INFOS-CLÉS | |
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Origine | Allemagne (Rhénanie) |
Importance | ★★★★ |
Courants | Matérialisme dialectique, Socialisme scientifique |
Thèmes | Communisme, Critique de l’économie politique, Matérialisme historique, Lutte des classes, Condition ouvrière |
Friedrich Engels transforme la philosophie politique du XIXᵉ siècle en co-fondant avec Marx le socialisme scientifique, développant une théorie matérialiste de l’histoire et une critique systématique du capitalisme qui influenceront durablement les mouvements sociaux et la pensée politique mondiale.
En raccourci
Philosophe, économiste et théoricien politique allemand, Friedrich Engels (1820-1895) forge avec Karl Marx les fondements théoriques du communisme moderne. Fils d’industriel devenu révolutionnaire, il apporte au marxisme sa connaissance intime du capitalisme industriel et développe les aspects philosophiques du matérialisme dialectique.
Auteur de textes fondateurs comme « La Situation de la classe laborieuse en Angleterre » et co-auteur du « Manifeste du parti communiste », Engels théorise la transformation sociale par la lutte des classes. Ses contributions originales sur la famille, l’État et la dialectique de la nature enrichissent considérablement le corpus marxiste.
Intellectuel engagé et organisateur infatigable du mouvement ouvrier international, Engels consacre sa vie et sa fortune à la cause socialiste. Son rôle dans l’édition posthume du « Capital » et la diffusion du marxisme fait de lui l’architecte méconnu d’une pensée qui bouleversera le XXᵉ siècle.
Formation rhénane et éveil politique
Enfance dans l’Allemagne industrielle
Né le 28 novembre 1820 à Barmen (aujourd’hui Wuppertal) en Rhénanie prussienne, Friedrich Engels grandit au cœur de la première révolution industrielle allemande. Fils aîné d’un riche fabricant de textiles, il observe dès l’enfance les contradictions brutales du capitalisme naissant : opulence bourgeoise d’un côté, misère ouvrière de l’autre. Cette expérience précoce de la dualité sociale marque profondément sa conscience.
L’éducation piétiste stricte imposée par son père entre en tension avec l’esprit critique du jeune Friedrich. Le conservatisme religieux familial, loin de l’endoctriner, aiguise sa capacité de questionnement et son rejet des dogmes. Élève du gymnasium d’Elberfeld, il manifeste des talents littéraires précoces et une passion pour la philosophie qui inquiètent son père, soucieux de le voir reprendre l’entreprise familiale.
Brême et la découverte du hégélianisme
En 1838, son père l’envoie à Brême pour un apprentissage commercial, espérant le détourner de ses inclinations intellectuelles. Cette tentative échoue spectaculairement : Engels profite de sa liberté relative pour dévorer les œuvres des Jeunes Hégéliens, découvrant notamment les écrits de David Strauss et Ludwig Feuerbach. La critique de la religion comme aliénation humaine résonne profondément avec ses propres observations de l’hypocrisie bourgeoise.
Durant cette période brêmoise (1838-1841), Engels publie ses premiers articles sous le pseudonyme de Friedrich Oswald. Ses « Lettres du Wuppertal » dénoncent avec virulence les conditions de vie ouvrières et l’obscurantisme religieux de sa région natale. Ces textes révèlent déjà son talent polémique et sa capacité d’analyse sociale qui feront de lui l’un des plus redoutables critiques du capitalisme.
Berlin et la radicalisation philosophique
Service militaire et cercles révolutionnaires
Le service militaire d’Engels à Berlin (1841-1842) dans l’artillerie de la Garde royale prussienne constitue paradoxalement une période d’intense formation intellectuelle. Auditeur libre à l’Université de Berlin, il suit les cours de Schelling tout en fréquentant assidûment le Doktorclub des Jeunes Hégéliens. Il y côtoie Bruno Bauer, Max Stirner et les frères Edgar et Bruno Bauer, participant aux débats enflammés sur l’héritage hégélien.
La critique engelsienne de Schelling, publiée anonymement, attire l’attention par sa défense vigoureuse de Hegel contre la philosophie de la révélation. Engels y affirme déjà la nécessité de dépasser l’idéalisme hégélien tout en conservant sa méthode dialectique, anticipant le renversement matérialiste qu’il accomplira avec Marx. Cette période berlinoise forge ses armes théoriques et confirme son engagement révolutionnaire.
Manchester et la découverte du prolétariat
Fin 1842, Engels part pour Manchester travailler dans la filature Ermen & Engels dont son père est copropriétaire. Ce séjour de vingt-et-un mois transforme radicalement sa compréhension du capitalisme, lui révélant de l’intérieur les mécanismes d’exploitation de la première puissance industrielle mondiale. Il explore méthodiquement les quartiers ouvriers, accumule statistiques et témoignages, observe les luttes syndicales naissantes.
