Définition et étymologie
La science désigne un ensemble organisé de connaissances sur le monde, obtenues par des méthodes rigoureuses d’observation, d’expérimentation et de raisonnement, ainsi que l’activité de recherche qui produit ces connaissances. Le terme provient du latin scientia (« connaissance », « savoir »), dérivé du verbe scire (« savoir »). En grec ancien, le concept correspondant est epistémè, signifiant « connaissance véritable » par opposition à doxa (« opinion »).
Dans son sens le plus large, la science peut désigner tout savoir systématique et méthodique. Aristote parlait de « science » pour toute discipline théorique cherchant à connaître les causes et les principes : physique, mathématiques, métaphysique. Cette acception classique incluait ce que nous appelons aujourd’hui philosophie. Progressivement, le terme s’est restreint aux disciplines utilisant la méthode expérimentale et mathématique pour étudier les phénomènes naturels.
On distingue aujourd’hui plusieurs types de sciences. Les sciences formelles (mathématiques, logique) étudient des structures abstraites et procèdent par démonstration déductive. Les sciences empiriques étudient le monde observable et se divisent en sciences de la nature ou sciences dures (physique, chimie, biologie, astronomie) et sciences humaines ou sociales (psychologie, sociologie, économie, anthropologie, histoire). Cette classification soulève des débats : les sciences humaines peuvent-elles atteindre le même degré de rigueur et de prédictibilité que les sciences naturelles ?
La science se caractérise par plusieurs traits distinctifs : la recherche de lois générales permettant d’expliquer et de prédire les phénomènes, l’usage de la méthode expérimentale (observation, hypothèse, expérimentation, vérification), la quantification et la mathématisation, l’exigence de réfutabilité ou falsifiabilité des théories, la révision constante des connaissances à la lumière de nouvelles données, et l’universalité (les résultats doivent être reproductibles par n’importe quel chercheur compétent).
La science se distingue ainsi de la philosophie (qui procède par argumentation conceptuelle plutôt qu’expérimentation), de la religion (fondée sur la foi et la révélation), du sens commun (connaissances spontanées non systématisées), de la pseudo-science (qui imite l’apparence de la science sans en respecter les méthodes), et de la technique (qui vise l’efficacité pratique plutôt que la connaissance désintéressée, bien que science et technique soient aujourd’hui intimement liées).
Usage philosophique
La réflexion philosophique sur la science, appelée épistémologie ou philosophie des sciences, constitue l’une des branches majeures de la philosophie. Elle interroge la nature de la connaissance scientifique, ses méthodes, ses fondements et ses limites.
Aristote (384-322 av. J.-C.) élabore la première théorie systématique de la science dans ses Seconds Analytiques. Pour lui, la science (epistémè) est une connaissance certaine des causes. Elle procède par démonstration syllogistique à partir de principes premiers, indémontrables mais connus par induction et intuition intellectuelle (nous). Aristote distingue plusieurs sciences théorétiques (physique, mathématiques, métaphysique), sciences pratiques (éthique, politique) et sciences poétiques (arts de production). Sa conception téléologique voit dans la nature des fins immanentes : comprendre scientifiquement, c’est saisir la cause finale (le « pourquoi », le telos) des phénomènes naturels.
Le Moyen Âge hérite de cette conception aristotélicienne tout en l’intégrant à la théologie chrétienne. Thomas d’Aquin (1225-1274) établit une hiérarchie des sciences culminant dans la théologie, « reine des sciences ». Roger Bacon (1214-1294) et Guillaume d’Ockham (1285-1349) préfigurent l’empirisme moderne en insistant sur l’observation et l’expérimentation. Ockham formule son fameux « rasoir » : « Les entités ne doivent pas être multipliées sans nécessité », principe d’économie qui deviendra central dans la méthode scientifique.
La révolution scientifique des XVIe-XVIIe siècles transforme radicalement la conception de la science. Nicolas Copernic (1473-1543) renverse la cosmologie géocentrique au profit de l’héliocentrisme. Galilée (1564-1642) inaugure la physique mathématique expérimentale moderne. Dans L’Essayeur (1623), il affirme que « le livre de la nature est écrit en langage mathématique ». Sa méthode combine observation rigoureuse, expérimentation contrôlée et mathématisation. Il distingue les qualités premières (mesurables) des qualités secondes (subjectives), réduisant la physique aux propriétés géométriques et mécaniques.
Francis Bacon (1561-1626), dans son Novum Organum (1620), propose une nouvelle méthode scientifique : l’induction. Contre la déduction syllogistique aristotélicienne, Bacon prône l’accumulation patiente d’observations puis la généralisation prudente vers des lois. Il identifie les « idoles » (préjugés) qui obscurcissent notre connaissance et doit être éliminés. Son utopie scientifique, La Nouvelle Atlantide (1627), imagine une société gouvernée par des savants où la science améliore la condition humaine. Bacon inaugure ainsi une vision progressiste de la science comme puissance transformatrice : « Savoir, c’est pouvoir. »
René Descartes (1596-1650) développe une conception rationaliste de la science dans son Discours de la méthode (1637). La science doit procéder selon la méthode mathématique : intuition d’évidences claires et distinctes, puis déduction rigoureuse. Descartes rêve d’une « mathesis universalis », science universelle unifiée sur le modèle de la géométrie. Sa physique mécaniste explique tous les phénomènes naturels par la matière et le mouvement. Cependant, sa méthode purement rationnelle néglige l’expérimentation, contrairement à Galilée.
