Comment croire en un événement vieux de 2000 ans avec la même ferveur qu’un témoin direct ? Kierkegaard répond par le paradoxe : pour la foi, le temps n’existe pas. Il ne s’agit pas de savoir, mais de choisir.
Imaginez deux personnes. La première, un pêcheur galiléen en l’an 30, voit un homme marcher sur l’eau et déclarer qu’il est le fils de Dieu. La seconde, une étudiante à Paris en 2025, lit ce même récit dans un livre ancien. Laquelle a-t-il le plus facile de croire ? Intuitivement, nous répondons : le pêcheur. Il était là. Il a vu.
Pour le philosophe danois Søren Kierkegaard (1813-1855), cette réponse est une illusion profonde. Dans ses Miettes Philosophiques (1844), il soutient que le témoin oculaire n’avait aucun avantage sur nous. Voir un homme défier la physique n’est pas une preuve de divinité ; c’est juste une énigme, peut-être un scandale pour la raison. Le pêcheur, tout comme l’étudiante, se trouve devant le même choix absolu : le « saut » de la foi.
Cette confrontation directe est ce que Kierkegaard nomme la « contemporanéité ». C’est un concept exigeant qui déplace le christianisme du domaine de l’histoire vers celui de l’existence subjective. Si la foi n’est pas une question de preuves historiques, qu’est-elle ? Et comment un individu moderne peut-il être « contemporain » d’un événement si lointain ?
Cet article va explorer la solution radicale de Kierkegaard. Nous définirons ce qu’implique cette « contemporanéité » en la distinguant de la simple proximité temporelle. Nous verrons ensuite pourquoi, selon lui, Christ n’est pas un simple professeur comme Socrate, mais un « paradoxe absolu » qui change la nature même de la vérité. Enfin, nous examinerons les objections à cette vision et ses implications concrètes pour la foi aujourd’hui.
En 2 minutes
- Pour Kierkegaard, la foi d’un croyant moderne (un « disciple de seconde main ») est aussi difficile et directe que celle des apôtres.
- Être « contemporain » du Christ ne signifie pas vivre au 1er siècle, mais faire le « saut de la foi » face au Paradoxe maintenant.
- La foi n’est pas une connaissance historique ou une compréhension rationnelle ; c’est un engagement subjectif et passionné face à ce que la raison ne peut saisir.
- Contrairement à Socrate (qui aide à trouver une vérité intérieure), Kierkegaard soutient que Christ (le Dieu-Homme) apporte une vérité extérieure et la condition pour la recevoir.
- L’histoire ne peut ni prouver ni infirmer la divinité ; elle ne fait que présenter l’occasion du choix existentiel.
Qu’est-ce que la “contemporanéité” selon Kierkegaard?
Lorsque nous parlons de « contemporain », nous pensons généralement à ce qui se passe « en même temps » que nous. Pour Kierkegaard, ce terme a un sens existentiel, non chronologique.
Dans les Miettes Philosophiques, rédigées sous le pseudonyme Johannes Climacus, il s’attaque à un problème précis : le « disciple de seconde main ». C’est-à-dire, nous. Nous qui n’avons que des récits, des témoignages de témoignages. Nous semblons désavantagés par rapport au « disciple contemporain » (l’apôtre, le témoin oculaire). Kierkegaard affirme que ce désavantage est nul.
La « contemporanéité » (en danois, Samtidighed) n’est pas le fait d’avoir vu l’homme Jésus historiquement. C’est l’acte de se tenir, maintenant, devant le même choix que les apôtres. Le témoin oculaire voyait un homme. Pour croire que cet homme était Dieu, il devait suspendre sa raison et faire un « saut » qualitatif. Nous, en lisant le récit, voyons des mots. Pour croire que ces mots décrivent le Dieu-Homme, nous devons faire exactement le même saut.
L’histoire, pour Kierkegaard, ne fournit que l’occasion. Elle nous dit qu’un homme nommé Jésus a existé. Mais la foi ne porte pas sur l’homme ; elle porte sur le « Paradoxe Absolu » : cet homme est Dieu. Aucune donnée historique, aucune preuve visuelle ne peut établir cela. Comme l’écrit Climacus : « Car pour ce qui est de la foi, le contemporain et le disciple de la seconde main sont sur un pied d’égalité. » (Miettes philosophiques, Gallimard, trad. P. Petit).
Pourquoi Christ n’est-il pas un simple maître comme Socrate?