Sa liaison avec Mary Burns, ouvrière irlandaise, lui ouvre les portes du prolétariat manchestérien. Cette relation, qui défie toutes les conventions de classe, témoigne de son engagement personnel dans le dépassement des barrières sociales. Mary devient sa guide dans les bas-fonds industriels, lui permettant d’accéder à une connaissance intime de la condition ouvrière qui nourrira son œuvre majeure sur la classe laborieuse anglaise.
La collaboration avec Marx et l’œuvre commune
Paris 1844 : naissance d’une amitié intellectuelle
La rencontre décisive entre Engels et Marx a lieu à Paris fin août 1844, lors du retour d’Engels d’Angleterre. Les dix jours qu’ils passent ensemble au café de la Régence scellent une amitié et une collaboration intellectuelle qui durera jusqu’à la mort de Marx. Ils découvrent la convergence profonde de leurs analyses : critique de l’économie politique, matérialisme philosophique, perspective révolutionnaire.
Leur première œuvre commune, La Sainte Famille (1845), règle les comptes avec leurs anciens camarades jeunes-hégéliens. Engels y apporte sa connaissance empirique du capitalisme anglais qui complète parfaitement l’approche plus théorique de Marx. Cette complémentarité caractérisera leur collaboration : Engels fournissant souvent les données concrètes que Marx intègre dans ses constructions théoriques monumentales.
L’Idéologie allemande et le matérialisme historique
Expulsés de France, Engels et Marx se retrouvent à Bruxelles où ils rédigent L’Idéologie allemande (1845-1846). Ce manuscrit, non publié de leur vivant, pose les fondements du matérialisme historique : primat de l’être social sur la conscience, détermination de la superstructure idéologique par la base économique, histoire comme succession de modes de production. Engels contribue particulièrement aux sections sur Feuerbach et Stirner.
L’originalité d’Engels apparaît dans sa capacité à traduire les abstractions philosophiques en analyses concrètes. Il développe la théorie de la division du travail et ses conséquences sociales, montrant comment la séparation entre travail manuel et intellectuel, ville et campagne, structure les rapports de classe. Cette approche matérialiste de l’histoire révolutionne la compréhension des transformations sociales.
Le Manifeste communiste et la révolution de 1848
La rédaction du Manifeste du parti communiste (1848) illustre parfaitement leur méthode collaborative. Engels fournit les « Principes du communisme », catéchisme révolutionnaire que Marx transforme en manifeste flamboyant. Le texte final porte la marque stylistique de Marx mais les analyses historiques et économiques doivent beaucoup aux travaux antérieurs d’Engels sur la condition ouvrière.
Durant les révolutions de 1848-1849, Engels combat physiquement sur les barricades de l’insurrection badoise-palatine. Cette expérience militaire directe enrichit sa compréhension de la stratégie révolutionnaire, faisant de lui le spécialiste des questions militaires du mouvement socialiste. Ses articles sur la guerre et la révolution démontrent une remarquable capacité d’analyse stratégique qui impressionne même les militaires professionnels.
Œuvre théorique propre et développements originaux
La dialectique de la nature
L’ambition d’Engels de développer une philosophie marxiste de la nature trouve son expression dans Dialectique de la nature, manuscrit inachevé publié posthumément. Il y transpose les lois dialectiques aux sciences naturelles, affirmant l’unité matérielle du monde et le caractère dialectique des processus naturels. Cette extension du matérialisme dialectique au domaine scientifique suscite des débats qui perdurent.
Ses trois lois dialectiques – transformation de la quantité en qualité, interpénétration des contraires, négation de la négation – visent à fournir une méthodologie générale pour comprendre le changement dans la nature et la société. Bien que critiquée pour son schématisme, cette tentative influence profondément la philosophie soviétique et stimule les réflexions sur les rapports entre science et dialectique.
L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État
Publié en 1884, cet ouvrage constitue la contribution la plus originale d’Engels à la théorie marxiste. S’appuyant sur les recherches anthropologiques de Lewis Morgan, il développe une théorie matérialiste de l’évolution des structures familiales et étatiques. L’analyse du passage du matriarcat au patriarcat comme conséquence de l’apparition de la propriété privée ouvre des perspectives féministes révolutionnaires.
Engels théorise l’État comme instrument de domination de classe, destiné à disparaître avec l’abolition des classes. Sa formule sur le « dépérissement de l’État » dans la société communiste deviendra centrale dans les débats du mouvement socialiste. L’originalité de l’ouvrage réside dans l’articulation entre évolution économique, transformation des rapports de genre et genèse des institutions politiques.
