« La rhétorique est la faculté d’observer, pour chaque cas, les moyens de persuasion disponibles. » — Aristote, Rhétorique, I, 2 (1355b).
Les origines de la rhétorique
La rhétorique naît en Sicile au Ve siècle avant notre ère, dans un contexte politique particulièrement troublé. Lorsque les tyrans Gélon et Hiéron sont renversés vers 465 av. J.-C., les citoyens dépossédés de leurs terres doivent plaider leur cause devant les tribunaux pour récupérer leurs biens. C’est dans ce contexte juridique que Corax et son disciple Tisias rédigent le premier traité systématique de l’art oratoire.
Leur méthode repose sur l’idée révolutionnaire que le vraisemblable peut l’emporter sur la vérité elle-même : un homme faible accusé d’avoir battu un homme fort peut argumenter qu’il est peu vraisemblable qu’il ait pris ce risque, tandis que l’homme fort peut prétendre qu’on l’accuse précisément parce que cela semble vraisemblable.
Cet art se développe rapidement en Grèce avec les sophistes, ces maîtres itinérants qui enseignent l’art de persuader moyennant rémunération. Protagoras, Gorgias et Prodicos parcourent les cités grecques, promettant de rendre leurs élèves capables de défendre n’importe quelle thèse. Gorgias va jusqu’à affirmer dans son Éloge d’Hélène qu’il peut innocenter celle qui fut considérée comme responsable de la guerre de Troie, démontrant ainsi la toute-puissance du logos.
Aristote (384-322 av. J.-C.) élève la rhétorique au rang de discipline philosophique avec son traité fondateur, la Rhétorique. Il la définit comme « la faculté de découvrir spéculativement ce qui, dans chaque cas, peut être propre à persuader ». Contrairement à Platon qui critique la rhétorique sophistique comme manipulation, Aristote la réhabilite en en faisant une technique (technè) rigoureuse, complémentaire de la dialectique. Il systématise les moyens de persuasion et établit les fondements théoriques qui domineront pendant plus de deux millénaires.
À Rome, Cicéron (106-43 av. J.-C.) perfectionne cet art dans ses traités De l’orateur, L’Orateur et De l’invention. Avocat brillant et homme politique, il incarne l’idéal de l’orateur parfait qui unit éloquence et sagesse. Ses Catilinaires, prononcées pour dénoncer la conjuration de Catilina, restent des modèles d’éloquence judiciaire et politique. Quintilien (35-96 apr. J.-C.) parachève l’édifice avec son Institution oratoire, vaste traité en douze livres qui couvre tous les aspects de la formation de l’orateur, de l’enfance à la maturité.
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Extraits des Catilinaires de Cicéron
Première Catilinaire – L’exorde célèbre
L’ouverture de la première Catilinaire est l’un des débuts les plus fameux de toute la littérature latine :
« Quo usque tandem abutere, Catilina, patientia nostra? » (« Jusqu’à quand enfin abuseras-tu, Catilina, de notre patience ? »)
Cicéron enchaîne avec une série d’interrogations oratoires qui martèlent Catilina, présent au Sénat. Il lui demande jusqu’à quand sa folie se jouera d’eux, jusqu’à quand cette audace effrénée les bravera.
L’indignation devant la présence de Catilina
Cicéron exprime son indignation que Catilina ose encore se présenter au Sénat après que son complot a été découvert. Il souligne que Catilina devrait être déjà mort ou en exil, et que les bons citoyens devraient fuir sa présence comme celle d’un criminel.
Il évoque la figure historique de Servilius Ahala qui tua Spurius Maelius pour des ambitions tyranniques bien moindres, suggérant que Rome possède l’autorité morale pour éliminer Catilina.
L’énumération des crimes
Cicéron énumère ce qu’il sait du complot :
Les conjurés se sont réunis, es plans d’assassinat ont été établis, des armes ont été préparées, des complices ont été recrutés dans toute l’Italie. Il révèle qu’il connaît les moindres détails : où Catilina était la nuit précédente, qui il a rencontré, ce qui a été décidé.
Cette démonstration de connaissance vise à montrer que rien n’échappe au consul vigilant.
L’invitation au départ
Dans un mouvement rhétorique audacieux, Cicéron invite Catilina à quitter Rome :
« Exi ex urbe, Catilina! » (« Sors de la ville, Catilina ! »)
Cette invitation répétée constitue un piège : si Catilina part, il prouve sa culpabilité ; s’il reste, il brave le Sénat. Cicéron cherche à mettre son adversaire dans une position intenable quelle que soit sa décision.
La défense de sa propre clémence
Cicéron anticipe l’objection qu’on pourrait lui faire : pourquoi ne pas exécuter immédiatement Catilina ? Il se défend en expliquant qu’il veut d’abord des preuves irréfutables pour que personne ne puisse contester la légitimité de sa répression. Il veut que Catilina révèle tous ses complices en partant les rejoindre.
La vision prophétique
Cicéron développe une vision quasi prophétique de ce qui arrivera : Catilina partira rejoindre ses troupes rebelles, Rome sera débarrassée de ce cancer, et la République pourra enfin se purger de tous les éléments corrompus qui gravitent autour du conspirateur.
Deuxième Catilinaire – Classification des conjurés
Dans la deuxième Catilinaire, prononcée devant le peuple après le départ de Catilina, Cicéron catégorise les complices en six classes : les nobles ruinés, les débiteurs insolvables, les vétérans de Sylla mécontents, les criminels de toutes sortes, etc. Cette classification vise à montrer que les conjurés ne sont que la lie de la société romaine.
Troisième Catilinaire – La preuve matérielle
La troisième présente les preuves matérielles du complot : des lettres interceptées, des témoignages d’ambassadeurs, des aveux de complices arrêtés. Cicéron peut enfin démontrer factuellement ce qu’il affirmait dans les premiers discours.
