Définition et étymologie
La tolérance désigne l’attitude qui consiste à admettre chez autrui des manières de penser, de croire ou d’agir différentes des siennes propres, même lorsqu’on les désapprouve ou les juge erronées. Le terme provient du latin tolerare (supporter, endurer), lui-même dérivé de tollere (porter, soulever). Étymologiquement, la tolérance implique donc une certaine patience, une capacité à supporter ce qu’on pourrait légitimement refuser.
La tolérance se situe dans un espace conceptuel complexe : elle suppose un désaccord ou une désapprobation (on ne tolère que ce qu’on pourrait condamner), tout en prescrivant la retenue du jugement coercitif ou de l’intervention répressive. Elle se distingue de l’indifférence (qui ne juge pas) et de l’approbation (qui estime positivement), occupant cette position intermédiaire où l’on reconnaît un droit à l’erreur ou à la différence sans pour autant renoncer à son propre jugement de vérité ou de valeur.
Usage philosophique et développements conceptuels
Contexte historique : guerres de religion et naissance de la tolérance moderne
La notion moderne de tolérance émerge dans le contexte dramatique des guerres de religion qui déchirent l’Europe aux XVIe et XVIIe siècles. Face aux massacres confessionnels (Saint-Barthélemy en 1572, Guerre de Trente Ans 1618-1648), des penseurs cherchent une alternative à l’intolérance religieuse qui ensanglante le continent.
Sébastien Castellion, dans son De haereticis (1554), réagit à l’exécution du théologien Michel Servet par Calvin à Genève en affirmant qu’on ne peut contraindre les consciences par la violence. Il distingue les vérités essentielles au salut (peu nombreuses) des opinions théologiques disputables, pour lesquelles la coexistence pacifique doit prévaloir sur l’uniformité imposée.
Michel de Montaigne, dans ses Essais, développe un scepticisme modéré qui relativise les prétentions dogmatiques. Constatant la diversité irréductible des croyances et des coutumes humaines, il préconise la modération dans les jugements et la retenue dans l’usage de la force pour imposer ses convictions.
Locke : tolérance religieuse et limites
John Locke rédige sa Lettre sur la tolérance (1689) dans le contexte anglais des conflits entre anglicans, catholiques et dissidents protestants. Son argument repose sur une distinction fondamentale entre les domaines civil et religieux : l’État a pour fin légitime la préservation des biens temporels (vie, liberté, propriété), tandis que les Églises concernent le salut des âmes.
Pour Locke, la coercition religieuse est doublement illégitime : théologiquement, parce que la foi authentique requiert la libre adhésion intérieure que la contrainte externe ne peut produire ; politiquement, parce que l’autorité civile n’a pas compétence sur les opinions religieuses qui ne menacent pas l’ordre public. Le magistrat doit donc tolérer toutes les confessions pacifiques.
Cependant, la tolérance lockéenne connaît des limites significatives : elle exclut les athées (dont la parole ne vaut rien puisqu’ils ne craignent pas le jugement divin) et les catholiques (soupçonnés d’allégeance à une puissance étrangère, le pape). Cette restriction révèle que la tolérance moderne naît moins d’un relativisme que d’un calcul prudentiel sur les conditions de la paix civile.
Bayle : l’érection de la conscience errante
Pierre Bayle radicalise la position de Locke. Dans son Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ : Contrains-les d’entrer (1686), il défend le principe de la « conscience errante » : même une conscience dans l’erreur objective possède des droits inviolables. Obliger quelqu’un à agir contre sa conscience, même erronée, constitue un mal absolu car cela détruit l’intégrité morale de la personne.
Bayle soutient que toute personne sincère, quelle que soit sa religion (y compris les athées), mérite le respect. Cette position, scandaleuse pour son époque, fonde la tolérance non sur le relativisme mais sur l’exigence morale de respecter l’autonomie de la conscience individuelle. La sincérité subjective prime sur l’orthodoxie objective.
Voltaire : combat contre le fanatisme
Voltaire incarne le combat des Lumières pour la tolérance. Son Traité sur la tolérance (1763), écrit à l’occasion de l’affaire Calas (protestant injustement condamné), dénonce férocement le fanatisme religieux et plaide pour la coexistence pacifique des croyances.
Son argument mêle plusieurs registres : pragmatique (l’intolérance engendre des désordres civils), théologique (Dieu ne peut vouloir qu’on persécute en son nom), et moral (la fraternité humaine transcende les divisions confessionnelles). La célèbre « Prière à Dieu » qui conclut le Traité universalise la tolérance : puisque tous les hommes sont frères devant leur Créateur, les différences doctrinales deviennent secondaires.
Voltaire distingue cependant tolérance civile (que l’État doit garantir) et adhésion intellectuelle (qu’on peut refuser aux erreurs manifestes). On tolère les personnes et leurs pratiques sans nécessairement respecter intellectuellement leurs doctrines. « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire » résume (apocryphement) cette position.