Anti-Dühring et la systématisation du marxisme
La polémique contre Eugen Dühring (1877-1878) permet à Engels d’exposer systématiquement la conception marxiste du monde. *L’Anti-Dühring devient paradoxalement le manuel de référence du marxisme, plus lu que Le Capital dans les cercles ouvriers. Engels y présente de façon accessible les principes du matérialisme dialectique, la critique de l’économie politique et la vision socialiste de l’avenir.
Cette œuvre révèle la capacité pédagogique exceptionnelle d’Engels. Il transforme les analyses complexes de Marx en exposés clairs sans les simplifier outrageusement, rendant la théorie accessible aux militants. Cette systématisation, tout en diffusant largement le marxisme, contribue aussi à sa transformation en doctrine, évolution qu’Engels n’avait pas nécessairement souhaitée.
Le « second violon » et l’œuvre de transmission
Le soutien financier et intellectuel à Marx
Après son retour définitif à Manchester en 1850, Engels accepte de travailler dans l’entreprise familiale pour assurer la subsistance de Marx. Ce sacrifice personnel de vingt années permet à Marx de se consacrer entièrement à la rédaction du Capital. Engels mène une double vie : bourgeois respectable le jour, révolutionnaire et théoricien la nuit, supportant cette contradiction avec un humour stoïque.
Au-delà du soutien matériel, Engels joue un rôle intellectuel crucial. Leur correspondance monumentale (plus de 1 500 lettres) constitue un laboratoire théorique permanent. Engels fournit expertises économiques, analyses de conjoncture, critiques constructives qui enrichissent considérablement l’œuvre marxienne. Son abnégation et sa modestie masquent l’importance réelle de ses contributions théoriques.
L’édition posthume du Capital
Après la mort de Marx en 1883, Engels consacre ses douze dernières années à éditer les volumes II et III du Capital. Ce travail titanesque de déchiffrement, organisation et édition de manuscrits souvent fragmentaires constitue une œuvre de création à part entière. Engels doit interpréter, compléter, harmoniser des textes parfois contradictoires, accomplissant un travail éditorial et théorique considérable.
Les choix éditoriaux d’Engels influencent durablement l’interprétation du Capital. Sa présentation systématique tend à rigidifier certains concepts marxiens, contribuant à la transformation du marxisme en système clos. Néanmoins, sans son travail dévoué, l’œuvre économique majeure de Marx serait restée largement inaccessible, privant le mouvement ouvrier de son arsenal théorique principal.
Dernières années et héritage
Le patriarche du socialisme international
Les dernières années d’Engels à Londres (1883-1895) le voient devenir la référence théorique du mouvement socialiste international. Sa maison de Regent’s Park Road devient un lieu de pèlerinage pour les socialistes du monde entier, venus consulter l’oracle du marxisme. Il entretient une correspondance colossale avec les partis socialistes naissants, prodiguant conseils tactiques et clarifications théoriques.
Engels combat les déviations du marxisme avec la même énergie qu’il avait mise à le construire. Il critique l’économisme vulgaire qui réduit tout à la détermination économique, rappelant le rôle de la superstructure et la complexité des médiations historiques. Ses dernières lettres sur le matérialisme historique nuancent considérablement le déterminisme qu’on lui attribuera plus tard, insistant sur l’interaction dialectique des facteurs historiques.
Mort et postérité ambivalente
Engels meurt le 5 août 1895 d’un cancer de l’œsophage, travaillant jusqu’au bout sur le volume IV du Capital*. Selon ses volontés, son corps est incinéré et ses cendres dispersées au large d’Eastbourne, refusant tout monument à sa mémoire. Cette modestie finale symbolise son effacement volontaire derrière l’œuvre commune avec Marx.
L’héritage d’Engels reste controversé et ambivalent. Longtemps éclipsé par la figure de Marx, son rôle fondamental dans l’élaboration du marxisme est aujourd’hui mieux reconnu. Les critiques lui reprochent d’avoir systématisé et dogmatisé la pensée marxienne, préparant sa transformation en idéologie d’État. Ses défenseurs soulignent l’originalité de ses contributions et son rôle crucial dans la diffusion du socialisme scientifique.
Friedrich Engels demeure une figure paradoxale : bourgeois révolutionnaire, théoricien de l’action, philosophe matérialiste explorant la dialectique de la nature. Son œuvre, indissociable de celle de Marx mais irréductible à elle, continue d’alimenter les débats sur la transformation sociale, rappelant que la philosophie peut être une arme de combat autant qu’un exercice de pensée. Figure essentielle du socialisme moderne, Engels incarne la possibilité d’une vie philosophique pleinement engagée dans les luttes de son temps.