Quatrième Catilinaire – Le débat sur le châtiment
La quatrième porte sur la question du châtiment : faut-il exécuter les conjurés arrêtés ou les emprisonner ? Cicéron penche pour l’exécution immédiate, ce qui sera fait, mais cette décision lui vaudra plus tard l’exil pour avoir fait exécuter des citoyens romains sans procès régulier.
Ces discours restent des modèles d’éloquence judiciaire et politique, combinant indignation morale, habileté tactique, et puissance stylistique. L’influence des Catilinaires sur la rhétorique occidentale est immense.
La rhétorique domine l’enseignement occidental jusqu’au XIXe siècle, constituant avec la grammaire et la dialectique le trivium, fondement de toute éducation libérale. Elle décline face à l’idéal romantique de spontanéité et d’authenticité, qui la perçoit comme artificielle. Elle connaît un renouveau spectaculaire au XXe siècle avec la nouvelle rhétorique de Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca (1958), qui réintroduit l’étude de l’argumentation dans le champ philosophique.
« L’orateur parfait ne peut être que l’homme de bien habile dans l’art de parler. » — Quintilien
Ouvrages conseillés
-La rhétorique dans l’Antiquité (Laurent Pernot, Poche)
–Aristote : La Rhétorique édition intégrale et annotée (C-E Ruelle)
–L’art rhétorique: Petit manuel pour un usage éclairé de la parole (J.Dross)
–Dictionnaire de rhétorique (G.Molinié, Poche)
–Le Pouvoir rhétorique: Apprendre à convaincre et à décrypter les discours (C.Viktorovitch)
–Rhétorique, Communication Assertive et Écoute Active (S.Moulins)
–Éloquence: L’écriture de discours (E.Bah, auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet)
Les trois genres oratoires
La tradition distingue trois genres rhétoriques selon leur finalité, leur temporalité et leur lieu d’exercice. Cette classification, établie par Aristote et reprise par tous les théoriciens ultérieurs, structure encore aujourd’hui notre approche de l’éloquence.
Le genre judiciaire (ou forensique) concerne les tribunaux. L’orateur accuse ou défend, porte un jugement sur des faits passés. Il vise à établir le juste et l’injuste. Par exemple, dans son plaidoyer Pro Milone, Cicéron défend son client Milon accusé du meurtre de Clodius en argumentant qu’il s’agissait de légitime défense. Il reconstruit minutieusement les événements passés, présente des témoignages, interprète les intentions et conclut que Milon a agi conformément à la loi naturelle en se protégeant d’une embuscade. Le genre judiciaire mobilise intensément la narration des faits et l’interprétation juridique.
Le genre délibératif (ou politique) s’exerce dans les assemblées. L’orateur conseille ou déconseille une action future. Il vise l’utile et le nuisible pour la communauté. Winston Churchill, dans son célèbre discours de 1940 « Nous nous battrons sur les plages », délibère sur la stratégie à adopter face à l’Allemagne nazie. Il ne se contente pas de décrire la situation, il projette l’auditoire dans différents avenirs possibles : la soumission ou la résistance. Il conclut en conseillant fermement la poursuite du combat, quelles qu’en soient les difficultés. Le genre délibératif requiert une évaluation des conséquences et une projection dans l’avenir.
Le genre épidictique (ou démonstratif) célèbre ou blâme lors de cérémonies publiques. L’orateur loue ou critique des personnes ou des valeurs au temps présent. Il vise le beau et le laid, renforçant l’adhésion aux valeurs communes. L’oraison funèbre de Périclès, rapportée par Thucydide, illustre parfaitement ce genre : lors de funérailles publiques, Périclès loue les soldats morts pour Athènes, mais surtout célèbre les valeurs démocratiques athéniennes, la liberté, le courage, le sens civique. Il ne cherche ni à juger ni à conseiller, mais à amplifier l’adhésion à un système de valeurs. Aujourd’hui, les discours de remise de prix, les éloges académiques ou les commémorations relèvent de ce genre.
Les cinq parties de l’art rhétorique
L’invention (inventio)
« L’invention consiste à trouver des arguments vrais ou vraisemblables propres à rendre la cause convaincante. » — Cicéron
L’invention est la recherche méthodique des arguments. C’est la phase créative où l’orateur explore les lieux communs (topoi en grec, loci en latin), ces réservoirs d’arguments applicables à tout sujet. Aristote compare ces lieux à des « régions » où l’esprit peut aller chercher des arguments comme on irait chercher des provisions dans un garde-manger bien approvisionné.
Les lieux de la personne interrogent : qui parle ? Quelle autorité possède-t-il ? Quelles sont ses intentions ? Par exemple, si un climatologue renommé affirme que le réchauffement climatique s’accélère, son expertise confère du poids à son propos. À l’inverse, on peut contester un argument en questionnant les qualifications ou les intérêts de celui qui le formule : un dirigeant pétrolier niant le changement climatique verra sa crédibilité diminuée par son intérêt économique évident.
Les lieux de la quantité comparent et mesurent : est-ce plus grand, plus fréquent, plus durable ? Le plus nombreux l’emporte-t-il sur le plus rare ? Ainsi, on peut argumenter qu’une mesure sanitaire est justifiée car elle protège le plus grand nombre, ou au contraire qu’il faut préserver les droits d’une minorité même si elle est peu nombreuse. Un économiste pourrait défendre une politique en montrant qu’elle bénéficie à 80% de la population, tandis qu’un adversaire soulignerait que les 20% restants subiront un préjudice disproportionné.
Les lieux de la qualité évaluent le caractère unique, exceptionnel, irremplaçable d’une chose. On peut défendre la préservation d’un bâtiment historique non pas parce qu’il est utile (quantité), mais parce qu’il est irremplaçable (qualité). De même, un artiste pourrait justifier le prix élevé d’une œuvre par son unicité plutôt que par l’ampleur du travail fourni. La qualité permet de renverser les arguments quantitatifs : l’exceptionnel vaut parfois plus que l’abondant.
