Définition et étymologie
La religion désigne un ensemble de croyances, de pratiques rituelles, de normes morales et d’institutions par lesquels les êtres humains entrent en relation avec le sacré, le divin ou le transcendant. L’étymologie du terme demeure débattue. Cicéron, dans De natura deorum, le fait dériver de relegere (relire, recueillir avec soin, observer scrupuleusement), soulignant l’attention méticuleuse portée aux rites. Lactance et Tertullien, auteurs chrétiens, privilégient religare (relier, attacher), évoquant le lien qui unit l’homme à Dieu. Cette seconde étymologie, bien que philologiquement contestée, s’est imposée dans la tradition occidentale : la religion relie les humains au divin et les humains entre eux dans une communauté de foi.
La religion se caractérise généralement par plusieurs éléments : un système de croyances concernant des réalités transcendantes ou sacrées ; des pratiques rituelles (prière, sacrifice, célébrations) ; une dimension communautaire (Église, umma, sangha) ; un corpus de textes révélés ou sacrés ; une éthique prescrivant comportements et interdits ; une expérience du sacré ou du divin.
Définir la religion pose cependant des difficultés considérables. Les définitions substantialistes (la religion implique nécessairement la croyance en des êtres surnaturels) excluent certaines traditions comme le bouddhisme originel ou le confucianisme. Les définitions fonctionnalistes (la religion remplit certaines fonctions sociales ou psychologiques) risquent d’englober des phénomènes non religieux comme les idéologies politiques totalitaires. Cette difficulté définitionnelle révèle l’hétérogénéité du phénomène religieux à travers les cultures et les époques.
Usage philosophique et développements
Dans l’Antiquité grecque, la distinction entre philosophie et religion se dessine progressivement. Les présocratiques développent des cosmologies rationnelles qui concurrencent les mythologies traditionnelles. Xénophane critique l’anthropomorphisme des dieux homériques : si les chevaux avaient des dieux, ils les représenteraient comme des chevaux. Cette critique rationaliste inaugure la théologie philosophique, qui soumet les représentations religieuses à l’examen critique de la raison.
Platon, dans la République et les Lois, propose une réforme religieuse fondée sur la philosophie. Il critique les mythes immoraux d’Homère et d’Hésiode qui attribuent aux dieux des comportements répréhensibles. Contre la religion populaire, il affirme que Dieu (le Bien, le Démiurge) est parfaitement bon, immuable, véridique. La véritable piété consiste en la connaissance philosophique et la pratique de la justice. Platon distingue ainsi religion naturelle (accessible à la raison) et religion révélée (transmise par les mythes et les traditions).
Aristote développe une théologie philosophique dans la Métaphysique : le Premier Moteur immobile, Pensée de la Pensée, constitue le principe divin qui meut l’univers par attraction finale. Cette divinité impersonnelle et contemplative diffère radicalement des dieux anthropomorphes de la religion populaire. Aristote esquisse une tension durable entre religion philosophique (rationnelle, abstraite) et religion populaire (cultuelle, mythologique).
Les stoïciens proposent une interprétation allégorique et panthéiste de la religion traditionnelle. Zeus représente le logos universel, la raison divine immanente au cosmos. La vraie piété consiste à vivre conformément à cette raison naturelle. Cette religiosité philosophique influence profondément le christianisme naissant, notamment chez les Pères de l’Église.
Épicure développe une critique radicale de la religion traditionnelle. Dans sa Lettre à Ménécée, il affirme que la crainte des dieux et de la mort constitue la source principale du malheur humain. Les dieux existent mais vivent dans les intermondes, parfaitement heureux et indifférents aux affaires humaines. La vraie piété consiste à les contempler comme modèles de béatitude, non à les craindre ou à espérer leurs faveurs. Cette démythologisation libératrice vise l’ataraxie (absence de trouble).
Le christianisme transforme radicalement le paysage religieux occidental en introduisant des concepts nouveaux : un Dieu personnel créateur ex nihilo, l’incarnation divine en Jésus-Christ, la résurrection des corps, le salut par la grâce. Les Pères de l’Église (Augustin, Origène, Grégoire de Nysse) élaborent une théologie philosophique intégrant Platon et le néoplatonisme.
Saint Augustin, dans La Cité de Dieu (413-426), distingue deux cités mystiques : la Cité terrestre, fondée sur l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, et la Cité céleste, fondée sur l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi. Cette opposition structure la compréhension chrétienne de l’histoire et de la société. Augustin développe également une philosophie de la foi : Credo ut intelligam (je crois pour comprendre). La foi précède la raison mais cherche l’intelligence rationnelle.
Au Moyen Âge, la scolastique élabore une synthèse sophistiquée entre foi et raison. Thomas d’Aquin, dans la Somme théologique, distingue vérités accessibles à la raison naturelle (existence de Dieu, immortalité de l’âme) et vérités de foi révélées (Trinité, Incarnation, Résurrection). La philosophie et la théologie collaborent harmonieusement, la première préparant à la seconde. Thomas propose cinq voies rationnelles démontrant l’existence de Dieu : preuve cosmologique (première cause), téléologique (finalité), de contingence, des degrés de perfection, du gouvernement du monde.
Les mystiques médiévaux (Bernard de Clairvaux, Maître Eckhart, Thérèse d’Avila, Jean de la Croix) privilégient l’expérience directe du divin sur la théologie rationnelle. La via negativa (théologie négative) affirme que Dieu transcende toute détermination conceptuelle : on ne peut dire ce qu’il est, seulement ce qu’il n’est pas.