Isaac Newton (1642-1727) réalise une synthèse magistrale dans ses Principia Mathematica (1687). Sa mécanique unifie physique terrestre et céleste par la loi de gravitation universelle. Newton combine mathématisation rigoureuse et vérification expérimentale. Sa méthode, ni purement déductive (comme Descartes) ni purement inductive (comme Bacon), procède par « induction mathématique » : formuler des hypothèses mathématiques puis les tester empiriquement. Sa célèbre devise « Hypotheses non fingo » (« Je ne forge pas d’hypothèses ») exprime sa méfiance des spéculations métaphysiques non vérifiables. La science newtonienne devient le paradigme de la scientificité pour deux siècles.
Au XVIIIe siècle, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert systématise et diffuse les connaissances scientifiques, incarnant l’esprit des Lumières. Emmanuel Kant (1724-1804), dans sa Critique de la raison pure (1781), propose une philosophie transcendantale de la science. Les lois scientifiques (causalité, substance, réciprocité) ne sont pas découvertes dans la nature mais imposées par les structures a priori de l’esprit humain. La science est possible parce que l’esprit légifère sur la nature. Cependant, la science ne peut connaître les choses en soi (noumènes), seulement les phénomènes tels qu’ils apparaissent structurés par nos catégories cognitives.
Le XIXe siècle voit le triomphe de la science et l’émergence de nouvelles disciplines. Charles Darwin (1809-1882) révolutionne la biologie avec sa théorie de l’évolution par sélection naturelle (L’Origine des espèces, 1859), unifiant le monde vivant dans un cadre scientifique naturaliste sans recours à des causes finales ou à une création divine. Auguste Comte (1798-1857) fonde le positivisme, doctrine affirmant que seule la science produit une connaissance valide. Dans son Cours de philosophie positive (1830-1842), il formule la « loi des trois états » : l’humanité progresse de l’état théologique (explications surnaturelles) à l’état métaphysique (explications abstraites) puis à l’état positif (science empirique). Comte propose une classification hiérarchique des sciences et prône l’extension de la méthode scientifique à l’étude de la société (sociologie).
John Stuart Mill (1806-1873), dans son Système de logique (1843), systématise les méthodes inductives de la science expérimentale : méthodes de concordance, de différence, des résidus, des variations concomitantes. Il défend un empirisme radical : toute connaissance, y compris mathématique, dérive ultimement de l’expérience.
Au tournant du XXe siècle, la science connaît des révolutions conceptuelles qui questionnent ses fondements. La théorie de la relativité d’Albert Einstein (1879-1955) bouleverse les concepts newtoniens d’espace et de temps absolus. La mécanique quantique révèle l’indéterminisme au niveau microscopique et le rôle de l’observateur dans la mesure. Ces révolutions stimulent la réflexion épistémologique.
Le positivisme logique du Cercle de Vienne (1920-1930) tente de fonder rigoureusement la science. Rudolf Carnap, Moritz Schlick, Otto Neurath proposent le principe de vérification : un énoncé n’est significatif que s’il est soit analytique (vrai par définition) soit empiriquement vérifiable. Ce critère vise à éliminer la métaphysique comme dépourvue de sens. Cependant, ce principe se révèle trop restrictif et auto-réfutant (il n’est lui-même ni analytique ni vérifiable).
Karl Popper (1902-1994) propose une alternative dans La Logique de la découverte scientifique (1934). Le critère de démarcation entre science et pseudo-science n’est pas la vérifiabilité mais la falsifiabilité (réfutabilité). Une théorie est scientifique si elle formule des prédictions risquées qui pourraient être réfutées par l’expérience. Les théories ne sont jamais définitivement vérifiées mais seulement « corroborées » par l’échec des tentatives de réfutation. La science progresse par conjectures audacieuses et réfutations : « conjectures and refutations ». Cette épistémologie « falsificationniste » et « faillibiliste » rejette l’inductivisme naïf et reconnaît que toute connaissance scientifique est provisoire.
Thomas Kuhn (1922-1996) révolutionne l’histoire et la philosophie des sciences avec La Structure des révolutions scientifiques (1962). La science ne progresse pas linéairement mais par alternance de périodes de « science normale » (résolution de problèmes dans un paradigme accepté) et de « révolutions scientifiques » (changement radical de paradigme). Les paradigmes (exemples : mécanique newtonienne, relativité einsteinienne) sont incommensurables : on ne peut les comparer directement car ils définissent différemment les problèmes, les méthodes et les standards. Cette thèse relativise l’idée de progrès cumulatif et d’objectivité pure en science.