Les lieux de l’ordre questionnent : qu’est-ce qui vient en premier ? Quelle est la cause, quelle est la conséquence ? Par exemple, dans un débat sur la violence urbaine, certains placeront la pauvreté comme cause première, d’autres l’échec éducatif. Identifier la cause permet d’orienter les solutions. De même, on peut argumenter qu’une réforme doit précéder une autre : impossible de réformer l’université sans avoir d’abord réformé le lycée.
Les lieux de l’existence examinent : cela est-il possible, réel, vraisemblable ? Un avocat contestant un témoignage peut argumenter qu’il était physiquement impossible pour le témoin de se trouver là où il prétend avoir été. Dans un débat scientifique, on peut réfuter une théorie en montrant qu’elle impliquerait des phénomènes impossibles au regard des lois connues de la physique.
Les lieux de la relation étudient les oppositions, les contraires, les analogies et les comparaisons. Par analogie, on peut défendre la légalisation d’une pratique en la comparant à une autre déjà légale : « Si nous autorisons X qui présente les mêmes risques que Y, pourquoi interdire Y ? » Les contraires permettent de définir : on comprend mieux ce qu’est le courage en le distinguant de la témérité d’un côté et de la lâcheté de l’autre.
La disposition (dispositio)
La disposition organise stratégiquement les arguments dans un plan efficace. Un bon argument mal placé perd de son impact ; un argument faible bien situé peut convaincre. Le discours classique comprend quatre à cinq parties, chacune ayant une fonction précise.
L’exorde (introduction) remplit trois fonctions essentielles : capter l’attention (attentum parare), obtenir la bienveillance (benevolum parare), et annoncer le sujet (docilem parare). Dans son discours du 18 juin 1940, de Gaulle commence par : « Les chefs qui, depuis de nombreuses années, sont à la tête des armées françaises, ont formé un gouvernement. Ce gouvernement, alléguant la défaite de nos armées, s’est mis en rapport avec l’ennemi pour cesser le combat. » Il capte immédiatement l’attention par la gravité de la situation, établit son autorité morale en se distinguant de ces chefs défaitistes, et annonce son propos : contester cette capitulation.
La narration expose les faits de manière claire (perspicue), brève (breviter) et vraisemblable (probabiliter). Elle établit le contexte nécessaire à la compréhension. Dans un procès, l’avocat reconstitue la chronologie des événements, sélectionnant les détails qui servent sa thèse et minimisant ceux qui la desservent. Lors du procès de Galilée, l’accusation narre comment l’astronome a défié l’interdiction de 1616 en publiant son Dialogue, présentant chaque étape comme une désobéissance délibérée.
La confirmation développe les arguments favorables à la thèse défendue. Elle constitue le cœur démonstratif du discours. On peut organiser les arguments selon l’ordre homérique (forts-faibles-forts), qui commence et finit puissamment, ou l’ordre nestorién (moyen-fort-faible), qui culmine au centre. Martin Luther King, dans son discours « I Have a Dream », accumule les arguments contre la ségrégation : violation des principes fondateurs de l’Amérique, injustice morale, inefficacité économique, avant de culminer avec sa vision prophétique d’une société réconciliée.
La réfutation anticipe et détruit les objections adverses. Elle peut précéder ou suivre la confirmation. Cicéron, dans les Catilinaires, réfute préventivement l’accusation de cruauté qu’on pourrait lui adresser s’il condamne les conjurés : « On me dira peut-être que je suis cruel. Non, c’est vous qui êtes cruels envers la patrie si vous laissez ses ennemis en vie. » Il retourne l’argument contre ses adversaires potentiels.
La péroraison (conclusion) récapitule les arguments (enumeratio) et amplifie l’émotion (affectus) pour emporter l’adhésion définitive. Elle peut inclure un appel à l’action. Émile Zola conclut son « J’accuse » par une série d’accusations formelles qui résument tout son article, avant de se tourner vers l’avenir avec confiance : « J’attends. Quant aux gens que j’accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus, je n’ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des entités, des esprits de malfaisance sociale. »
L’élocution (elocutio)
« Le style est l’homme même. » — Buffon
L’élocution travaille l’expression linguistique, transformant les idées trouvées par l’invention et organisées par la disposition en un discours effectif. Elle recherche trois qualités fondamentales : la correction (puritas), qui respecte la grammaire et les usages de la langue ; la clarté (perspicuitas), qui assure une compréhension immédiate ; et l’ornement (ornatus), qui confère beauté et élégance à l’expression.
La rhétorique distingue trois styles, théorisés notamment par Cicéron dans L’Orateur :
Le style simple (ou humble, genus subtile) privilégie la clarté et l’instruction (docere). Il utilise un vocabulaire courant, des phrases courtes, une syntaxe directe. César incarne ce style dans ses Commentaires sur la Guerre des Gaules : « Gallia est omnis divisa in partes tres » (La Gaule est divisée en trois parties). Pas d’ornements superflus, juste l’information essentielle transmise avec une efficacité maximale. Ce style convient à l’enseignement, à l’exposition scientifique, au récit historique objectif.
Le style moyen (ou tempéré, genus medium) vise à plaire (delectare) par l’élégance sans excès. Il emploie des figures modérées, une syntaxe équilibrée, un vocabulaire choisi mais accessible. Montaigne cultive ce style dans ses Essais, mélangeant réflexions personnelles, citations latines et observations du quotidien avec une grâce naturelle qui ne cherche ni l’austérité du style simple ni la grandeur du style élevé. Ce style convient aux conversations cultivées, aux essais littéraires, aux discours académiques.
Le style élevé (ou sublime, genus grande) cherche à émouvoir et à transporter l’âme (movere). Il use de métaphores audacieuses, d’amplifications, de rythmes majestueux, de figures pathétiques. Victor Hugo, dans ses discours politiques, déploie ce style grandiose : « Ah ! je vous en conjure, sauvez-nous de l’anarchie ! Sauvez-nous aussi des représailles ! » Les phrases s’allongent, les images se multiplient, le vocabulaire devient noble. Ce style convient aux grandes occasions : discours politiques majeurs, oraisons funèbres, plaidoiries passionnées.
