Définition et étymologie
Le thomisme désigne l’ensemble des doctrines philosophiques et théologiques élaborées par saint Thomas d’Aquin (1225-1274) ainsi que les courants de pensée qui s’en réclament et les développent. Le terme dérive du nom latinisé du théologien dominicain, Thomas Aquinas. Il s’agit d’une synthèse magistrale entre la philosophie aristotélicienne redécouverte au XIIIe siècle et la théologie chrétienne, constituant l’un des systèmes de pensée les plus influents et cohérents de la tradition occidentale.
Le thomisme ne se réduit pas à une simple répétition de l’enseignement de Thomas d’Aquin, mais englobe également les interprétations, commentaires et développements ultérieurs de ses disciples et continuateurs à travers les siècles. On distingue généralement le thomisme médiéval originel, le thomisme de la seconde scolastique (XVIe-XVIIe siècles), le néo-thomisme (XIXe-XXe siècles) et le thomisme transcendantal contemporain.
Usage philosophique et développements conceptuels
Les fondements métaphysiques : être et essence
Au cœur du thomisme se trouve une métaphysique de l’être inspirée d’Aristote mais profondément renouvelée. Thomas distingue l’essence (ce qu’une chose est, sa nature) de l’existence (le fait qu’elle soit). Cette distinction réelle entre essence et existence constitue une innovation majeure : dans toute créature, l’essence est une pure potentialité qui reçoit l’existence comme un acte distinct.
Seul Dieu est l’Ipsum Esse Subsistens, l’Être même subsistant, où essence et existence s’identifient absolument. En Dieu seul, exister appartient à sa nature même. Cette doctrine permet de penser la création comme don gratuit de l’existence : Dieu ne fabrique pas le monde à partir d’une matière préexistante, mais donne l’être à ce qui, de soi, n’est rien. La contingence radicale des créatures (elles pourraient ne pas être) manifeste leur dépendance ontologique totale envers le Créateur.
Cette métaphysique participative affirme que les créatures « participent » à l’être divin sans s’identifier à lui. Elles reçoivent l’existence de manière limitée, selon leur essence propre, tandis que Dieu est l’être en plénitude. Cette participation fonde une hiérarchie ontologique où chaque degré d’être reflète imparfaitement la perfection divine.
Théorie de la connaissance : abstraction et réalisme modéré
Face au débat médiéval sur les universaux, Thomas adopte une position de « réalisme modéré ». Les universaux (genres et espèces) n’existent pas séparément des choses singulières comme chez Platon, ni ne sont de pures conventions nominales. Ils existent triplement : ante rem (dans l’esprit divin comme modèles), in re (dans les choses comme formes substantielles), et post rem (dans l’intellect humain comme concepts abstraits).
La connaissance humaine commence avec l’expérience sensible. L’intellect agent abstrait des données sensibles les formes intelligibles universelles, permettant à l’intellect possible de connaître les essences. Cette théorie de l’abstraction réconcilie empirisme (toute connaissance commence par les sens : nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu) et intellectualisme (l’intellect saisit des vérités universelles et nécessaires inaccessibles aux sens).
Thomas affirme également une certaine proportionnalité entre l’intellect humain et la réalité : nous pouvons connaître véritablement les natures des choses, même si notre connaissance demeure imparfaite et progressive. Cette confiance épistémologique contraste avec le scepticisme ou le nominalisme et fonde la possibilité d’une science rationnelle du réel.
Anthropologie : l’unité substantielle de l’âme et du corps
Contre le dualisme platonicien qui conçoit l’homme comme une âme emprisonnée dans un corps, Thomas affirme l’unité substantielle de la personne humaine. L’âme rationnelle est la forme substantielle unique du corps : elle ne s’ajoute pas à un corps déjà constitué mais est le principe même qui organise la matière corporelle et fait d’elle un corps humain vivant.
Cette doctrine de l’hylémorphisme (union de matière et forme) implique que l’homme n’a pas un corps, il est son corps animé. L’âme humaine possède cependant une propriété unique : bien qu’elle soit forme du corps, elle est également subsistante et spirituelle, capable d’opérations intellectuelles qui transcendent la matière. Cette subsistance spirituelle fonde l’immortalité personnelle.