Imre Lakatos (1922-1974) tente une synthèse entre Popper et Kuhn avec sa méthodologie des « programmes de recherche scientifiques ». Un programme possède un « noyau dur » d’hypothèses protégées par une « ceinture protectrice » d’hypothèses auxiliaires modifiables. Les programmes sont évalués sur leur capacité à prédire des faits nouveaux (progressivité) plutôt que simplement à accommoder des faits connus.
Paul Feyerabend (1924-1994) radicalise la critique dans Contre la méthode (1975). Il n’existe pas de méthode scientifique universelle ; les grands progrès scientifiques violent souvent les règles méthodologiques. Son slogan « anything goes » (« tout est bon ») exprime un anarchisme épistémologique : la prolifération de théories rivales et le pluralisme méthodologique favorisent le progrès. Feyerabend critique l’impérialisme scientifique et défend les savoirs traditionnels contre l’hégémonie de la science occidentale.
Willard Van Orman Quine (1908-2000) développe un holisme épistémologique dans « Deux dogmes de l’empirisme » (1951). Nos théories scientifiques forment un réseau holistique où chaque énoncé est connecté à tous les autres. Face à une expérience récalcitrante, on peut réviser n’importe quelle partie du système, même les lois logiques ou mathématiques. Il n’existe pas de distinction nette entre vérités analytiques (a priori) et vérités synthétiques (empiriques). Cette « sous-détermination des théories par les données » souligne la dimension conventionnelle de la connaissance scientifique.
Le « tournant social » en philosophie des sciences (années 1970-1980) étudie la science comme pratique sociale. Les travaux de Bruno Latour et Steve Woolgar (La Vie de laboratoire, 1979) analysent ethnographiquement le travail scientifique, montrant comment les « faits » sont socialement construits dans les laboratoires. Le « programme fort » en sociologie de la connaissance (David Bloor) affirme que les croyances scientifiques s’expliquent autant par des facteurs sociaux que par leur adéquation à la réalité. Ces approches constructivistes suscitent les « guerres des sciences » (années 1990) : certains y voient un relativisme dangereux niant l’objectivité scientifique.
Ian Hacking, dans Représenter et intervenir (1983), distingue deux traditions en philosophie des sciences : le représentationnalisme (la science produit des théories représentant le réel) et l’interventionnisme (la science manipule et transforme le réel). L’expérimentation et l’instrumentation, longtemps négligées par les philosophes, constituent le cœur de la pratique scientifique. Les entités théoriques (électrons, gènes) existent réellement car nous pouvons les manipuler causalement.
Le débat réalisme/anti-réalisme structure la philosophie des sciences contemporaine. Le réalisme scientifique (Richard Boyd, Hilary Putnam) affirme que les théories scientifiques matures décrivent approximativement la réalité, y compris les entités inobservables. Le succès prédictif de la science serait miraculeux si les théories n’étaient pas au moins approximativement vraies (argument du « no miracle »). L’anti-réalisme ou empirisme constructif (Bas van Fraassen) soutient que la science vise seulement l’« adéquation empirique » (sauver les phénomènes observables), non la vérité sur les inobservables. Croire aux entités théoriques n’est pas nécessaire pour faire de la science.
La philosophie des sciences spéciales développe des analyses propres à chaque discipline. La philosophie de la physique discute l’interprétation de la mécanique quantique (réaliste, instrumentaliste, à multiples mondes), la nature du temps, la réduction thermodynamique. La philosophie de la biologie débat du statut des lois biologiques, de la téléologie, de l’unité de sélection en évolution. La philosophie des sciences cognitives interroge la possibilité d’une science de la conscience. La philosophie des sciences sociales questionne la spécificité méthodologique des sciences humaines : peut-on les naturaliser ou requièrent-elles une compréhension herméneutique irréductible à l’explication causale ?
Les questions éthiques sur la science s’intensifient. La « science normale » peut-elle être moralement neutre ou doit-elle assumer sa responsabilité sociale ? Les technologies issues de la science (nucléaire, biotechnologie, intelligence artificielle) posent des dilemmes éthiques urgents. Hans Jonas, dans Le Principe responsabilité (1979), appelle à une éthique pour la civilisation technologique : la puissance scientifique exige une responsabilité proportionnelle envers les générations futures.
La science demeure ainsi un objet philosophique fascinant et controversé, oscillant entre son extraordinaire succès empirique (exploration spatiale, médecine moderne, technologies numériques) et les interrogations persistantes sur ses fondements (qu’est-ce qui rend la science fiable ?), ses limites (que peut-elle connaître ?), ses présupposés (objectivité, rationalité, progrès), et ses implications (comment intégrer la connaissance scientifique à notre vision du monde, à notre compréhension de nous-mêmes, à nos choix collectifs ?). Cette réflexion critique sur la science n’est pas une attaque contre elle mais la condition de sa maturité : une science consciente de ses méthodes, de ses limites et de ses responsabilités.