L’orateur habile sait varier les styles selon les moments du discours. Un même discours peut commencer dans le style simple pour exposer les faits, continuer dans le style moyen pour analyser, et culminer dans le style élevé pour émouvoir lors de la péroraison.
La mémoire (memoria)
La mémoire désigne les techniques de mémorisation permettant à l’orateur de prononcer un long discours sans notes. Dans l’Antiquité, où l’improvisation totale était rare mais où lire un texte était jugé peu éloquent, la mémorisation était cruciale.
Les Anciens développent la méthode sophistiquée des lieux et des images (ars memoriae). L’orateur visualise un bâtiment qu’il connaît parfaitement – son propre palais, le forum, un temple. Mentalement, il parcourt ce bâtiment en y plaçant ses arguments sous forme d’images frappantes, étranges, mémorables. Pour se souvenir d’un argument sur la corruption, il pourrait imaginer une bourse d’or posée sur le seuil ; pour un argument sur la guerre, des armes ensanglantées dans l’atrium. Lors du discours, il parcourt mentalement ce palais et retrouve naturellement l’ordre de ses arguments. Cicéron, dans De oratore, explique cette méthode qu’il attribue au poète Simonide de Céos.
D’autres techniques incluent la répétition espacée : relire son discours plusieurs fois en espaçant progressivement les révisions ; l’association d’idées, qui lie chaque argument au suivant par un lien logique fort ; les moyens mnémotechniques comme les acronymes ou les phrases dont les initiales rappellent les points principaux ; la structuration rigoureuse du plan, car un discours bien organisé se mémorise plus facilement qu’un discours décousu.
Les grands orateurs modernes utilisent encore ces techniques. Martin Luther King avait mémorisé la structure de son discours « I Have a Dream », ce qui lui permit d’improviser la partie finale la plus célèbre (« I have a dream… ») quand il sentit que l’auditoire était prêt pour cette élévation.
L’action (actio)
L’action (ou pronuntiatio) concerne la prononciation vocale et le geste corporel lors de la performance oratoire. Cicéron la considère comme la partie la plus importante de l’art oratoire, allant jusqu’à affirmer que « l’action est presque tout » dans l’éloquence. Démosthène, interrogé sur les trois éléments essentiels de la rhétorique, aurait répondu : « L’action, l’action, l’action. »
La voix doit être modulée avec art. Le volume s’adapte à l’espace : assez fort pour être entendu du dernier rang sans crier, ce qui fatiguerait la voix et agresserait l’auditoire. Le débit ne doit être ni trop rapide, ce qui empêcherait la compréhension, ni trop lent, ce qui endormirait. Churchill parlait lentement, détachant chaque mot, créant un rythme martelant qui gravait ses phrases dans les mémoires. L’intonation varie selon les émotions : voix basse et grave pour la tristesse, haute et vibrante pour l’indignation, douce et posée pour la confidence. Les pauses marquent les articulations logiques et créent de la suspense. Avant d’asséner un argument décisif, une pause attire l’attention de tous. Kennedy, dans son discours inaugural (« Ask not what your country can do for you…« ), marquait des pauses stratégiques qui amplifiaient l’impact de ses antithèses.
Le geste accompagne et renforce le propos sans jamais le contredire. La posture doit être droite mais naturelle, sans raideur. Serrer les poings exprime la détermination ; ouvrir les bras, l’accueil ou l’évidence d’une vérité. Le regard embrasse l’ensemble de l’auditoire, créant un lien avec chacun. Éviter de fixer ses notes ou le plafond. Les mains sont particulièrement expressives : ouverture (franchise, générosité), fermeture (concentration, résolution), élévation (aspiration, idéal), abaissement (humilité, gravité). Les expressions faciales doivent être cohérentes avec les émotions évoquées : impossible de parler d’une tragédie en souriant. Barack Obama maîtrisait cet art, synchronisant parfaitement gestes, expressions et paroles pour créer une performance oratoire harmonieuse.
L’action s’apprend par l’observation des grands orateurs et par la pratique devant un miroir ou une caméra. L’objectif n’est pas la théâtralité excessive, mais la naturalité maîtrisée : le corps et la voix doivent sembler spontanés tout en étant parfaitement contrôlés.
Les trois moyens de persuasion
Aristote identifie dans sa Rhétorique trois modes de persuasion (pisteis) qui constituent les piliers de toute argumentation efficace. Ces trois moyens doivent être combinés, car la persuasion totale résulte rarement d’un seul d’entre eux.
L’ethos
L’ethos désigne l’image que l’orateur projette de lui-même et qui détermine sa crédibilité. Aristote identifie trois composantes essentielles de l’ethos : la phronèsis (sagesse pratique, compétence), l’arétè (vertu, honnêteté) et l’eunoia (bienveillance envers l’auditoire).
La compétence s’établit en démontrant sa maîtrise du sujet. Un médecin parlant de santé publique gagnera en crédibilité en citant des études scientifiques, en expliquant les mécanismes biologiques, en montrant qu’il comprend la complexité du problème. Marie Curie, dans ses conférences scientifiques, établissait son ethos par la rigueur de son raisonnement et la précision de ses expériences, gagnant ainsi le respect dans un milieu dominé par les hommes.
L’honnêteté se manifeste par la reconnaissance des limites de sa position, l’aveu des arguments contraires, la transparence sur ses sources. Un orateur qui présente une situation complexe de manière nuancée, qui admet « je ne sais pas » quand il ignore quelque chose, qui reconnaît la validité partielle d’objections, gagne en crédibilité. À l’inverse, celui qui prétend tout savoir, qui cache les contre-arguments, qui simplifie excessivement, éveille la méfiance.
La bienveillance transparaît dans la manière dont l’orateur s’adresse à son auditoire. Il doit montrer qu’il a à cœur l’intérêt de ses auditeurs, qu’il ne cherche pas à les manipuler pour son profit personnel. Nelson Mandela, dans son discours d’investiture de 1994, établit magistralement son ethos : compétence d’homme d’État, honnêteté dans la reconnaissance des difficultés à venir, bienveillance dans son appel à la réconciliation de tous les Sud-Africains, Blancs et Noirs.
