Schopenhauer développe une critique radicale du mariage qui démasque les illusions romantiques pour révéler les mécanismes aveugles de la volonté de vivre, transformant cette institution en symptôme de la condition tragique de l’existence humaine.
En raccourci…
Dans une époque où le mariage règne en maître comme idéal romantique suprême, Arthur Schopenhauer ose porter un regard impitoyable sur cette institution. Pour le philosophe de Francfort, le mariage n’est qu’une illusion de plus dans le théâtre cruel de l’existence humaine.
Sa critique ne relève pas du simple cynisme mais d’une analyse philosophique profonde. Schopenhauer voit dans le mariage la manifestation parfaite de ce qu’il appelle la « volonté de vivre », cette force aveugle et irrationnelle qui pousse les êtres vers la reproduction sans se soucier de leur bonheur véritable.
Cette volonté opère par tromperie. L’amour passionné n’est qu’un stratagème de la nature pour assurer la continuation de l’espèce. Les futurs époux croient choisir librement leur partenaire par amour, mais ils ne font qu’obéir aux commandements secrets de leurs instincts reproducteurs.
Cette révélation transforme le mariage en comédie involontaire. Là où les amoureux voient l’aboutissement de leurs rêves, Schopenhauer ne perçoit qu’un piège tendu par la nature pour les contraindre à perpétuer le cycle de la souffrance en mettant au monde de nouveaux êtres voués à leur tour à désirer et souffrir.
Le désenchantement ne tarde jamais à venir. Une fois l’illusion amoureuse dissipée et les enfants conçus, les époux découvrent qu’ils se sont liés à des inconnus avec lesquels ils doivent désormais partager leur existence quotidienne. Les incompatibilités de caractère, masquées par l’aveuglement amoureux, surgissent alors dans toute leur crudité.
Cette situation révèle une inégalité fondamentale. Dans la société de son temps, Schopenhauer observe que le mariage transforme souvent les femmes en instruments de satisfaction masculine et de reproduction, les privant d’autonomie véritable. Cette critique anticipe certaines analyses féministes ultérieures.
Le philosophe n’épargne personne dans son diagnostic. Les hommes, qu’ils croient dominer cette institution, s’y retrouvent tout autant piégés, contraints d’assumer des responsabilités qu’ils n’avaient pas vraiment choisies et de renoncer à leur liberté individuelle.
Cette vision pessimiste s’inscrit dans une critique plus large de l’optimisme social de son époque. Plutôt que de célébrer aveuglément les institutions établies, Schopenhauer nous invite à regarder lucidement les mécanismes qui nous gouvernent et à reconnaître les sources véritables de nos souffrances.
Son héritage résonne encore aujourd’hui dans nos questionnements contemporains sur l’évolution du mariage, les nouvelles formes d’union et la recherche d’relations plus authentiques débarrassées des illusions romantiques traditionnelles.
Les fondements métaphysiques de la critique
La critique schopenhauerienne du mariage s’enracine dans sa métaphysique pessimiste qui place la volonté aveugle au cœur de l’existence. Cette volonté, force irrationnelle et insatiable, constitue l’essence véritable de tous les phénomènes et détermine secrètement les comportements humains les plus apparemment libres et conscients.
Dans ce système métaphysique, l’individu croit agir selon ses propres désirs et sa raison, mais il ne fait qu’exécuter les commandements de cette volonté universelle qui le dépasse infiniment. Le mariage révèle cette servitude fondamentale avec une clarté particulière car il met en scène la subordination complète de la conscience individuelle aux impératifs de la reproduction.
Cette perspective transforme radicalement la compréhension traditionnelle de l’amour et du choix du partenaire. Loin d’être l’expression de la liberté personnelle, la passion amoureuse devient le masque sous lequel la volonté impose ses fins biologiques. L’attraction entre les sexes obéit à des lois aussi rigoureuses que celles qui gouvernent les phénomènes naturels.
Schopenhauer analyse ainsi les critères inconscients qui président au choix amoureux : complémentarité physique, âge optimal pour la reproduction, caractéristiques génétiques favorables à la descendance. Ces mécanismes sélectifs opèrent à l’insu des intéressés qui croient naïvement suivre les mouvements de leur cœur alors qu’ils obéissent aux calculs impitoyables de l’espèce.
L’illusion romantique et ses mécanismes
L’analyse schopenhauerienne de l’illusion amoureuse révèle les mécanismes psychologiques par lesquels la volonté parvient à ses fins en trompant la conscience. L’amour passionnel fonctionne comme un filtre déformant qui idéalise l’objet aimé et projette sur lui des qualités qu’il ne possède pas nécessairement.
