
Le problème de la souffrance innocente est peut-être l’objection la plus ancienne et la plus puissante à l’idée d’un monde juste ou d’un Dieu bon.
Comment continuer à vivre, à croire ou simplement à agir, quand le malheur frappe sans raison, de manière absurde et répétitive? Dans cet article, nous explorerons la figure de Job non pas comme une leçon de patience résignée, mais, avec le philosophe danois Søren Kierkegaard, comme l’incarnation d’un concept philosophique puissant et difficile : la répétition. Nous verrons ce que ce concept signifie, en quoi il se distingue radicalement du souvenir, et comment il propose une voie pour retrouver un sens face à l’absurde.
En 2 minutes
Le Livre de Job pose le problème de la théodicée : comment un dieu bon peut-il permettre la souffrance de l’innocent?
Job refuse les explications logiques de ses amis (qui affirment qu’il doit être coupable). Il maintient son innocence et exige une confrontation avec Dieu.
La réponse de Dieu (dans la tempête) n’est pas une explication, mais une démonstration de puissance et d’incompréhensibilité, soulignant les limites de la raison humaine.
Kierkegaard voit en Job la figure de la Répétition (en danois Gjentagelsen) : un mouvement de foi qui permet de recevoir à nouveau son existence, mais transformée.
La Répétition n’est ni un retour en arrière (nostalgie) ni une simple attente (espoir), mais une « reprise » active de la vie au présent, rendue possible par l’acceptation du paradoxe.
Qu’est-ce que le « scandale de Job »?
Le Livre de Job, texte fondamental de l’Ancien Testament, met en scène un pari entre Dieu et le Satan (l’Accusateur). Le Satan soutient que Job n’est pieux que parce qu’il est comblé de bienfaits. Dieu l’autorise alors à tout lui prendre, pour tester la sincérité de sa foi. Job, ignorant ce « pari » céleste, est broyé par des malheurs qu’il ne peut expliquer.
La faillite de la raison
Le cœur du drame n’est pas seulement la souffrance, mais le dialogue avec ses amis. Chacun représente une tentative de théodicée.
- Théodicée : Terme philosophique (créé par Leibniz) désignant la tentative de justifier la bonté de Dieu face à l’existence du mal. (Exemple : « Dieu le permet pour un plus grand bien que nous ne comprenons pas »).
Eliphas, Bildad et Tsophar sont les défenseurs de l’ordre moral. Pour eux, l’univers est rationnel : le bien est récompensé, le mal est puni. Si Job souffre, c’est qu’il est coupable, peut-être d’un péché caché, d’orgueil, ou d’une faute dont il n’a pas conscience. Ils écrasent Job sous le poids de la logique de cause à effet.
Le cri de Job
Le « scandale » de Job est son refus de cette logique. Il maintient son intégrité. Il n’accepte pas que sa souffrance ait un sens pédagogique ou punitif. Il préfère accuser Dieu d’injustice plutôt que de se mentir à lui-même en s’inventant une culpabilité.
Job déchire le voile confortable de la théodicée. Il ne demande pas la pitié de ses amis, il exige une confrontation avec son créateur. C’est cette intégrité dans le désespoir, ce refus de la fausse consolation, qui va intéresser au plus haut point Søren Kierkegaard, le père de l’existentialisme.
Pourquoi Kierkegaard fait-il de Job le héros de « La Répétition »?
Søren Kierkegaard (1813-1855) est un philosophe danois qui place l’existence subjective au cœur de sa pensée. Dans son ouvrage de 1843, La Répétition (Gjentagelsen), il explore comment un individu peut vivre une vie authentique. Pour lui, Job est la figure clé de ce mouvement existentiel.
Pour comprendre la Répétition, Kierkegaard l’oppose à deux autres attitudes face au temps : le souvenir et l’espérance.
Le Souvenir (ou la Réminiscence) : C’est le mouvement des Grecs (notamment Platon). L’existence est un retour en arrière, une nostalgie de ce qui a été (ou d’un monde des Idées parfait). C’est regarder un film de ses vacances passées. C’est agréable, mais c’est fini, c’est une répétition malheureuse car elle ne ramène pas le vécu.
L’Espérance : C’est l’attente passive du futur. C’est acheter un billet de loterie en espérant que demain sera meilleur. C’est un mouvement vers l’avant, mais incertain et souvent décevant.
La Répétition, pour Kierkegaard, est tout autre chose. C’est le mouvement même de l’existence qui se reprend. C’est décider de retourner maintenant sur ce lieu de vacances, non pour revivre le passé (impossible), mais pour refaire l’expérience, différemment, avec la conscience du présent. C’est un « mouvement en avant ».
Job, l’homme de la Répétition
Kierkegaard voit Job comme l’homme qui refuse de vivre dans le souvenir de son bonheur perdu ou dans la simple espérance d’un futur meilleur. Job exige sa vie ici et maintenant. Il lutte, il questionne, il ne lâche pas.