L’orateur peut aussi bénéficier d’un ethos préalable : sa réputation le précède. Einstein parlant de physique bénéficiait d’un ethos scientifique immense. Mais l’ethos se construit aussi – et surtout – dans le discours même, par la manière de parler, l’attitude, le vocabulaire employé. C’est l’ethos discursif qui transforme la parole en force persuasive.
Le pathos
Le pathos mobilise les émotions de l’auditoire. Aristote consacre une large partie de sa Rhétorique à l’analyse des passions : colère et calme, amitié et inimitié, crainte et confiance, honte et impudence, bienveillance, pitié, indignation, envie, émulation. Pour susciter une émotion, l’orateur doit comprendre ses causes, ses objets et les dispositions de ceux qui l’éprouvent.
La pitié, par exemple, naît devant un malheur immérité frappant quelqu’un qui nous ressemble. Pour l’éveiller, l’orateur actualise la souffrance, la rend présente et concrète. Victor Hugo, plaidant pour l’abolition de la peine de mort, ne se contente pas d’arguments abstraits ; il décrit la terreur du condamné la veille de l’exécution, le froid du matin, le trajet vers l’échafaud, rendant l’horreur palpable. L’auditoire ne peut plus rester indifférent face à une souffrance ainsi présentée.
La colère naît d’une offense injuste. Pour la susciter, l’orateur amplifie l’outrage, montre son caractère délibéré, souligne le mépris qu’il manifeste. Cicéron, dans les Catilinaires, transforme la conjuration de Catilina en offense personnelle contre chaque citoyen romain : « Jusques à quand abuseras-tu de notre patience, Catilina ? » (Quo usque tandem abutere, Catilina, patientia nostra?). Il ne s’agit plus d’un simple complot politique, mais d’une insulte à l’endurance de Rome tout entière.
La crainte provient d’un danger imminent et destructeur. L’orateur qui veut alarmer projette l’auditoire dans un futur catastrophique. Greta Thunberg, dans ses discours sur le climat, utilise le pathos de la peur : elle décrit les catastrophes à venir si rien n’est fait, les villes englouties, les réfugiés climatiques par millions, les écosystèmes effondrés. Elle rend le danger futur présent à l’imagination.
Mais l’orateur éthique use des émotions avec mesure. Le pathos ne doit pas submerger le logos ; l’émotion doit servir la compréhension, non la remplacer. Les démagogues abusent du pathos, jouant sur les peurs irrationnelles. L’orateur véritable équilibre raison et émotion, sachant que l’être humain décide rarement par la seule logique.
Le logos
Le logos constitue l’argumentation rationnelle, l’appel à la raison. Il mobilise deux types de raisonnements que la tradition distingue soigneusement :
Le syllogisme est un raisonnement déductif rigoureux qui part de prémisses universelles pour aboutir à une conclusion nécessaire. Sa forme canonique : « Tous les hommes sont mortels (majeure). Or Socrate est un homme (mineure). Donc Socrate est mortel (conclusion). » Si les prémisses sont vraies et le raisonnement valide, la conclusion est nécessairement vraie. Ce raisonnement convient à la philosophie et aux sciences, mais s’avère trop lourd pour l’éloquence.
L’enthymème, que Aristote appelle le « syllogisme rhétorique », omet une prémisse évidente pour l’auditoire et travaille sur le vraisemblable plutôt que sur la vérité absolue. Par exemple : « Cet homme est courageux, car il a sauvé un enfant de la noyade. » La prémisse implicite (« Celui qui risque sa vie pour sauver autrui est courageux ») n’a pas besoin d’être énoncée. L’enthymème est plus rapide, plus élégant, plus persuasif que le syllogisme complet. Lincoln, affirmant « Government of the people, by the people, for the people« , utilise un enthymème puissant : si le gouvernement appartient au peuple, alors préserver le gouvernement, c’est préserver le peuple lui-même.
L’exemple procède par induction, du particulier au général. L’orateur cite un cas concret pour établir une règle générale ou pour illustrer un principe. Les exemples historiques sont particulièrement puissants : Churchill évoquant la résistance de 1588 contre l’Armada espagnole pour encourager la résistance de 1940 contre Hitler. Les paraboles fonctionnent de même : Jésus ne définit pas abstraitement l’amour du prochain, il raconte l’histoire du Bon Samaritain. Les analogies transportent un raisonnement d’un domaine à un autre : Roosevelt comparant l’économie américaine à un navire qui prend l’eau et nécessite des réparations d’urgence (le New Deal).
Le logos peut aussi utiliser des données empiriques : statistiques, études scientifiques, témoignages vérifiables. Al Gore, dans son documentaire Une vérité qui dérange, accumule les graphiques, les courbes de température, les photographies de glaciers en recul, construisant un logos scientifique puissant sur le réchauffement climatique.
Les figures de rhétorique
Les figures sont des procédés d’expression qui s’écartent de l’usage ordinaire pour créer des effets stylistiques, émotionnels ou argumentatifs particuliers. Elles ornent le discours sans le surcharger quand elles sont bien employées. Les traités classiques en recensent plusieurs centaines ; nous présentons ici les plus importantes.
Figures de construction
L’anaphore répète un mot ou un groupe de mots en début de phrases, de vers ou de propositions successives, créant un effet d’insistance et de rythme puissant. L’exemple le plus célèbre en français est sans doute le discours du Général de Gaulle lors de la Libération de Paris : « Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! Mais Paris libéré ! » La répétition de « Paris » martèle le nom de la ville, transformant chaque répétition en une montée émotionnelle jusqu’à l’apogée libératrice. Martin Luther King utilise magistralement l’anaphore dans « I Have a Dream » avec la répétition lancinante de « I have a dream », puis plus loin de « Let freedom ring », créant une incantation prophétique inoubliable.