La Réforme protestante (Luther, Calvin) réagit contre la scolastique et le ritualisme catholique. Luther affirme le salut par la foi seule (sola fide), la grâce seule (sola gratia), l’Écriture seule (sola scriptura). Cette théologie de la foi radicale relativise les œuvres, les institutions ecclésiales et la raison philosophique. Pascal, dans les Pensées, oppose le « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » au « Dieu des philosophes et des savants » : le Dieu vivant de la foi contre l’abstraction métaphysique.
Les Lumières développent une critique rationnelle de la religion. La religion naturelle, accessible à la raison universelle, se distingue des religions révélées, jugées superstitieuses et obscurantistes. Voltaire combat le fanatisme religieux (Traité sur la tolérance, 1763) tout en défendant le déisme : un Dieu créateur rationnel, garant de la moralité. Kant, dans La Religion dans les limites de la simple raison (1793), réduit la religion à sa dimension morale : la vraie religion consiste à accomplir nos devoirs comme s’ils étaient des commandements divins. Les dogmes, rituels et institutions ecclésiales sont secondaires, parfois nuisibles s’ils étouffent l’autonomie morale.
Hegel propose une philosophie spéculative de la religion dans ses Leçons sur la philosophie de la religion. La religion représente une forme de l’Esprit absolu, expression symbolique et représentative de la vérité que la philosophie exprime conceptuellement. Le christianisme constitue la « religion absolue » car il pense l’unité du fini et de l’infini dans l’Incarnation. Cependant, la philosophie dépasse la religion en transformant la représentation imagée en concept rationnel.
Le XIXe siècle voit émerger des critiques radicales de la religion. Feuerbach, dans L’Essence du christianisme (1841), propose une interprétation anthropologique : Dieu est une projection des qualités humaines aliénées et hypostasiées. La religion exprime l’essence de l’homme, mais sous forme inversée, aliénée. Il faut réapproprier ces qualités : « l’homme fait la religion, la religion ne fait pas l’homme ».
Marx radicalise cette critique dans sa dimension socio-économique. La religion est « l’opium du peuple » : elle console illusoirement les opprimés de leur misère terrestre en promettant une compensation céleste, détournant ainsi l’énergie révolutionnaire. Elle légitime l’ordre social injuste en le présentant comme voulu par Dieu. L’émancipation humaine exige l’abolition de la religion comme conscience illusoire d’un monde inversé.
Nietzsche proclame la « mort de Dieu » dans Le Gai Savoir (1882) et Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885). Cette mort ne désigne pas la simple disparition de la croyance mais l’effondrement des valeurs transcendantes qui structuraient la civilisation occidentale. Le christianisme, « platonisme pour le peuple », constitue une morale d’esclaves fondée sur le ressentiment contre la vie. L’avenir appartient au surhomme qui crée ses propres valeurs par-delà bien et mal, affirmant la vie dans sa totalité, y compris souffrance et tragédie.
Freud développe une interprétation psychanalytique dans L’Avenir d’une illusion (1927) et Moïse et le monothéisme (1939). La religion constitue une névrose obsessionnelle collective, projection du complexe paternel infantile. Dieu représente le père tout-puissant idéalisé, protecteur et législateur. La religion console face à l’impuissance humaine devant la nature et la mort, mais au prix d’une infantilisation. La maturité psychique exige de renoncer à ces illusions consolatrices.
Durkheim propose une sociologie fonctionnaliste dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912). La religion remplit des fonctions sociales essentielles : elle renforce la cohésion du groupe, sacralise les normes collectives, fournit un système de représentations partagées. Le « sacré » représente la société transfigurée et adorée. Cette approche reconnaît l’importance sociale de la religion sans se prononcer sur sa vérité théologique.
Max Weber analyse les relations entre éthique religieuse et développement économique dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1905). L’ascétisme intramondain du calvinisme, avec sa valorisation du travail et de l’épargne comme signes de prédestination, a favorisé l’émergence du capitalisme moderne. Cette thèse illustre l’influence causale des idées religieuses sur les structures socio-économiques.
La phénoménologie de la religion (Rudolf Otto, Mircea Eliade, Gerardus van der Leeuw) étudie l’expérience religieuse pour elle-même. Otto, dans Le Sacré (1917), décrit le numineux comme expérience du mysterium tremendum et fascinans : mystère qui fait trembler et fascine. Cette expérience du « tout autre » constitue le noyau irréductible du phénomène religieux.
Au XXe siècle, des théologiens renouvellent la pensée religieuse. Karl Barth rejette la religion naturelle et la théologie libérale au profit d’une théologie de la Révélation radicale. Paul Tillich conçoit Dieu comme « fondement de l’être », réponse à l’angoisse existentielle du néant. Dietrich Bonhoeffer appelle à un « christianisme non religieux », débarrassé des formulations métaphysiques obsolètes.
La philosophie analytique de la religion examine rigoureusement les arguments théistes. Alvin Plantinga défend la rationalité de la croyance religieuse sans preuve démonstrative, comme « croyance proprement basique ». Richard Swinburne mobilise la théorie des probabilités pour évaluer les arguments théistes. Les nouveaux athées (Dawkins, Dennett, Harris, Hitchens) critiquent vigoureusement les religions au nom de la science et de la rationalité.
La mondialisation favorise le dialogue interreligieux et le pluralisme religieux. John Hick propose un pluralisme inclusif : les grandes religions constituent des réponses culturellement diverses à la même Réalité ultime. Cette position suscite des débats sur la possibilité de respecter l’altérité religieuse sans relativisme.
La religion demeure ainsi un phénomène complexe et ambivalent que la philosophie continue d’interroger : source de sens et de transcendance ou illusion aliénante ? Fondement de la moralité ou facteur de violence ? Dimension essentielle de l’humain ou vestige archaïque destiné à disparaître ? Ces questions structurent encore les débats contemporains sur la place du religieux dans les sociétés sécularisées.