À la fin du livre, Dieu répond à Job depuis un tourbillon. Mais il ne lui donne aucune explication sur le pari avec Satan ou la raison de ses maux. Au lieu de cela, Il lui décrit la puissance incompréhensible de sa création : le Béhémoth, le Léviathan, les lois de l’univers. Dieu ne donne pas une réponse logique, il impose le silence à la raison de Job.
C’est là que le miracle se produit. Job, ayant touché le fond de l’absurde, « se repent » (non de ses péchés, mais de sa prétention à comprendre) et s’abandonne à Dieu. Alors, Job « récupère » tout : une nouvelle famille, le double de ses richesses. Pour Kierkegaard, ce n’est pas un happy end naïf. C’est la Répétition. Job ne retrouve pas exactement ce qu’il a perdu (ses premiers enfants sont morts). Il reçoit sa vie à nouveau, mais cette vie est désormais transformée. Elle n’est plus un dû (la récompense de sa justice), mais un don, une grâce reçue après l’épreuve.
Notions clés
Existentialisme : Courant philosophique centré sur l’existence individuelle, la liberté, et la responsabilité (ex: choisir sa propre voie malgré l’angoisse).
Absurde : Le décalage entre le désir humain de sens et le silence ou l’irrationalité du monde (ex: Job cherchant une raison logique à sa souffrance).
Foi (selon Kierkegaard) : Un « saut » (le « saut de la foi ») au-delà de la raison, une relation personnelle et paradoxale avec l’Absolu (Dieu).
Gjentagelsen (Répétition) : Mouvement existentiel qui reprend le passé non pas à l’identique, mais comme une nouveauté radicale rendue possible par la foi.
Toute répétition est-elle une libération?
Kierkegaard est très clair : il existe deux types de répétition. L’une est salvatrice (Job), l’autre est « démoniaque » (être bloqué).
La répétition « démoniaque » : être bloqué
La répétition peut être une malédiction. C’est celle de l’habitude vide, de la compulsion. C’est l’individu qui répète sans cesse les mêmes schémas d’échec amoureux, le joueur qui retourne au casino, ou l’individu tombé dans une routine mécanique où chaque jour ressemble au précédent, sans âme.
Dans cette répétition, c’est le passé qui dévore le présent. Il n’y a pas de nouveauté, seulement la trace morte de ce qui a déjà été. C’est une prison où l’on tourne en rond.
La répétition « salvatrice » : le saut de Job
La Répétition de Job est l’inverse. Elle exige une rupture, un « saut ». Job brise le cycle de la logique (ses amis) et du désespoir (sa femme lui dit : « Maudis Dieu et meurs ! »). Il le fait en s’adressant directement à l’Absolu, en acceptant que la raison humaine est limitée.
Kierkegaard (sous le pseudonyme Constantin Constantius dans La Répétition) écrit que Job « reçoit tout à nouveau au double ». Ce « double » est crucial : ce n’est pas un simple retour à l’envoyeur. C’est la même vie, mais vécue avec une intensité nouvelle, celle de celui qui a tout perdu et qui reçoit chaque instant comme un miracle.
La Répétition est donc un acte éthique et religieux. C’est choisir de reprendre son existence, non par habitude, mais par un acte de volonté et de foi, en acceptant ses contradictions.
Quelles sont les autres réponses philosophiques au mal?
La position de Kierkegaard (accepter le paradoxe par un « saut de la foi ») est radicale. Elle s’oppose à la plupart des autres grandes tentatives philosophiques pour gérer le problème du mal et de la souffrance innocente.
L’optimisme rationaliste (Leibniz)
Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), dans ses Essais de Théodicée, défend la position que les amis de Job esquissaient. Selon lui, Dieu, étant parfait, a nécessairement créé « le meilleur des mondes possibles ».
L’argument : Le mal (comme la souffrance de Job) existe, mais il n’est qu’une « ombre » nécessaire à la beauté du tableau global. Sans ce mal, un plus grand bien ne pourrait advenir. Notre vision est limitée ; Dieu, lui, voit l’harmonie totale.
La critique (de Kierkegaard ou Voltaire) : Cette position est une abstraction intellectuelle insupportable pour celui qui souffre maintenant. Elle nie la réalité concrète et subjective de la douleur au profit d’un système logique.
La dissolution du Moi (Bouddhisme)
Face à la souffrance (Dukkha), le Bouddhisme propose une analyse et une voie très différentes.
L’argument : La souffrance provient du désir, de l’attachement aux choses éphémères et à notre propre « moi ». Job souffre parce qu’il est attaché à ses enfants, à sa richesse, et surtout à sa propre justice.
La solution : L’extinction de ce désir (Nirvana) par le détachement. La solution n’est pas de retrouver ce qu’on a perdu (comme Job), mais de comprendre l’illusion de la perte et de se détacher.