L’épiphore (ou épistrophe) répète en fin de phrases ou de propositions. “ Cependant Brutus dit qu’il était ambitieux, et à coup sûr Brutus est un homme honorable ». est répété plusieurs fois au cours du discours d’Antoine (Acte III, scène 2) dans le Jules César de Shakespeare.
Le parallélisme reproduit une structure syntaxique similaire dans des phrases successives, créant un effet de symétrie et d’équilibre. « Veni, vidi, vici » (Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu) de Jules César constitue un parallélisme parfait : trois verbes au passé, trois syllabes chacun en latin, trois actions enchaînées. Kennedy utilise le parallélisme pour son impact : « Let every nation know, whether it wishes us well or ill, that we shall pay any price, bear any burden, meet any hardship… » La succession de verbes d’action crée un rythme entraînant.
Le chiasme inverse l’ordre des termes dans deux groupes successifs, créant un effet de miroir intellectuellement satisfaisant. « Il faut manger pour vivre et non vivre pour manger » (Molière) oppose les deux verbes en structure inversée. Kennedy, dans son discours inaugural, produit peut-être le chiasme le plus célèbre de l’histoire moderne : « Ask not what your country can do for you – ask what you can do for your country. » L’inversion (pays-vous / vous-pays) crée un renversement de perspective philosophique saisissant.
L’énumération accumule des termes de même nature pour amplifier une idée. Rabelais énumère pendant des pages les jeux de Gargantua. Hugo, décrivant la bataille de Waterloo, énumère régiments, généraux, mouvements de troupe, créant par l’accumulation même le chaos du combat.
Figures d’analogie
La comparaison rapproche explicitement deux termes à l’aide d’un outil comparatif (comme, tel que, semblable à, pareil à). « Mes frères sont pareils à des gouttes d’eau » (Verlaine). Homère compare régulièrement ses héros à des lions, des aigles, des tempêtes, établissant leur grandeur par ces rapprochements. La comparaison, plus explicite que la métaphore, assure la clarté tout en créant des images poétiques. Churchill parlait de l’URSS comme d’une « énigme enveloppée dans un mystère au sein d’une devinette« , comparaison qui suggère les couches successives d’opacité.
La métaphore transpose le sens d’un mot sans outil de comparaison, créant une identification directe. « Cette faucille d’or dans le champ des étoiles » (Hugo) : la lune devient faucille sans que « comme » atténue l’identification. La métaphore est plus audacieuse, plus condensée que la comparaison. Shakespeare transforme le monde entier en théâtre : « All the world’s a stage, and all the men and women merely players. » La métaphore suggère plus qu’elle n’explique, laissant l’imagination compléter le sens. Roosevelt parlait du New Deal comme du « traitement d’urgence pour un patient gravement malade » (l’économie américaine), métaphore médicale qui justifiait des mesures exceptionnelles.
L’allégorie développe une métaphore en tableau complet et cohérent. La Mort représentée en squelette avec une faux constitue une allégorie : chaque élément (squelette = fin de la chair, faux = instrument de moisson/récolte des âmes) contribue au sens global. Platon utilise l’allégorie de la caverne pour représenter la condition humaine face à la connaissance. Dans la propagande politique, Marianne incarne la République française, Oncle Sam les États-Unis – allégories nationales qui condensent des valeurs complexes en images uniques.
La personnification attribue des caractères humains à des objets, des abstractions ou des animaux. « La Nature est un temple où de vivants piliers... » (Baudelaire). Victor Hugo personnifie constamment : « L’océan respire », « La révolution marche », « Le progrès avance ». Cette figure crée de l’empathie en humanisant l’inanimé. Dans les fables de La Fontaine, les animaux pensent et parlent, permettant la critique sociale par ce déplacement.
Figures d’amplification
L’hyperbole amplifie par exagération délibérée et évidente. « Je meurs de soif » quand on a simplement très soif. « Je l’ai répété mille fois » pour « je l’ai répété plusieurs fois ». Molière fait dire à Arnolphe désespéré : « Je me pendrai plutôt » – hyperbole comique qui révèle l’outrance du personnage. L’hyperbole doit rester identifiable comme telle : si l’exagération passe pour littérale, elle devient mensonge. Hugo, maître de l’hyperbole, décrit Waterloo comme « un tremblement de terre sous lequel toute l’Europe a craqué » – exagération qui rend l’ampleur historique de l’événement.
La gradation ordonne les termes en intensité croissante ou décroissante. Corneille : « Va, cours, vole et nous venge. » L’intensité des verbes augmente : marcher → courir → voler, créant une accélération qui mime l’urgence. Bossuet, dans ses oraisons funèbres, utilise des gradations descendantes pour illustrer la vanité : « Madame se meurt, Madame est morte » – la rapidité du passage de vie à mort saisit l’auditoire.
L’accumulation multiplie les mots ou expressions de sens voisin pour insister, pour saturer l’esprit de l’auditoire. Rabelais accumule pendant des pages les épithètes pour décrire ses personnages. Zola, dans « J’accuse », accumule les accusations : « J’accuse le lieutenant-colonel du Paty de Claivre… J’accuse le général Mercier… J’accuse le général Billot… » L’accumulation devient martèlement, rendant la charge imparable.
Figures d’atténuation
La litote dit moins pour suggérer plus, créant un effet de pudeur ou d’euphémisme élégant. « Va, je ne te hais point » signifie en réalité « je t’aime » dans Le Cid de Corneille. Chimène ne peut avouer directement son amour pour celui qui a tué son père ; la litote lui permet d’exprimer ce sentiment impossible tout en respectant les bienséances. « C’est pas mal » pour « c’est bien » constitue une litote courante. La litote peut aussi être ironique : dire d’un imbécile « Il n’est pas le plus brillant » constitue une litote sarcastique, tout comme « Ce n’est pas le couteau le plus affuté du tiroir » qui associe la métaphore. La litote exige que l’auditoire comprenne le décalage entre ce qui est dit et ce qui est suggéré.
