Définition et origine conceptuelle
L’état de nature désigne, dans la philosophie politique moderne, la condition hypothétique de l’humanité antérieure à l’établissement de toute société civile et de toute autorité politique. Cette notion constitue un outil théorique fondamental pour penser l’origine et la légitimité du pouvoir politique, les droits naturels de l’homme et les fondements du contrat social.
Contrairement à une reconstitution historique empirique, l’état de nature fonctionne comme une fiction heuristique permettant de distinguer ce qui relève de la nature humaine de ce qui appartient à la convention sociale. Il s’agit moins de décrire une réalité passée que de construire un modèle théorique pour analyser les conditions de possibilité de la vie politique.
Thomas Hobbes et l’état de guerre
Le « Léviathan » et la condition naturelle
Thomas Hobbes (1588-1679) développe la première théorie systématique de l’état de nature dans le « Léviathan » (1651). Pour Hobbes, l’état de nature se caractérise par l’absence de pouvoir commun capable de maintenir l’ordre et la paix. Cette situation engendre nécessairement un « état de guerre de chacun contre chacun » (bellum omnium contra omnes).
Dans cette condition naturelle, les hommes sont fondamentalement égaux en force et en intelligence, ce qui paradoxalement génère la méfiance mutuelle et le conflit. Chacun possède un droit naturel illimité sur toutes choses, y compris sur le corps d’autrui, ce qui rend impossible toute sécurité durable.
La vie « solitaire, pauvre, méchante, brutale et brève »
La célèbre formule hobbesienne décrit les conséquences de l’état de nature : sans autorité commune, il ne peut exister ni propriété, ni justice, ni injustice, ni industrie, ni arts, ni lettres, ni société. La vie humaine se réduit alors à sa dimension la plus misérable.
Cette condition terrible pousse les hommes à rechercher la paix par la raison, qui leur dicte les « lois naturelles ». Mais ces lois restent ineffectives sans une autorité souveraine capable de les faire respecter, justifiant ainsi la nécessité du contrat social et de l’État.
John Locke et l’état de liberté
Le « Second Traité du gouvernement civil »
John Locke (1632-1704) propose dans le « Second Traité du gouvernement civil » (1690) une conception radicalement différente de l’état de nature. Contrairement à Hobbes, Locke distingue soigneusement l’état de nature de l’état de guerre, le premier étant « un état de paix, de bienveillance, d’assistance mutuelle et de préservation ».
Dans l’état de nature lockéen, les hommes sont libres et égaux, gouvernés par la loi naturelle accessible à la raison. Cette loi naturelle prescrit que nul ne doit nuire à autrui dans sa vie, sa santé, sa liberté ou ses biens, établissant ainsi un cadre moral objectif antérieur à toute institution politique.
Propriété et travail
Locke développe une théorie révolutionnaire de la propriété naturelle fondée sur le travail. Dans l’état de nature, chaque individu possède naturellement sa propre personne et, par extension, le travail de ses mains. En « mêlant » son travail aux ressources communes, l’homme acquiert une propriété légitime sur les fruits de son labeur.
Cette théorie de l’appropriation par le travail, soumise aux conditions de la « clause lockéenne » (laisser « autant et d’aussi bon » pour autrui), fonde un droit de propriété antérieur à l’État et limite les pouvoirs légitimes de ce dernier.
Les inconvénients de l’état de nature
Bien que pacifique, l’état de nature lockéen présente des « inconvénients » : l’absence de lois établies, de juges impartiaux et de pouvoir exécutif pour faire respecter les sentences. Ces défauts motivent le passage au gouvernement civil par consentement mutuel, mais sans abandonner les droits naturels fondamentaux.
Jean-Jacques Rousseau et l’état d’innocence
Le « Discours sur l’origine de l’inégalité »
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) révolutionne la pensée de l’état de nature dans le « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes » (1755). Contrairement à ses prédécesseurs qui projettent les passions sociales sur l’homme naturel, Rousseau s’efforce de concevoir l’homme « tel qu’il a dû sortir des mains de la nature ».
L’homme naturel rousseauiste vit dispersé dans les forêts, guidé uniquement par l’amour de soi (instinct de conservation) tempéré par la pitié naturelle. Il ne connaît ni le bien ni le mal moral, ni la propriété, ni l’inégalité sociale. Cet état primitif constitue l’âge d’or de l’humanité, caractérisé par l’innocence et le bonheur.
La perfectibilité et la sortie de l’état de nature
Rousseau introduit le concept de « perfectibilité », faculté spécifiquement humaine de se développer et de se transformer. Cette capacité d’amélioration, paradoxalement, conduit l’homme hors de l’état de nature vers la société civile, mais aussi vers la corruption et l’inégalité.
Le processus historique décrit par Rousseau montre comment l’établissement de la propriété privée (« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi… ») marque la sortie définitive de l’état de nature et l’origine de tous les maux sociaux.
Le « Contrat social » et l’état civil
Dans le « Contrat social » (1762), Rousseau propose une solution au problème posé par la corruption sociale : un pacte légitime permettant de « trouver une forme d’association » qui protège chaque associé tout en préservant sa liberté. Ce contrat social idéal transforme la liberté naturelle en liberté civile et morale.
Critiques modernes de l’état de nature
David Hume et l’artificialité du concept
David Hume (1711-1776) critique l’ensemble de la tradition contractualiste en montrant l’artificialité du concept d’état de nature. Dans le « Traité de la nature humaine », il argue que les hommes ont toujours vécu en société et que la notion d’un contrat originel relève de la fiction philosophique sans fondement historique.
Pour Hume, les institutions politiques résultent d’un processus graduel d’évolution sociale guidé par l’utilité, non d’un contrat délibéré entre individus préalablement isolés.
L’anthropologie historique contemporaine
Les recherches anthropologiques et archéologiques contemporaines remettent en question les présupposés de la philosophie politique classique sur l’état de nature. Les travaux de Claude Lévi-Strauss, Marshall Sahlins ou James C. Scott montrent la diversité des organisations sociales « primitives » et contestent l’idée d’un progrès linéaire de l’état de nature vers l’État.
Ces études révèlent l’existence de sociétés complexes sans État centralisé, remettant en cause la nécessité supposée du passage de l’état de nature au gouvernement civil.
Héritages contemporains
John Rawls et le « voile d’ignorance »
John Rawls (1921-2002) renouvelle la tradition contractualiste avec la « Théorie de la justice » (1971). Sa « position originelle » et son « voile d’ignorance » constituent une version sophistiquée de l’état de nature, où les individus rationnels, ignorant leur position sociale future, choisiraient les principes d’une société juste.
Cette actualisation du contractualisme montre la fécondité persistante du concept d’état de nature comme outil de réflexion sur la justice et la légitimité politique.
Les théories évolutionnistes
Les théories évolutionnistes contemporaines proposent de nouvelles approches de l’état de nature fondées sur la biologie et la psychologie évolutive. Ces recherches tentent de déterminer scientifiquement les caractéristiques de la « nature humaine » et leur influence sur l’organisation sociale.
L’état de nature demeure ainsi un concept vivant de la philosophie politique, continuant d’alimenter les débats sur l’origine du pouvoir, les droits de l’homme et les fondements de la société juste.