Cette idéalisation systématique s’accompagne d’un aveuglement volontaire aux défauts réels du partenaire choisi. L’amoureux ne voit dans l’être aimé que ce qui sert les projets reproducteurs de l’espèce et ignore délibérément tout ce qui pourrait contrarier cette vision optimiste. Cette cécité sélective explique les désillusions post-maritales.
Schopenhauer décrit avec ironie les stratégies inconscientes par lesquelles les futurs époux se persuadent mutuellement de leur compatibilité parfaite. Chacun présente de lui-même une image flatteuse et accommodante qui masque ses véritables traits de caractère et ses habitudes quotidiennes. Cette comédie sociale prépare les malentendus futurs.
L’intensité même de la passion amoureuse constitue un indice de sa nature illusoire. Plus l’attraction est forte, plus elle révèle l’urgence des impératifs biologiques qui poussent les individus vers l’union reproductrice. Cette corrélation entre intensité sentimentale et nécessité biologique démasque le caractère instrumental de l’amour romantique.
La réalité conjugale et ses désillusions
Une fois le mariage consommé et la fonction reproductive accomplie, l’illusion amoureuse se dissipe progressivement pour révéler la réalité prosaïque de la cohabitation quotidienne. Cette phase de désenchantement constitue selon Schopenhauer l’épreuve de vérité qui révèle la nature véritable des liens conjugaux.
Les époux découvrent alors qu’ils se sont engagés envers des personnes qu’ils connaissaient mal et avec lesquelles ils doivent désormais composer jour après jour. Les habitudes, les manies, les défauts de caractère qui étaient masqués par l’aveuglement amoureux surgissent dans l’intimité forcée de la vie commune et génèrent frictions et conflits.
Cette promiscuité obligatoire révèle l’incompatibilité foncière de tempéraments qui s’étaient crus faits l’un pour l’autre. Schopenhauer compare ironiquement les époux à des hérissons contraints de se serrer les uns contre les autres : trop proches, ils se blessent mutuellement ; trop éloignés, ils souffrent du froid de la solitude.
La routine conjugale émousse progressivement les sentiments et transforme la passion initiale en habitude, puis en ennui, parfois en aversion. Cette évolution inéluctable révèle le caractère temporaire et instrumental de l’attraction sexuelle qui, une fois ses fins biologiques accomplies, n’a plus de raison d’être maintenue par la nature.
La condition féminine dans l’institution matrimoniale
L’analyse schopenhauerienne du mariage accorde une attention particulière à la situation des femmes dans cette institution qu’il considère comme particulièrement défavorable à leur épanouissement. Dans la société de son époque, le mariage constitue pour les femmes la seule voie socialement acceptable vers la sécurité matérielle et la respectabilité sociale.
Cette dépendance structurelle place les femmes dans une position de vulnérabilité qui les contraint à accepter des unions parfois peu satisfaisantes. Schopenhauer dénonce cette contrainte sociale qui prive les femmes de véritables choix et les réduit au rôle d’instruments au service de la reproduction et du confort masculin.
Il observe également que l’éducation féminine de son époque prépare délibérément les femmes à ce rôle subordonné en privilégiant les arts d’agrément sur l’instruction véritable. Cette formation superficielle vise à faire des femmes des épouses décoratives plutôt que des partenaires intellectuellement autonomes et épanouies.
Cette critique de la condition féminine dans le mariage s’inscrit dans une remise en cause plus large des conventions sociales qui façonnent les relations entre les sexes. Schopenhauer anticipe ainsi certaines revendications féministes en dénonçant l’inégalité structurelle qui caractérise l’institution matrimoniale traditionnelle.
Les conséquences sociales de l’institution matrimoniale
La critique schopenhauerienne s’étend aux effets sociaux du mariage qu’il considère comme une institution de conservation sociale qui perpétue l’ordre établi au détriment de l’épanouissement individuel. Le mariage fonctionne comme un mécanisme de normalisation qui contraint les individus à adopter des modes de vie conformes aux attentes collectives.
Cette pression normative s’exerce particulièrement sur ceux qui pourraient être tentés par des modes de vie alternatifs ou par la recherche d’accomplissements personnels incompatibles avec les obligations familiales. L’institution matrimoniale canalise les énergies créatrices vers des tâches reproductives et domestiques qui absorbent les capacités intellectuelles et artistiques.
Schopenhauer observe également que la valorisation sociale du mariage génère une forme de discrimination envers les célibataires qui sont perçus comme des individus incomplets ou asociaux. Cette stigmatisation sociale contraint de nombreuses personnes à des unions malheureuses simplement pour éviter l’opprobre collectif attaché au célibat.