L’euphémisme adoucit une réalité pénible, cruelle ou choquante. « Il nous a quittés » pour « il est mort ». « Les techniciens de surface » pour « les femmes de ménage ». « Les dommages collatéraux » dans le vocabulaire militaire pour « les civils tués ». L’euphémisme peut relever de la politesse (éviter de choquer) ou de la manipulation (masquer une réalité qu’on préfère ne pas voir). Pendant la Shoah, les nazis parlaient de « solution finale » et de « traitement spécial » – euphémismes criminels destinés à dissimuler l’horreur du génocide, quand à Vladimir Poutine il décrit la guerre contre l’Ukraine comme une « opération militaire spéciale ».
La prétérition feint de ne pas dire ce qu’on dit néanmoins, créant un effet paradoxal. « Je ne parlerai pas de ses nombreux défauts… » puis on en parle longuement. « Je ne rappellerai pas que mon adversaire a été condamné pour fraude… » Cicéron excelle dans cet art : « Je ne dirai rien de sa débauche… je ne mentionnerai pas ses crimes… » tout en les mentionnant précisément. La prétérition permet de porter une accusation tout en feignant la retenue, combinant l’attaque et l’élégance. Accuser une personne en disant « Untel, pour ne pas le nommer », est une forme raccourcie de prétérition.
Figures d’opposition
L’antithèse oppose deux termes, deux idées, deux réalités pour les faire ressortir mutuellement. « Certains naissent grands, d’autres acquièrent la grandeur » (Shakespeare) oppose le destin à l’effort. Hugo construit toute son œuvre sur des antithèses : Javert et Valjean, l’ombre et la lumière, la société et l’individu. L’antithèse structure la pensée en oppositions binaires qui clarifient le propos. Kennedy : « Let us never negotiate out of fear, but let us never fear to negotiate » (ne négocions jamais parce que nous avons peur, mais n’ayons jamais peur de négocier)– l’antithèse équilibrée produit une formule mémorable qui réconcilie des positions apparemment contradictoires.
L’oxymore (ou alliance de mots) associe deux termes contradictoires dans un même syntagme. « Cette obscure clarté qui tombe des étoiles » (Corneille) – obscure et clarté s’excluent logiquement, mais leur union crée une image poétique du clair de lune. « Un silence éloquent », « une douce violence », « un mort vivant » sont des oxymores courants. Cette figure exprime des réalités complexes, paradoxales, que le langage ordinaire ne peut saisir. Camus parle de « l’étranger familier » – oxymore qui résume l’absurdité de la condition humaine.
Le paradoxe affirme une idée contraire à l’opinion commune mais rationnellement défendable. « Moins on a d’argent, plus on dépense » semble illogique, mais peut se justifier par l’analyse économique. Oscar Wilde cultive le paradoxe : « Il n’y a qu’une chose pire que d’être l’objet de conversations, c’est de ne pas l’être. » Le paradoxe choque d’abord, puis invite à repenser ses évidences. Pascal formule un paradoxe théologique célèbre : « Console-toi, tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé » – logiquement contradictoire, spirituellement éclairant.
Figures de substitution
La métonymie remplace un terme par un autre lié logiquement selon différents rapports : le contenant pour le contenu (« boire un verre »), la matière pour l’objet (« un fer » pour « une épée »), l’auteur pour l’œuvre (« lire du Proust »), le lieu pour ses habitants (« Paris s’indigne »). « Versailles a décidé » pour « le roi de France », « la Maison Blanche annonce » pour « le président américain » sont des métonymies institutionnelles courantes. Cette figure condense l’expression tout en créant des images concrètes.
La synecdoque remplace le tout par la partie ou inversement, l’espèce par le genre ou inversement. « Voile » pour « navire » (la partie pour le tout). « Les mortels » pour « les hommes » (le genre pour l’espèce). « Gagner son pain » pour « gagner sa vie » (la partie essentielle pour le tout). Boileau écrit « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage » – le métier à tisser représente métonymiquement tout travail d’artisan, puis par synecdoque tout travail intellectuel.
La périphrase remplace un mot par une expression qui le définit ou le caractérise. « L’astre du jour » pour « le soleil », « la capitale de la France » pour « Paris », « l’auteur de la Divine Comédie » pour « Dante« . La périphrase peut être élégante (éviter les répétitions), révérencielle (« le Saint-Père » pour « le pape »), euphémique ou noble. Les poètes classiques multiplient les périphrases : « l’onde » pour l’eau, « Phébus » pour le soleil, « l’empire de Morphée » pour le sommeil. La périphrase peut aussi être didactique, expliquant un terme technique par une description compréhensible.
Figures d’interrogation et d’interpellation
L’interrogation oratoire (ou rhétorique) pose une question qui n’appelle pas de réponse, car celle-ci est évidente ou contenue dans la question même. « Qui ne voit que cette mesure est injuste ? » signifie « Il est évident que cette mesure est injuste. » Cicéron : « Jusqu’à quand abuseras-tu de notre patience, Catilina ? » n’attend pas que Catilina fixe une date limite, mais affirme avec force que cet abus doit cesser. L’interrogation oratoire implique l’auditoire, le transforme en témoin complice qui acquiesce mentalement.
L’apostrophe interpelle directement l’auditoire, une personne absente ou une entité abstraite. Hugo s’adresse à Napoléon : « Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine ! » Bossuet interpelle la Mort elle-même dans ses oraisons funèbres. L’apostrophe crée un effet de présence, d’immédiateté, de dialogue. Elle transforme le monologue en adresse personnelle, renforçant l’implication émotionnelle. Quand un avocat se tourne vers l’accusé et lui lance « Regardez ces parents ! », l’apostrophe théâtralise le procès et intensifie la dimension morale.
Les techniques d’argumentation
Au-delà des figures stylistiques, la rhétorique dispose d’un arsenal de techniques argumentatives qui structurent le raisonnement persuasif. Ces techniques peuvent être logiquement valides ou sophistiques selon leur usage.
