Définition et Étymologie
Le terme Vécu est le participe passé substantivé du verbe « vivre ». Il ne désigne pas l’existence ou la vie au sens biologique, ni même l’ensemble des faits objectifs qui constituent une biographie, mais le caractère subjectif de l’expérience. Le vécu est la manière dont un individu éprouve intérieurement et personnellement les événements, les situations ou les états qui lui arrivent.
C’est l’expérience telle qu’elle est appréhendée « de l’intérieur », à la première personne. Le vécu est fait de l’ensemble des sensations, émotions, pensées, souvenirs et perceptions qui constituent le flux de la conscience d’un sujet. Il est par nature qualitatif, privé et difficilement transmissible dans sa totalité.
On peut, par exemple, décrire objectivement les faits d’un accident : la vitesse des véhicules, la météo, les dégâts matériels. Le vécu de l’accident, en revanche, c’est la peur ressentie par le conducteur, la confusion des sons, la distorsion subjective du temps, la douleur, le choc émotionnel. Le fait est public et vérifiable ; le vécu est intime et singulier. En philosophie, ce concept est souvent lié au terme allemand Erlebnis, qui signifie « expérience vécue » et qui a été un concept technique central.
Usage en Philosophie
Le concept de vécu est devenu central au tournant du vingtième siècle, notamment avec la phénoménologie, un courant philosophique qui a voulu faire de l’analyse du vécu sa méthode principale.
Avant cela, le philosophe Wilhelm Dilthey avait insisté sur l’importance de l’Erlebnis (le vécu) pour fonder les « sciences de l’esprit » (les sciences humaines) en opposition aux « sciences de la nature ». Selon Dilthey, si la nature s’explique par des lois causales objectives, l’histoire et les productions humaines, comme l’art ou la religion, se « comprennent ». Cette compréhension (Verstehen) passe par la capacité à ressaisir le vécu des acteurs historiques, à se transposer dans leur monde intérieur.
C’est Edmund Husserl, le fondateur de la phénoménologie, qui a fait du vécu la pierre angulaire de la philosophie. Pour Husserl, la science et la psychologie objective ont oublié l’essentiel : le monde tel qu’il nous apparaît. La philosophie doit donc « retourner aux choses mêmes », c’est-à-dire au vécu, au flux de la conscience.
Le vécu, pour Husserl, est l’ensemble des actes de la conscience. Tout vécu est caractérisé par l’intentionnalité : il est toujours « vécu de quelque chose ». Une perception est vécu d’un objet perçu ; un souvenir est vécu d’un événement passé ; une émotion est vécu d’une situation. Le vécu n’est pas un chaos de sensations, mais une structure signifiante. La méthode phénoménologique, l’épochè (ou suspension du jugement), consiste à mettre de côté la question de l’existence réelle du monde extérieur pour ne décrire que le vécu pur, la manière dont le monde se donne à la conscience.
Maurice Merleau-Ponty a profondément enrichi cette analyse en critiquant l’intellectualisme de Husserl. Pour Merleau-Ponty, le vécu n’est pas d’abord celui d’une conscience pure et désincarnée. Le vécu fondamental est celui du corps propre. Nous n’avons pas un corps, nous sommes notre corps. Le vécu est donc d’abord un vécu corporel, une manière d’être-au-monde par la perception, la motricité et l’affectivité. L’expérience vécue de l’espace n’est pas la connaissance de l’espace géométrique ; c’est le « je peux » de mon corps qui se sait capable d’atteindre un objet ou de se mouvoir.
Jean-Paul Sartre, dans L’Être et le Néant, utilise aussi le concept de vécu pour décrire la structure de l’existence. Le vécu est le tissu même de notre conscience immédiate, de notre présence au monde. Mais ce vécu est marqué par la contingence, l’angoisse et la liberté. L’expérience vécue de la « Nausée », par exemple, est le vécu de la contingence pure de l’existence : le fait que les choses sont là sans raison, de manière brute.
En résumé, le concept de vécu en philosophie permet d’insister sur l’irréductibilité de l’expérience subjective. Il marque la limite de toute explication purement objective ou scientifique. Un neurologue peut décrire en totalité les processus cérébraux qui accompagnent la perception de la couleur rouge, mais il ne décrira jamais le vécu même de voir du rouge.