L’idéalisation culturelle du bonheur conjugal entretient par ailleurs des attentes irréalistes qui préparent les désillusions futures. En présentant le mariage comme l’aboutissement naturel de toute existence réussie, la société crée des frustrations et des sentiments d’échec chez ceux dont l’expérience conjugale ne correspond pas à cet idéal.
L’alternative du célibat et ses avantages
Face aux illusions et aux souffrances du mariage, Schopenhauer propose l’alternative du célibat volontaire comme voie vers une existence plus authentique et plus libre. Cette option permet d’échapper aux contraintes de la volonté reproductrice et d’orienter ses énergies vers des activités plus enrichissantes que la perpétuation de l’espèce.
Le célibataire conserve selon lui la maîtrise de son temps et de ses choix, évitant les compromis constants qu’impose la vie conjugale. Cette autonomie préservée permet un développement personnel plus poussé et une plus grande disponibilité pour les activités intellectuelles, artistiques ou contemplatives qui élèvent l’âme au-dessus des préoccupations matérielles.
Schopenhauer souligne également les avantages économiques du célibat qui évite les dépenses considérables liées à l’entretien d’une famille. Cette indépendance financière permet une liberté de mouvement et de choix incompatible avec les responsabilités familiales qui enchaînent l’individu à des obligations durables.
Cependant, il reconnaît que cette voie demande une force de caractère particulière pour résister aux pressions sociales et aux sollicitations de l’instinct. Le célibat véritable exige une lucidité et une détermination qui ne sont pas données à tous et suppose une capacité de sublimation des pulsions sexuelles vers des activités créatrices.
L’influence sur la pensée ultérieure
La critique schopenhauerienne du mariage exerce une influence considérable sur la pensée européenne ultérieure et annonce de nombreuses remises en cause contemporaines de cette institution. Son analyse désillusionnée inspire les écrivains réalistes et naturalistes qui décrivent sans complaisance les réalités de la vie conjugale bourgeoise.
Nietzsche, malgré ses divergences avec son « éducateur », hérite de cette critique du mariage traditionnel et développe sa propre vision des relations entre les sexes fondée sur l’autonomie individuelle plutôt que sur la fusion romantique. Cette filiation révèle la fécondité critique de l’approche schopenhauerienne qui ouvre des perspectives nouvelles sur les relations humaines.
La psychanalyse naissante trouve également dans l’analyse schopenhauerienne des anticipations remarquables de ses propres découvertes sur la nature inconsciente des motivations amoureuses. Freud reconnaît explicitement sa dette envers Schopenhauer concernant la compréhension des mécanismes pulsionnels qui gouvernent la sexualité humaine.
Les mouvements féministes du XXe siècle puisent également dans cette critique de l’institution matrimoniale patriarcale pour développer leurs propres analyses de l’oppression féminine. L’intuition schopenhauerienne de l’inégalité structurelle du mariage trouve des développements et des confirmations dans les luttes pour l’émancipation des femmes.
La pertinence contemporaine de la critique
À l’époque contemporaine, marquée par l’évolution rapide des modèles familiaux et la remise en cause des normes traditionnelles, la critique schopenhauerienne du mariage retrouve une actualité inattendue. Ses analyses anticipent de nombreux questionnements actuels sur l’institution matrimoniale et ses alternatives.
L’augmentation des divorces, le développement des unions libres, la reconnaissance du mariage homosexuel, l’émergence de nouvelles formes de parentalité témoignent d’une crise des modèles traditionnels que Schopenhauer avait en partie anticipée. Sa dénonciation des illusions romantiques résonne avec l’expérience de nombreux contemporains désabusés par l’écart entre promesses matrimoniales et réalités conjugales.
Les débats actuels sur l’égalité des sexes et la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale retrouvent certains aspects de sa critique de l’assignation des femmes aux rôles domestiques. Son plaidoyer implicite pour l’autonomie individuelle contre les contraintes institutionnelles inspire encore les partisans de modes de vie alternatifs.
Cependant, cette actualisation de la pensée schopenhauerienne doit tenir compte des transformations sociales considérables qui ont modifié les conditions du mariage contemporain. L’égalité juridique des époux, l’autonomie économique croissante des femmes, l’évolution des mentalités constituent autant de facteurs qui relativisent certains aspects de sa critique tout en en confirmant d’autres.
L’héritage de Schopenhauer dans la compréhension du mariage réside ainsi moins dans ses conclusions définitives que dans sa méthode critique qui invite à regarder lucidement les mécanismes sociaux et psychologiques à l’œuvre dans nos relations les plus intimes. Son exemple encourage une approche désenchantée mais libératrice qui permet de choisir en connaissance de cause plutôt que sous l’empire des illusions collectives.










