Définition et étymologie
La théodicée désigne la tentative philosophique de justifier la bonté et la toute-puissance de Dieu face à l’existence du mal dans le monde. Le terme fut forgé par Gottfried Wilhelm Leibniz en 1710 dans son ouvrage Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal. Il provient du grec theos (Dieu) et dikê (justice), signifiant littéralement « justice de Dieu » ou « justification de Dieu ».
La théodicée cherche à résoudre un paradoxe apparemment insoluble : si Dieu est tout-puissant, parfaitement bon et omniscient, comment expliquer la présence du mal, de la souffrance et de l’injustice dans sa création ? Ce problème, connu comme le « problème du mal », constitue l’une des objections les plus anciennes et persistantes contre l’existence de Dieu ou contre certains de ses attributs traditionnels.
Usage philosophique et développements conceptuels
Les origines du problème : de Job à Épicure
Bien avant que le terme n’existe, la question tourmente la pensée religieuse. Le Livre de Job dans la Bible hébraïque pose dramatiquement la question de la souffrance du juste : pourquoi l’homme innocent souffre-t-il alors que les méchants prospèrent ? La réponse divine transcende la compréhension humaine : les desseins de Dieu échappent à notre jugement limité.
Le philosophe grec Épicure formule le dilemme classique : « Dieu veut-il supprimer le mal et ne le peut-il pas ? Alors il est impuissant. Le peut-il et ne le veut-il pas ? Alors il est malveillant. Le peut-il et le veut-il ? D’où vient alors le mal ? » Cette formulation, rapportée par Lactance, cristallise le paradoxe logique au cœur de toute théodicée.
Augustin : le mal comme privation
Saint Augustin d’Hippone propose une solution influente qui dominera la pensée chrétienne médiévale. Dans ses écrits contre le manichéisme, il affirme que le mal n’a pas d’existence substantielle positive. Le mal est une privatio boni, une privation ou absence de bien, comparable à l’obscurité qui n’est que l’absence de lumière.
Dieu n’a donc pas créé le mal puisque le mal n’est rien en soi. Le mal moral provient du mauvais usage du libre arbitre par les créatures rationnelles. Dieu a créé des êtres libres capables de choisir entre le bien et le mal, et cette liberté, bien qu’elle rende le péché possible, demeure un bien supérieur. Un monde avec des êtres libres (même capables de mal agir) est préférable à un monde d’automates programmés pour le bien.
Quant au mal physique (souffrances, catastrophes naturelles, maladies), Augustin y voit souvent une punition du péché originel ou un moyen pédagogique par lequel Dieu éduque et purifie les âmes.
Thomas d’Aquin : l’ordre providentiel
Thomas d’Aquin systématise et affine la position augustinienne dans sa Somme théologique. Il distingue le mal de coulpe (le péché, relevant de la volonté libre) et le mal de peine (la souffrance physique). Le premier vient du détournement de la créature de sa fin ultime ; le second participe à l’ordre providentiel global.
Pour Thomas, Dieu permet le mal sans le vouloir directement, car de ce mal il tire un bien supérieur. La permission divine du mal manifeste paradoxalement la sagesse de la Providence qui ordonne toutes choses, même les défauts, vers une harmonie d’ensemble dépassant notre entendement limité. Sans injustice, il ne pourrait y avoir de justice vengeresse ; sans péché, pas de miséricorde rédemptrice.
Leibniz : le meilleur des mondes possibles
Leibniz développe la théodicée la plus systématique et optimiste. Dans ses Essais de théodicée, il affirme que Dieu, dans sa sagesse infinie, a choisi de créer le meilleur des mondes possibles parmi une infinité de mondes concevables. Ce monde contient certes du mal, mais toute alternative aurait comporté davantage de mal ou moins de bien au total.
Leibniz distingue trois types de mal : métaphysique (l’imperfection inhérente aux créatures finies), moral (le péché) et physique (la souffrance). Le mal métaphysique est inévitable puisque seul Dieu est parfait ; les créatures sont nécessairement limitées. Le mal moral provient du libre arbitre, bien supérieur qui justifie ses possibles abus. Le mal physique sert souvent de châtiment moral ou de moyen de perfectionnement spirituel.
L’harmonie préétablie garantit que même les maux apparents contribuent au bien général, comme des dissonances musicales qui rehaussent la beauté globale d’une symphonie. Cette vision optimiste sera férocement critiquée.
Voltaire et la critique des théodicées
Le tremblement de terre de Lisbonne en 1755, qui détruisit la ville un jour de Toussaint, tuant des milliers de fidèles dans les églises, ébranla profondément les consciences européennes. Voltaire, dans son Poème sur le désastre de Lisbonne puis dans Candide, ridiculise la théodicée leibnizienne.
Le personnage de Pangloss, qui répète mécaniquement que « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles » face aux catastrophes les plus atroces, incarne la faillite morale des théodicées optimistes. Voltaire ne propose pas de solution alternative mais dénonce l’obscénité intellectuelle de justifier rationnellement des souffrances concrètes et injustifiables.
Kant : l’échec de toute théodicée spéculative
Emmanuel Kant, dans son court essai Sur l’insuccès de tous les essais philosophiques en matière de théodicée (1791), conclut à l’impossibilité d’une théodicée théorique. La raison humaine ne peut justifier les voies de Dieu car elle ne peut accéder à la perspective divine totale. Toute tentative rationnelle échoue face à l’expérience brute de la souffrance injuste.
Cependant, Kant n’abandonne pas la foi morale. La foi pratique en un Dieu juste reste nécessaire comme postulat de la raison pratique, garantissant que vertu et bonheur coïncideront ultimement. Mais cette foi transcende toute démonstration rationnelle et toute théodicée spéculative.
Dostoïevski et la révolte métaphysique
Dans Les Frères Karamazov, Dostoïevski fait exposer par Ivan Karamazov le rejet le plus radical de toute théodicée. Ivan affirme que même si l’harmonie future justifiait toutes les souffrances passées, même si un ordre divin réconciliait toutes les larmes, il « rendrait son billet » et refuserait d’accepter un monde construit sur la souffrance d’un seul enfant innocent.
Cette révolte métaphysique nie non pas l’existence de Dieu, mais l’acceptabilité morale d’un monde où les souffrances présentes sont instrumentalisées pour un bien futur. Aucune fin, aussi glorieuse soit-elle, ne peut justifier certains moyens. La théodicée devient ici moralement inacceptable même si elle était logiquement cohérente.
Jonas : théodicée après Auschwitz
Après la Shoah, le philosophe Hans Jonas propose dans Le Concept de Dieu après Auschwitz une théodicée radicalement nouvelle. Face à l’horreur absolue des camps d’extermination, les théodicées traditionnelles deviennent obscènes. Jonas suggère alors que Dieu, en créant le monde, s’est volontairement dépouillé de sa toute-puissance (Zimzum kabbalistique). Dieu n’est plus tout-puissant : il ne peut empêcher le mal mais souffre avec ses créatures.
Cette théologie de l’auto-limitation divine abandonne l’un des attributs classiques (la toute-puissance) pour sauver les autres (bonté, justice). Dieu appelle les hommes à combattre le mal, mais ne peut intervenir miraculeusement. Cette solution coûte cher théologiquement mais préserve peut-être l’intelligibilité morale de la foi.
La théodicée demeure ainsi une entreprise philosophique et théologique profondément troublante, confrontée à l’impossibilité apparente de réconcilier rationnellement la réalité du mal avec la foi en un Dieu bon et tout-puissant.