Kant : tolérance et autonomie morale
Emmanuel Kant reformule la tolérance dans le cadre de sa philosophie morale et politique. Dans Qu’est-ce que les Lumières ?, il définit l’Aufklärung comme « la sortie de l’homme hors de sa minorité dont il est lui-même responsable », c’est-à-dire l’usage libre et public de la raison.
La tolérance kantienne se fonde sur l’autonomie rationnelle : chaque personne, en tant qu’être raisonnable, possède une dignité inaliénable qui exige le respect. L’impératif catégorique prescrit de traiter l’humanité toujours comme une fin, jamais simplement comme un moyen. Cette exigence morale fondamentale interdit d’imposer par la force ses convictions à autrui.
Dans La Religion dans les limites de la simple raison et Le Conflit des facultés, Kant distingue la foi rationnelle (universellement communicable) des doctrines statutaires particulières (révélations positives). L’État doit garantir la liberté religieuse tout en promouvant la religion morale rationnelle, noyau commun accessible à tous.
Mill : la tolérance comme condition du progrès
John Stuart Mill, dans De la liberté (1859), propose la défense classique de la tolérance libérale. Son argument repose sur l’utilité sociale de la libre discussion : même les opinions fausses doivent être tolérées car leur confrontation avec la vérité revigore celle-ci et prévient sa dégénérescence en dogme mort.
Mill distingue quatre cas : (1) l’opinion dissidente peut être vraie et l’opinion dominante fausse ; (2) l’opinion dissidente contient une part de vérité que l’opinion dominante ignore ; (3) même si l’opinion dominante est entièrement vraie, la confronter à l’erreur permet de mieux comprendre ses fondements ; (4) sans opposition, la vérité devient un préjugé irréfléchi.
Cette défense utilitariste de la tolérance la justifie par ses conséquences bénéfiques : progrès intellectuel, vitalité culturelle, découverte de la vérité. Mill fixe néanmoins une limite : le « principe de non-nuisance » (harm principle) autorise l’intervention coercitive lorsqu’un comportement nuit directement à autrui.
Paradoxe de la tolérance : Popper
Karl Popper, dans La Société ouverte et ses ennemis (1945), identifie le « paradoxe de la tolérance » : une tolérance illimitée mène nécessairement à la disparition de la tolérance. Si l’on tolère les intolérants, ceux-ci peuvent détruire les tolérants et établir un régime d’intolérance.
Popper conclut qu’on ne doit pas tolérer ceux qui refusent le dialogue rationnel et recourent à la violence ou à l’intimidation pour imposer leurs vues. La tolérance doit donc être intolérante envers l’intolérance pour se préserver elle-même. Cette limitation paradoxale soulève la question des frontières légitimes de la tolérance dans une société démocratique.
Rawls : tolérance et pluralisme raisonnable
John Rawls, dans Libéralisme politique (1993), repense la tolérance dans les sociétés démocratiques contemporaines caractérisées par un « pluralisme raisonnable » : coexistence durable de doctrines compréhensives incompatibles mais raisonnables (religieuses, philosophiques, morales).
Plutôt que d’exiger un consensus sur une conception unique du bien, Rawls propose un « consensus par recoupement » : diverses doctrines compréhensives peuvent, pour des raisons différentes, s’accorder sur des principes politiques communs de justice. La tolérance devient le principe politique central garantissant la coexistence équitable des conceptions divergentes de la vie bonne, pourvu qu’elles respectent les termes équitables de la coopération sociale.
Rawls distingue tolérance libérale (étendue aux doctrines raisonnables) et intolérance justifiée (envers les doctrines déraisonnables qui rejettent les principes de réciprocité et d’égalité). Cette distinction rappelle que la tolérance n’est pas relativisme absolu mais reconnaissance du pluralisme légitime dans le cadre de principes partagés.
Critiques contemporaines : tolérance répressive
Herbert Marcuse, dans La Tolérance répressive (1965), critique la tolérance libérale comme idéologie dissimulant la domination. Dans une société structurellement inégalitaire, la tolérance indifférenciée perpétue l’oppression en mettant sur le même plan discours d’émancipation et propagande réactionnaire.
Marcuse préconise une « tolérance discriminante » privilégiant les mouvements progressistes contre les forces conservatrices. Cette critique marxiste révèle les limites d’une tolérance purement formelle aveugle aux rapports de pouvoir réels, mais soulève à son tour la question : qui décide quelles doctrines méritent tolérance et lesquelles méritent répression ?
La tolérance demeure ainsi une vertu politique ambiguë et fragile, oscillant entre ouverture généreuse et fermeté défensive, entre reconnaissance du pluralisme légitime et refus du relativisme absolu, questionnant perpétuellement les frontières mouvantes entre ce qui doit être supporté et ce qui doit être combattu dans une société démocratique.