Thomas développe également une théorie des facultés (végétatives, sensitives, intellectuelles, appétitives) qui structure la vie psychologique. La volonté, appétit rationnel, tend naturellement vers le bien connu par l’intellect. La liberté humaine consiste dans le libre arbitre, capacité de choisir entre différents biens particuliers en vue du bonheur ultime.
Éthique : loi naturelle et vertu
L’éthique thomiste repose sur une conception téléologique de l’agir humain. Tout être tend naturellement vers sa perfection propre, sa fin (telos). Pour l’homme, être rationnel, cette fin est le bonheur (beatitudo), qui consiste ultimement dans la contemplation de Dieu, bien suprême et source de toute perfection.
La loi naturelle constitue le fondement de la morale thomiste. Inscrite dans la nature rationnelle humaine, elle prescrit de faire le bien et d’éviter le mal selon les inclinations naturelles ordonnées : conservation de l’être, procréation et éducation, vie sociale, connaissance de la vérité sur Dieu. Cette loi naturelle, participation de la créature rationnelle à la loi éternelle divine, est universelle et immuable dans ses premiers principes, tout en admettant des applications variables selon les circonstances.
Les vertus, habitus perfectionnant les facultés, permettent d’actualiser cette loi naturelle. Thomas reprend les quatre vertus cardinales aristotéliciennes (prudence, justice, force, tempérance) en les complétant par les trois vertus théologales chrétiennes (foi, espérance, charité). La prudence, vertu de l’intellect pratique, joue un rôle central en discernant les moyens concrets d’accomplir le bien dans chaque situation particulière.
Les cinq voies : démonstrations de l’existence de Dieu
Dans la Somme théologique, Thomas propose cinq arguments rationnels (quinque viae) démontrant l’existence de Dieu à partir de l’observation du monde créé. Ces preuves a posteriori partent de faits d’expérience pour remonter à leur cause première nécessaire.
La première voie, celle du mouvement, affirme que tout ce qui se meut est mû par un autre, exigeant un Premier Moteur immobile. La deuxième, par la causalité efficiente, remonte à une Cause première incausée. La troisième, par la contingence, conclut à l’existence d’un Être nécessaire fondant tous les êtres contingents. La quatrième, par les degrés de perfection observables dans les choses, postule un Être parfait en soi. La cinquième, par la finalité ordonnée de la nature, infère une Intelligence ordonnatrice.
Ces démonstrations ne prétendent pas épuiser le mystère divin mais établir rationnellement l’existence d’un fondement transcendant du réel, que la révélation identifie au Dieu personnel de la Bible.
Théologie de la grâce et de la prédestination
Thomas élabore une théologie sophistiquée des rapports entre nature et grâce, liberté humaine et action divine. La grâce ne détruit pas la nature mais la perfectionne (gratia non tollit naturam sed perficit). Elle élève l’homme à une participation surnaturelle à la vie divine tout en respectant et accomplissant ses potentialités naturelles.
Concernant la prédestination, Thomas affirme que Dieu prédestine certains au salut de toute éternité, mais que cette prédestination s’accomplit à travers la libre coopération humaine avec la grâce. Dieu connaît de toute éternité les choix libres que feront les créatures sans pour autant les contraindre. Cette doctrine tente de concilier la souveraineté divine absolue et la responsabilité morale authentique des personnes humaines.
Le néo-thomisme : renouveau moderne
Après des siècles d’éclipse, le thomisme connaît un renouveau spectaculaire au XIXe siècle. L’encyclique Aeterni Patris (1879) du pape Léon XIII impose la philosophie thomiste comme référence dans l’enseignement catholique. Le cardinal Désiré-Joseph Mercier à Louvain, Jacques Maritain en France, Étienne Gilson comme historien de la philosophie médiévale, développent un néo-thomisme vigoureux dialoguant avec la modernité.
Maritain applique les principes thomistes aux questions politiques et sociales, développant une théorie de la démocratie et des droits humains fondée sur la loi naturelle. Gilson défend l’originalité de la métaphysique thomiste de l’existence contre les essentialismes modernes. Le thomisme transcendantal de Karl Rahner et Bernard Lonergan tente une synthèse entre thomisme et philosophie transcendantale kantienne.
Le thomisme demeure ainsi une tradition vivante, offrant une synthèse cohérente entre foi et raison, nature et grâce, créature et Créateur, continuant d’inspirer philosophes et théologiens confrontés aux défis de la pensée contemporaine.