Pour saisir la radicalité de la « contemporanéité », Kierkegaard utilise une analogie centrale : la différence fondamentale entre Socrate (le maître humain) et Christ (le Sauveur).
Socrate pratique la « maïeutique » : l’art d’accoucher les esprits. Il part du principe que la vérité (par exemple, la nature de la justice ou de la vertu) est déjà en nous. Nous l’avons seulement oubliée (c’est la théorie platonicienne de l’anamnèse ou réminiscence). Le rôle de Socrate est donc accidentel ; il est un « moustique », un simple catalyseur. Il aide l’élève à se souvenir. Si Socrate n’avait pas existé, un autre maître aurait pu nous aider à trouver cette vérité immanente.
Par exemple, un professeur de mathématiques ne nous donne pas la vérité que 2+2=4. Il nous aide à la découvrir en nous-mêmes par la logique. Une fois la vérité comprise, le professeur devient secondaire.
Kierkegaard oppose à cela la figure du Sauveur. Le problème, dans le christianisme, n’est pas que nous avons « oublié » la vérité ; c’est que nous sommes dans « l’erreur » (le péché). Nous avons, selon cette perspective, perdu la condition même pour comprendre la vérité éternelle. La vérité n’est plus en nous.
Le Sauveur doit donc faire deux choses que Socrate ne fait pas. Premièrement, il doit apporter la Vérité de l’extérieur (puisqu’Il est la Vérité). Deuxièmement, il doit nous donner la condition pour la recevoir (la foi). Le maître n’est plus accidentel ; il est essentiel. L’instant de la rencontre (le « Moment ») devient décisif.
C’est là que surgit le « Paradoxe Absolu ». Pour nous sauver, l’Éternel (Dieu) doit entrer dans le temps et devenir un homme singulier, historique. Pour la raison, c’est une contradiction absolue, un « scandale ». On ne peut pas « comprendre » le Dieu-Homme ; on ne peut que le croire ou le rejeter. C’est pourquoi le témoin oculaire n’avait aucun avantage : voir un homme ne prouve pas qu’il est l’Éternel entré dans le temps.
Notions clés
- Paradoxe Absolu (Le Dieu-Homme) : L’union inconcevable et logiquement scandaleuse de l’éternel (Dieu) et du temporel (un homme historique), impossible à saisir par la raison.
- Le Moment (Øieblikket) : L’instant décisif, hors du temps ordinaire, où l’individu est confronté au Paradoxe Absolu et doit choisir la foi.
- Foi (Tro) : Non pas une croyance en des faits historiques, mais un engagement subjectif, passionné et continu face à l’incertitude objective.
- Disciple de seconde main : Tout croyant n’ayant pas connu Christ historiquement (par opposition au « disciple contemporain » historique).
- Maïeutique (Socratique) : L’art d’accoucher les esprits, de faire émerger une vérité que l’élève possède déjà en lui-même.
La foi est-elle donc irrationnelle?
Cette insistance sur le « saut » et le « paradoxe » place Kierkegaard en opposition directe avec deux façons courantes d’aborder la religion : la preuve historique et la compréhension rationnelle.
La position de Kierkegaard est que la foi n’est pas irrationnelle (au sens d’être stupide ou contraire à des faits simples), mais supra-rationnelle : elle commence précisément là où la raison atteint sa limite.
La première objection vient du rationalisme, notamment celui de Hegel, très influent à l’époque de Kierkegaard. Pour Hegel et ses disciples, la religion (et spécifiquement le christianisme) doit être « médiatisée » par la raison. Elle doit être comprise philosophiquement, intégrée dans un « Système » logique où tout s’explique. Pour Kierkegaard, cette approche est une trahison. Tenter d' »expliquer » le Paradoxe Absolu, c’est le dissoudre. C’est transformer le Dieu-Homme en un simple concept philosophique, enlevant ainsi le « risque » et la « passion » qui définissent la foi. La foi devient une connaissance confortable, et non un choix existentiel.
La seconde objection vient de la critique historique, qui commençait à émerger (par exemple, avec David Strauss). Ces critiques analysaient les Évangiles comme des textes historiques, soulignant leurs contradictions ou leur manque de fiabilité factuelle. Leur but était de trouver le « Jésus de l’histoire » derrière le « Christ de la foi ». Pour Kierkegaard, cette quête est vaine.