Arguments logiques
L’argument d’autorité (argumentum ad verecundiam) invoque un expert, un texte sacré, une personnalité reconnue pour appuyer une thèse. « Einstein a dit que… » dans un débat scientifique. Cet argument n’est valide que si l’autorité est réellement compétente dans le domaine concerné. Citer Shakespeare sur la physique quantique serait fallacieux. Thomas d’Aquin structure toute la Somme théologique sur des arguments d’autorité : Aristote, les Pères de l’Église, la Bible. Dans les tribunaux, les témoignages d’experts constituent des arguments d’autorité essentiels.
L’argument de cadrage présente les faits sous un angle particulier qui oriente l’interprétation. Un taux de réussite peut être présenté positivement (« 70% de réussite ! ») ou négativement (« 30% d’échec… »). Un politique peut cadrer une dépense comme un « investissement dans l’avenir » ou comme un « gaspillage de l’argent public » selon qu’il la soutient ou la critique. George Lakoff a montré que les conservateurs américains cadraient l’avortement comme « meurtre d’innocents » tandis que les progressistes le cadraient comme « choix de la femme » – chaque cadrage orientant radicalement le débat.
L’argument par l’absurde (reductio ad absurdum) démontre qu’une thèse mène à des conséquences inacceptables, donc qu’elle est fausse. Si vous affirmez « Tous les politiciens sont corrompus », je peux répondre : « Gandhi était un politique. Donc Gandhi était corrompu. Or c’est absurde. Donc votre affirmation est fausse. » Cette technique, très puissante en mathématiques, fonctionne aussi en rhétorique pour démonter des généralisations abusives.
L’argument a fortiori (à plus forte raison) établit qu’une vérité s’applique encore mieux dans un cas plus favorable. « Si même le témoin hostile reconnaît ce fait, à plus forte raison les témoins bienveillants le confirmeront. » Jésus utilise cet argument : « Si vous, qui êtes mauvais, savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père céleste… » L’argument part d’un cas moins évident pour établir un cas plus évident.
L’argument par analogie transpose un raisonnement d’un domaine à un autre. « L’économie d’un État fonctionne comme le budget d’un ménage : on ne peut dépenser plus qu’on ne gagne. » Cette analogie, fréquente mais contestable, simplifie à outrance en assimilant deux réalités différentes. Les analogies peuvent éclairer ou égarer. Darwin, expliquant la sélection naturelle par analogie avec la sélection artificielle pratiquée par les éleveurs, utilise une analogie scientifiquement féconde.
Arguments rhétoriques et sophistiques
L’argument ad hominem attaque la personne plutôt que ses idées. « Comment pouvez-vous nous donner des leçons de morale alors que vous avez vous-même été condamné ? » Cet argument est généralement considéré comme un sophisme, car la validité d’une idée est indépendante de celui qui l’énonce. Même un criminel peut dire une vérité. Cependant, en rhétorique, l’ad hominem peut être légitime pour établir la crédibilité : contester l’expertise d’un faux expert est pertinent. Cicéron n’hésite pas à attaquer la moralité de ses adversaires pour discréditer leurs propos.
L’argument ad populum fait appel aux émotions et aux préjugés de la foule plutôt qu’à la raison. « Tout le monde sait que… » ou « Personne ne peut nier que… » présupposent un consensus qui n’existe peut-être pas. Les démagogues excellent dans cet art : flatter les préjugés populaires, désigner des boucs émissaires, promettre des solutions simples à des problèmes complexes. Marc Antoine, dans le discours que Shakespeare lui prête après l’assassinat de César, manipule magistralement la foule par l’ad populum, transformant des sympathisants de Brutus en émeutiers vengeurs.
L’appel à la tradition (argumentum ad antiquitatem) justifie une pratique par son ancienneté : « On a toujours fait ainsi. » Cet argument peut être valide (une tradition qui perdure a peut-être des raisons) ou fallacieux (l’ancienneté ne garantit pas la validité). L’esclavage était une tradition millénaire, ce qui ne le rendait pas juste. Inversement, préserver une langue ancienne peut se justifier par la richesse culturelle qu’elle véhicule.
L’appel à la nouveauté (argumentum ad novitatem) est l’inverse : « C’est moderne, donc meilleur. » La publicité abuse de cet argument : « nouveau ! », « révolutionnaire ! » suggèrent une supériorité sans la démontrer. Dans les débats sur les mœurs, les progressistes peuvent tomber dans ce piège (« Les mentalités évoluent, donc nous devons changer ») tout comme les conservateurs tombent dans le piège inverse de la tradition.
Le faux dilemme réduit arbitrairement les options à deux choix alors qu’il en existe d’autres. « Vous êtes avec nous ou contre nous » élimine toute position nuancée. « Soit on interdit totalement, soit on autorise complètement » exclut les régulations intermédiaires. Bush après le 11 septembre : « Either you are with us, or you are with the terrorists » – faux dilemme qui élimine toute position critique indépendante.
La rhétorique est l’art de la vérité
La rhétorique, loin d’être unemanipulation, constitue l’art de communiquer efficacement la vérité dans un monde où la vérité seule ne suffit pas à convaincre. Elle se base sur le fait que les êtres humains ne sont pas de pures intelligences rationnelles, mais des êtres d’émotion, de préjugés, d’habitudes, qu’il faut atteindre par tous les moyens de la persuasion : raison, émotion, caractère.
« La vérité et la justice sont par nature plus fortes que leurs contraires. » — Aristote
Maîtriser la rhétorique, c’est se donner les moyens de défendre le vrai et le juste dans l’espace public, d’argumenter rigoureusement, de s’exprimer avec clarté et élégance, de toucher les cœurs autant que les esprits. C’est aussi développer un esprit critique capable de déceler les sophismes, les manipulations, les faux raisonnements dont les démagogues usent pour tromper les peuples.
Ainsi la rhétorique demeure, 2500 ans après sa naissance, un outil indispensable pour quiconque souhaite penser clairement, argumenter efficacement et s’exprimer avec puissance dans une société démocratique où la parole est libre et où le meilleur argument doit l’emporter.