La différence : Kierkegaard et Job défendent farouchement l’individu, le « Moi ». Job veut sa vie, il ne veut pas s’en détacher. La Répétition est une affirmation de l’existence singulière, pas sa dissolution.
La révolte absurde (Camus)
Plus proche de nous, Albert Camus (1913-1960), figure de l’existentialisme athée, partage avec Kierkegaard le constat de l’Absurde : le monde est irrationnel et silencieux face à nos appels.
L’argument : Le monde est injuste et il n’y a pas de Dieu pour répondre (ou s’il y en a un, il est incompréhensible ou mauvais). La souffrance d’un enfant (comme dans La Peste) est la preuve de cet absurde.
La solution : La Révolte. Puisque le monde n’a pas de sens, nous devons en créer un par nos actions. C’est Sisyphe qui « imagine son rocher » heureux, ou le Docteur Rieux qui lutte contre la peste par « honnêteté », sans espoir métaphysique.
La différence : Camus reste dans l’immanence (le monde terrestre). Sa réponse est la révolte humaine et la solidarité. Kierkegaard, lui, fait le « saut » vers la transcendance (Dieu). Pour Camus, Job se soumet à l’incompréhensible ; pour Kierkegaard, Job conquiert une nouvelle réalité par la foi.
Textes
Cet article s’appuie principalement sur l’essai La Répétition (1843) de Søren Kierkegaard, où il analyse Job comme figure centrale. Il mobilise également l’exégèse du Livre de Job (Ancien Testament) et le compare à d’autres réponses au problème du mal (Leibniz, Camus). Les analyses s’inspirent d’interprétations académiques, notamment celles d’André Clair (Kierkegaard : Existence et éthique, PUF, 2001) et de la Stanford Encyclopedia of Philosophy.
Que nous apprend Job aujourd’hui sur la résilience?
Le concept de Répétition de Kierkegaard résonne étrangement avec des notions modernes comme la « résilience » ou la « croissance post-traumatique », mais il s’en distingue aussi.
La résilience est souvent comprise comme la capacité à « rebondir » après un choc, à revenir à son état initial. Job ne fait pas cela. Il ne « rebondit » pas, il est brisé et refait. Il ne revient pas à son état initial ; il accède à un état radicalement nouveau, où sa relation au monde a changé.
Prenons un exemple contemporain : un deuil brutal ou une maladie grave.
- L’attitude des « amis de Job » consiste à rationaliser : « C’est une épreuve pour te renforcer », « C’est le destin », « Tu dois te battre ».
- La « répétition démoniaque » serait de rester bloqué dans le passé, dans la colère ou le chagrin, incapable de reprendre pied dans le présent.
- La « Répétition » au sens de Kierkegaard ne consiste pas à oublier la perte ou à comprendre pourquoi elle a eu lieu. Elle consiste à accepter l’absurdité de l’événement, à cesser de chercher une justification logique, et pourtant, à choisir de reprendre sa vie.
C’est la capacité de recevoir chaque nouveau jour, non comme la continuation évidente d’hier, mais comme un don improbable, presque impossible. Ce n’est pas une recette psychologique, mais une posture existentielle : choisir l’engagement (la foi, au sens large) là où la raison et les explications s’arrêtent.
La foi contre la raison?
Job, assis sur ses cendres, n’a jamais reçu la réponse qu’il exigeait. Dieu ne lui a jamais dit : « Voici pourquoi tu as souffert, c’était un pari avec Satan ». Il lui a montré un Léviathan, l’obligeant à abandonner sa quête d’une justification à taille humaine.
L’homme qui se relève des cendres n’est pas le même que celui qui est tombé. Il a tout « récupéré », mais il sait désormais que tout peut être perdu en un instant. Sa vie n’est plus fondée sur la certitude de sa propre justice, mais sur une relation paradoxale avec un absolu qu’il ne comprend pas.
La leçon de Job, lue par Kierkegaard, n’est pas que la souffrance a un sens caché. C’est que l’existence elle-même, après l’effondrement du sens, peut être reçue à nouveau. Non comme un droit mérité par la vertu, mais comme une grâce absurde. Ce n’est pas la fin de la souffrance, c’est le début de la foi.
Pour approfondir
#Foi et éthique
Søren Kierkegaard — Crainte et tremblement (Rivages poche)
#Biographie
Joakim Garff — Søren Kierkegaard, une biographie (1813-1855) (Lambert-Lucas)
#Étude classique
Jean Wahl — Études kierkegaardiennes (Vrin)
#Introduction contemporaine
Vincent Delecroix — Singulière philosophie : Essai sur Kierkegaard (Éditions du Félin)
#Vulgarisation
Robert Ferguson — Petits préceptes de vie selon Kierkegaard (Pocket)










