Définition et étymologie
Le structuralisme désigne un courant intellectuel majeur du XXe siècle qui postule que les phénomènes humains et sociaux ne peuvent être compris isolément, mais seulement à travers les structures ou systèmes de relations qui les organisent. Le terme dérive de « structure », lui-même provenant du latin structura (« construction », « arrangement »), dérivé de struere (« construire », « assembler »). Le suffixe « -isme » indique une doctrine, une méthode ou un mouvement intellectuel.
Selon l’approche structuraliste, ce qui importe n’est pas tant les éléments individuels (phonèmes, mots, individus, institutions) que les relations qu’ils entretiennent au sein d’un système global. La signification d’un élément ne lui est pas intrinsèque mais provient de sa position dans une structure, de ses différences et oppositions avec les autres éléments. Un mot, par exemple, ne signifie pas par une relation directe avec une chose mais par sa différence avec les autres mots dans le système de la langue.
Le structuralisme se caractérise par plusieurs principes méthodologiques. Le primat de la structure sur l’élément : le tout précède et détermine les parties. L’analyse synchronique plutôt que diachronique : étudier le système tel qu’il fonctionne à un moment donné plutôt que son évolution historique. La recherche de structures profondes universelles sous-jacentes à la diversité des manifestations de surface. L’anti-humanisme théorique : destituer le sujet conscient comme origine du sens au profit de structures inconscientes ou impersonnelles qui le déterminent. La formalisation : modéliser les structures de manière rigoureuse, souvent mathématique ou logique.
Le structuralisme émerge principalement en linguistique, puis s’étend à l’anthropologie, à la psychanalyse, au marxisme, à la critique littéraire, à la philosophie, dominant les sciences humaines françaises des années 1950-1960. Il représente une réaction contre l’existentialisme sartrien, l’historicisme et le psychologisme, proposant une approche plus « scientifique » des phénomènes humains.
Usage philosophique
Les origines du structuralisme remontent à la linguistique de Ferdinand de Saussure (1857-1913). Dans son Cours de linguistique générale (publié posthume en 1916 par ses élèves), Saussure opère une révolution théorique fondant la linguistique moderne. Il distingue la langue (système abstrait de signes partagé par une communauté) de la parole (utilisation individuelle concrète de ce système). La linguistique doit étudier la langue comme système synchronique plutôt que l’évolution diachronique des mots.
Saussure affirme que le signe linguistique est arbitraire : aucun lien naturel ne relie le signifiant (image acoustique, comme le mot « arbre ») au signifié (concept de l’arbre). Cette liaison est purement conventionnelle et varie selon les langues. Plus radicalement, Saussure soutient que « dans la langue, il n’y a que des différences sans termes positifs ». Un phonème n’a pas de propriété positive intrinsèque ; il existe uniquement par son opposition aux autres phonèmes du système (/p/ vs /b/, /t/ vs /d/). De même, les signifiés n’existent que par leurs différences mutuelles : « mouton » en français ne correspond pas exactement à « sheep » et « mutton » en anglais car le système de découpage conceptuel diffère.
Cette conception fait de la langue une structure, un système de différences et d’oppositions où chaque élément tire sa valeur de sa position dans le système total. Cette intuition saussurienne fonde le structuralisme : chercher les structures systémiques sous-jacentes plutôt que les éléments isolés.
Le Cercle linguistique de Prague (Roman Jakobson, Nikolaï Troubetzkoy) développe dans les années 1920-1930 une phonologie structurale analysant les systèmes phonologiques comme ensembles d’oppositions distinctives (traits binaires : voisé/non-voisé, nasal/oral, etc.). Jakobson exporte ensuite ces méthodes structurales à l’analyse poétique et littéraire.
Claude Lévi-Strauss (1908-2009) transpose le structuralisme de la linguistique à l’anthropologie, créant l’anthropologie structurale. Dans Les Structures élémentaires de la parenté (1949), il analyse les systèmes de parenté non comme collections d’individus liés par des relations biologiques, mais comme structures régies par des règles formelles d’échange matrimonial. La prohibition de l’inceste, universelle, constitue la règle fondamentale forçant l’échange entre groupes, créant ainsi la société.
Dans Anthropologie structurale (1958) et La Pensée sauvage (1962), Lévi-Strauss applique l’analyse structurale aux mythes, aux classifications totémiques, aux systèmes culinaires. Les mythes de sociétés différentes présentent des variations infinies en surface, mais révèlent des structures profondes communes : oppositions binaires (nature/culture, cru/cuit, vie/mort) et transformations logiques. Un mythe n’a pas de sens isolément mais uniquement par ses transformations d’un mythe à l’autre. Lévi-Strauss cherche ainsi les structures universelles de l’esprit humain (pensée mythique) s’exprimant à travers la diversité culturelle.