Il soutient que même si nous avions une biographie parfaite de Jésus, filmée et sans contradiction, cela ne nous aiderait pas d’un pouce. Nous saurions ce qu’il a fait, mais pas ce qu’il est (le Dieu-Homme). L’histoire ne peut fournir que des approximations et des probabilités. Or, la foi exige un engagement absolu, non une probabilité. Tenter de baser la foi sur l’exactitude historique, c’est la construire sur du sable, car un nouveau manuscrit pourrait tout remettre en cause. La foi, pour être absolue, doit se fonder sur l’Absolu (le Paradoxe) lui-même, rencontré dans le « Moment ».
Le désaccord ne porte donc pas sur les faits historiques eux-mêmes, que Kierkegaard ne nie pas, mais sur leur utilité pour la foi. Pour des penseurs comme Thomas d’Aquin, la raison peut préparer le chemin de la foi (par exemple, en prouvant l’existence de Dieu). Pour Kierkegaard, la raison mène à un mur infranchissable : le Paradoxe.
Qu’implique cette idée de “contemporanéité” aujourd’hui?
L’approche de Kierkegaard, bien qu’ancrée dans un débat théologique du 19ème siècle, a des conséquences directes sur la manière de vivre (ou de ne pas vivre) la foi dans un monde sécularisé.
D’abord, elle élimine l’excuse de l’histoire. Elle interdit au croyant moderne de se lamenter : « Si seulement j’avais vécu à l’époque, si j’avais vu les miracles, croire serait facile. » Kierkegaard rétorque que le défi est identique. La distance temporelle n’est qu’un leurre. La seule question pertinente est : êtes-vous prêt, maintenant, à faire le saut face au Paradoxe que l’histoire vous présente ?
Ensuite, elle déplace l’autorité. La foi ne repose pas sur l’infaillibilité d’une institution (l’Église) ou d’un texte (la Bible en tant que document historique), mais sur la rencontre subjective de l’individu avec le Paradoxe. Cela ouvre la voie à une foi profondément personnelle, intérieure, centrée sur la « subjectivité » (que Kierkegaard définit comme « la vérité » dans son Post-scriptum).
Cela explique aussi pourquoi la foi, selon lui, est inséparable de l’angoisse et du doute. Puisqu’elle n’est pas une certitude objective (comme 2+2=4 ou le fait que Paris est en France), elle doit être constamment renouvelée. La foi n’est pas un état acquis une fois pour toutes, mais un « mouvement » passionné et répété, une relation maintenue « sur 70 000 brasses de fond ».
Dans notre monde contemporain saturé d’informations, de « fact-checking » et de scepticisme historique, l’idée de Kierkegaard apparaît radicale. Elle suggère que les débats pour « prouver » ou « réfuter » scientifiquement ou historiquement des événements religieux passent à côté de l’essentiel. L’essentiel n’est pas le fait brut, mais la signification existentielle du Paradoxe pour ma propre vie.
Le même choix, deux mille ans plus tard
Le pêcheur de Galilée, voyant un homme prétendre être Dieu, se tenait face à un scandale pour sa raison. L’étudiante parisienne, lisant ce récit, se tient face au même scandale. L’un comme l’autre ne dispose d’aucune preuve objective suffisante pour forcer la conviction. L’histoire n’a fait que transmettre l’occasion de la rencontre.
En définissant la « contemporanéité » non comme une proximité dans le temps mais comme une décision dans l’instant, Kierkegaard ne facilite pas la foi ; il la rend possible à tout moment, mais tout aussi difficile qu’au premier jour. Il la sauve de l’érosion du temps et des critiques de l’histoire, mais pour la placer entièrement sur les épaules de l’individu.
La seule question qui demeure n’est pas « que s’est-il passé exactement en l’an 30 ? » mais « face à ce Paradoxe, que choisissez-vous maintenant ?
Pour approfondir
#Foi et éthique
Søren Kierkegaard — Crainte et tremblement (Rivages poche)
#Biographie
Joakim Garff — Søren Kierkegaard, une biographie (1813-1855) (Lambert-Lucas)
#Étude classique
Jean Wahl — Études kierkegaardiennes (Vrin)
#Introduction contemporaine
Vincent Delecroix — Singulière philosophie : Essai sur Kierkegaard (Éditions du Félin)
#Vulgarisation
Robert Ferguson — Petits préceptes de vie selon Kierkegaard (Pocket)