Cette anthropologie structurale implique un anti-humanisme théorique radical. Lévi-Strauss affirme que « le but dernier des sciences humaines n’est pas de constituer l’homme mais de le dissoudre ». Les individus ne créent pas consciemment les structures culturelles ; ils sont agis par elles. Les structures de parenté, les mythes, les classifications fonctionnent comme des langages inconscients structurant l’expérience sans que les sujets en aient conscience. Lévi-Strauss cite avec approbation la phrase de Sartre : « Le marxisme avait raison, nous n’étions que des cons » — reconnaissant que l’existentialisme humaniste qui faisait du sujet la source du sens était illusoire face aux déterminations structurales inconscientes.
Jacques Lacan (1901-1981) restructure radicalement la psychanalyse freudienne dans une perspective structuraliste linguistique. Dans ses Écrits (1966) et ses Séminaires, Lacan affirme que « l’inconscient est structuré comme un langage ». Les processus primaires identifiés par Freud (condensation, déplacement) correspondent aux tropes linguistiques (métaphore, métonymie). Le sujet de l’inconscient n’est pas une substance psychologique mais un effet de la structure symbolique du langage.
Lacan distingue trois registres structurant l’expérience humaine : l’Imaginaire (ordre de l’image, de l’identification spéculaire, du moi comme illusion), le Symbolique (ordre du langage, de la loi, du signifiant, qui structure l’inconscient), et le Réel (ce qui échappe au symbolique et à l’imaginaire, l’impossible). Le sujet lacanien est « barré » ($), divisé par le langage, décentré, aliéné dans le signifiant. « Je pense où je ne suis pas, je suis où je ne pense pas. » Cette formulation renverse le cogito cartésien : le sujet conscient n’est pas maître mais effet de structures linguistiques et symboliques qui le précèdent.
Louis Althusser (1918-1990) propose une relecture structuraliste de Marx dans Pour Marx (1965) et Lire Le Capital (1965). Contre l’humanisme marxiste qui fait de l’homme le sujet de l’histoire, Althusser affirme que l’histoire est un « procès sans sujet » mû par des structures (rapports de production, modes de production, idéologie). Les individus sont des « supports » (Träger) des rapports de production, non des acteurs autonomes.
Althusser distingue le « jeune Marx » humaniste (manuscrits de 1844) du « Marx mature » scientifique structuraliste (Le Capital). Il opère une « coupure épistémologique » entre les deux. Le concept central devient celui de structure ou de mode de production : ensemble articulé de l’économique, du politique et de l’idéologique, avec « détermination en dernière instance par l’économique » mais « autonomie relative » des autres instances. Cette structure possède une « causalité structurale » propre, irréductible à la causalité linéaire.
Althusser développe également une théorie structuraliste de l’idéologie : les « appareils idéologiques d’État » (école, famille, église, médias) « interpellent les individus en sujets », les constituant comme tels. Le sujet n’est pas origine mais effet de l’interpellation idéologique. Cette thèse anti-humaniste radicale (« l’histoire est un procès sans sujet ») suscite controverses et critiques, notamment de la part d’humanistes marxistes.
Michel Foucault (1926-1984), bien qu’il récuse souvent l’étiquette de structuraliste, développe dans ses premières œuvres des analyses structurales. Dans Les Mots et les Choses (1966), il analyse les épistémès, structures inconscientes qui configurent le savoir d’une époque sans que les penseurs en aient conscience. L’épistémè classique (XVIIe-XVIIIe siècle) structure différemment la connaissance que l’épistémè moderne (depuis le XIXe siècle). Ces structures profondes déterminent ce qui peut être pensé, dit, connu à une époque donnée.
Foucault affirme également la « mort de l’homme » : « l’homme » comme objet et sujet de connaissance est une invention récente de l’épistémè moderne qui « s’effacera, comme à la limite de la mer un visage de sable ». Cette proclamation structuraliste destitue l’humanisme : l’homme n’est pas fondement éternel mais configuration historique éphémère des structures de savoir.
Dans L’Archéologie du savoir (1969), Foucault systématise sa méthode structurale, analysant les « formations discursives » comme systèmes de règles déterminant ce qui peut être énoncé. Cependant, Foucault s’éloignera progressivement du structuralisme vers une « généalogie » d’inspiration nietzschéenne intégrant pouvoir, pratiques et historicité.
Roland Barthes (1915-1980) applique le structuralisme à la critique littéraire et à la sémiologie. Dans Mythologies (1957), il analyse les « mythes » de la culture de masse comme systèmes sémiologiques de second ordre. Dans S/Z (1970), il effectue une lecture structurale minutieuse d’une nouvelle de Balzac, identifiant les codes narratifs sous-jacents. Barthes proclame « la mort de l’auteur » : le sens d’un texte ne réside pas dans l’intention de l’auteur mais dans les structures textuelles et les codes culturels que le lecteur active.
Jacques Derrida (1930-2004), dans L’Écriture et la différence (1967) et De la grammatologie (1967), inaugure le post-structuralisme en critiquant le structuralisme de l’intérieur. Il reproche au structuralisme de maintenir une métaphysique de la présence et de chercher des structures stables, des centres, des signifiés transcendantaux. Derrida propose la déconstruction : montrer comment tout système structural contient des apories, des indécidabilités, des jeux de « différance » (avec un ‘a’) qui empêchent toute clôture structurale définitive. Le post-structuralisme derridien radicalise le structuralisme en montrant l’instabilité interne de toute structure.
Gilles Deleuze (1925-1995), dans Différence et répétition (1968) et Logique du sens (1969), propose une lecture critique du structuralisme. Il distingue les « mauvaises structures » (figées, transcendantes) des « bonnes structures » (productrices, immanentes). La structure n’est pas un système clos mais un champ problématique virtuel qui s’actualise différemment. Deleuze valorise la différence, le devenir, la multiplicité contre l’identité structurale fixe.
La linguistique de Noam Chomsky (né en 1928), bien que structurale en un sens (cherchant les structures syntaxiques universelles, la « grammaire générative »), diffère profondément du structuralisme européen. Chomsky postule des structures innées, biologiquement déterminées (« grammaire universelle »), là où Saussure et Lévi-Strauss voient des systèmes conventionnels ou culturels. De plus, Chomsky critique l’empirisme comportementaliste et défend le rôle créatif du sujet parlant, s’opposant ainsi à l’anti-humanisme structuraliste français.
Les critiques du structuralisme sont multiples. L’humanisme (Sartre) reproche au structuralisme de nier la liberté, la créativité, la subjectivité humaine, réduisant l’homme à un support de structures impersonnelles. L’historicisme critique l’analyse synchronique qui néglige le devenir historique, le changement, les ruptures. Le marxisme humaniste (E.P. Thompson) rejette la destitution de l’agency des acteurs sociaux au profit de structures abstraites. La phénoménologie (Ricœur) conteste l’évacuation du vécu, du sens intentionnel, de l’expérience consciente. Le pragmatisme et l’ethnométhodologie soulignent que les structures ne fonctionnent que par les pratiques concrètes des acteurs qui les actualisent, les interprètent, les transforment.
Paul Ricœur, dans Le Conflit des interprétations (1969), tente une médiation entre structuralisme et herméneutique. Le structuralisme révèle les conditions inconscientes du sens, mais l’herméneutique montre que le sens doit être interprété, approprié par des sujets. Les deux approches sont complémentaires plutôt qu’opposées.
Le structuralisme a profondément influencé les sciences humaines au-delà de la France : l’anthropologie (Edmund Leach), la critique littéraire (Northrop Frye), la psychologie (Jean Piaget identifie les structures cognitives développementales), la sociologie (Pierre Bourdieu, bien que critique, utilise la notion de structure sociale incorporée dans l’habitus).
Cependant, à partir des années 1970, le structuralisme décline face à la montée du post-structuralisme, du postmodernisme, du retour du sujet et de l’acteur. Les événements de Mai 68 révèlent les limites d’une pensée qui semblait nier la capacité d’action transformatrice des sujets historiques. Le « retour de l’acteur » (Alain Touraine) valorise à nouveau l’agency, l’intentionnalité, la réflexivité.
Néanmoins, l’héritage structuraliste demeure considérable. Il a définitivement établi que les phénomènes humains ne peuvent être compris isolément mais seulement relationnellement, au sein de systèmes. Il a développé des outils analytiques rigoureux pour les sciences humaines. Il a démontré l’existence de structures inconscientes ou impensées qui configurent notre expérience. Il a décentré le sujet conscient, anticipant les découvertes contemporaines en sciences cognitives et neurosciences sur les processus inconscients.
Le structuralisme représente ainsi un moment crucial de l’histoire intellectuelle, cette ambition de penser les phénomènes humains avec la rigueur des sciences exactes, de découvrir les lois universelles sous la diversité empirique, de révéler les structures profondes sous les apparences de surface. Qu’on le considère comme scientisme réducteur ou comme progrès méthodologique décisif, le structuralisme a définitivement transformé notre compréhension de la langue, de la culture, de l’inconscient, de la société, nous forçant à reconnaître que nous sommes moins transparents à nous-mêmes, moins maîtres de nos productions symboliques, moins libres de nos déterminations structurales que l’humanisme classique ne le pensait — reconnaissance peut-être désenchantée mais lucide de la condition humaine comme être parlant, social et culturel, toujours déjà inscrit dans des systèmes qui le précèdent et le dépassent.